Inferno : Lasciate Ogne Speranza Voi Ch’Intrate

Laissez toute espérance, vous qui entrez – telle est l’inscription que trouvent Dante et Virgile à l’entrée de l’Enfer, dans le troisième chant de la Divine ComédieLasciate Ogne Speranza, c’est aussi le nom d’un des scénarios d’Inferno : Guelphs and Ghibellines Vie for Tuscany, 1259-1261 de Volko Ruhnke et Enrico Acerbi. Il s’agit d’un jeu d’histoire pour deux joueurs qui fait partie de la série Levy & Campaign.

Le conflit médiéval simulé par le troisième opus de la série se déroule cette fois-ci en Toscane et oppose les villes Guelfes aux villes Gibelines. Contrairement à Nevsky où les territoires des deux factions en jeu étaient délimités de façon claire, dans Inferno, ce sont plutôt deux allégeances qui s’affrontent : le camp Guelfe est soutenu par la Papauté, le camp Gibelin, par la maison des Hohenstaufen.

Les joueurs feront ainsi l’expérience des changements répétés d’alliances de ce conflit, ce qui aura pour effet qu’une même place forte pourra changer de camp plusieurs fois au cours d’une partie, par les effets des mécanismes de trahison, de révolte ou encore de capitulation. L’apex du conflit sera atteint avec la Bataille de Montaperti du 4 septembre 1260 qui se solde avec la mort de plusieurs dizaines de milliers de Toscans et la victoire des Gibelins.

Appartenant au parti Guelfe, Dante, florentin de naissance, fera de nombreuses références à la Bataille de Montaperti dans sa Divine Comédie, en dialoguant avec des personnages de l’un et de l’autre camp, parmi lesquels Farinata degli Uberti (un exilé florentin du camp des Gibelins) ou Provenzano Salvani (l’un des Seigneurs du camp des Gibelins).

Jouer à Inferno peut donc être tout à la fois l’occasion d’aborder une partie de l’histoire de la Toscane, de se plonger dans la lecture de quelques chants de la Divine Comédie et d’apprendre à composer avec le hasard des alliances changeantes. Rejoignez-moi dans ce périple historico-ludique et, si possible, armez-vous de chance aux dés et de monnaies sonnantes et trébuchantes pour soudoyer les villes de Toscane.

 

Le matériel de jeu avec l’ensemble des Seigneurs rassemblés (photo de Volko Ruhnke)

 

Climat tempéré et terres fertiles

Rappelons que les jeux de la série Levy & Campaign ont pour objectif de simuler les conditions matérielles, sociales, politiques et militaires dans lesquelles se déroulaient les conflits au Moyen-Âge. Mais il se trouve que la Toscane du XIII siècle, c’est une terre d’abondance et de richesse car les sols et le climat sont très favorables à la production agricole et à l’essor des villes et des forteresses.

Contrairement à Nevsky, dans lequel il fallait adapter les moyens de transport des provisions à la saison, dans Inferno, tous les Seigneurs peuvent utiliser des charrettes à n’importe quelle saison. Le Seigneur de Pise peut également utiliser des bateaux pour traverser l’Arno et se rendre dans n’importe quel port le long de ce fleuve.

L’aspect logistique du jeu est donc grandement facilité. De plus, chaque place forte fournit autant de provisions que sa taille (un, deux ou trois) et, si les joueurs ont choisi la capacité Stores and Well Water, ils pourront recevoir jusqu’à quatre provisions de chacun de leurs sièges. La seule condition est alors de disposer des charrettes nécessaires pour réaliser le trajet et transporter toutes ces provisions.

Enfin, l’hiver pendant lequel on joue seulement quatre cartes dure un seul tour. Avec la chaleur de l’été, chaque joueur pourra utiliser six cartes pour activer ses Seigneurs. Avec le doux climat d’automne et du printemps, on jouera sept cartes par joueur. Notons également que les sols sont tellement fertiles qu’on retire la moitié de marqueurs Pillage à la fin de chaque printemps et de chaque automne. 

Le calendrier d’Inferno indique les tours de jeu et la saison correspondant à chaque tour. Le printemps (vert) et l’été (orange) durent chacun deux tours, l’hiver (bleu ciel) et l’automne (rose), un tour.

 

Ne devient pas podestà qui veut

Une autre nouveauté qu’introduit Inferno par rapport aux deux autres volumes de la série Levy & Campaign (Nevsky et Almoravid), c’est la distinction qu’il introduit entre les Seigneurs et les Podestà. Les Podestà représentent des Seigneurs rémunérés par une commune pour la gouverner. Il s’agissait, en effet, d’un citoyen de renom extérieur à la ville que l’on appelait pour garantir l’impartialité dans l’exercice du gouvernement.

Dans Inferno, la faction avec le plus grand nombre de Podestà, ce sont les Guelfes, dans la mesure où les communes d’Arezzo, Lucca, Colle et Firenze appartiennent originairement à cette faction. À l’inverse, les Gibelins font appel à l’aide extérieure de Manfredi, Roi de Sicile de la maison des Hohenstaufen, qui les soutient en envoyant des seigneurs d’Italie du Sud ou des chevaliers germaniques.

Les tapis de Provenzano Salvani, noble chef militaire de Sienne, et du Comte Giordano d’Agliano, cousin du Roi de Sicile. Tous les deux dirigent des armées composées de Ritter, des chevaliers germaniques envoyés en renfort par le roi.

 

Pour payer un Podestà et prolonger ainsi la durée de son service, il faudra donc dépenser deux pièces, au lieu d’une. La contrepartie, c’est que l’action Taxer réalisée par un Podestà rapportera deux pièces. Cela s’avère particulièrement utile pour deux raisons. Premièrement, les Gibelins tireront profit du statut de Podestà de Siena pour payer les autres Seigneurs grâce aux pièces récupérées par la taxation.

Deuxièmement, les pièces seront également très utiles pour les investir dans les cartes Trahison. Pour convaincre une place forte de rallier notre camp, nous pourrons ainsi lui proposer jusqu’à quatre pièces. Nous lancerons alors un, deux ou trois dés, en fonction de la taille de la place forte. Si le résultat de ces dés est inférieur au nombre de pièces proposées, nous dépensons ces pièces et gagnons l’allégeance de la place forte.

Hormis les deux Seigneurs Guelfes de Lombardie, tous les Seigneurs Guelfes toscans sont des Podestà.

 

Des places fortes bien protégées

Contrairement à Nevsky où il y avait un petit nombre de forteresses et un plus grand nombre de villages et de territoires agricoles, dans la Toscane d’Inferno, il y a des forteresses partout. La mauvaise nouvelle pour les joueuses et joueurs qui aiment prendre d’assaut les places fortes à tour de bras, c’est qu’elles sont bien gardées. Toutes les forteresses – châteaux, villes et cités – ont des murailles plus hautes.

Dans le jeu, cela se traduit par la nécessité d’obtenir des résultats plus hauts aux dés (des cinq et des six) pour infliger des dégâts à la garnison et au Seigneur ennemi qui se serait retiré dans la forteresse. La garnison est également plus costaude et un assiégeant impréparé et trop sûr de lui pourrait bien y laisser les plumes. Prenons les villes par exemple, c’est-à-dire les places fortes de taille 2.

La portion nord-ouest de la carte d’Inferno : ici les Gibelins ont réussi l’exploit de faire capituler la cité de Lucca, ainsi qu’un grand nombre de villes et de châteaux. Siena, Pisa et Provenzano sont en plein siège de San Miniato.

 

Pour parvenir à conquérir et à saccager une ville, il faudra avoir mis en déroute deux chevaliers (Cavalieri), deux hommes d’armes (Men at Arms) et deux porteurs d’armes (Armigeri). Autant dire qu’avec des murailles si hautes et une garnison avec des armures et des chevaux, il est pratiquement impossible qu’un Seigneur parvienne à conquérir une ville en un seul round de combat.

Souvent, on préférera alors s’en prendre aux petits châteaux et pousser les villes et les cités à se rendre, en évitant ainsi l’affrontement direct. Mais là aussi, il faudra une bonne dose de persévérance, surtout pour les cités. Chaque fois qu’un Seigneur assiège une forteresse, il peut demander à la ville de se rendre. Le fonctionnement de la capitulation est vite intégré et comparable à celui des cartes Trahison (Treachery).

On lance autant de dés que la taille de la forteresse – un, deux ou trois, donc. Si le résultat de chaque dé est égal ou inférieur au nombre de marqueurs Siège, alors la forteresse se rend. Et comme les nouvelles se répandent vite en Toscane, la faction gagnante aura également le droit de tenter sa chance en incitant d’autres places fortes à se révolter. En revanche, si la forteresse ne se rend pas, le siège continue.

 

Carrocci et Comuni

Firenze et Siena étant deux républiques majeures du Moyen Âge italien, elles disposent toutes les deux d’une milice locale rattachée à leurs Podestà respectifs, appelée Comune. Formée de chevaliers, de porteurs d’armes et de paysans, les membres de la milice communale étaient rémunérés en fonction de leurs capacités et de leur expérience. Le Comune est composé d’un nombre important d’unités qui a pour effet d’accroître considérablement la capacité d’attaque et de défense de chaque camp.

Il intervient seulement après d’un appel aux armes (Call to Arms), c’est-à-dire lorsque des Événements de type Déclaration de Guerre ou un déséquilibre trop important à la faveur d’une faction, justifient la mobilisation d’un grand nombre de troupes en vue d’une bataille. Les Gibelins utiliseront leur Comune pour s’attaquer à des Seigneurs Guelfes peu préparés ou pour prendre d’assaut une forteresse.

Mais, face à l’arrivée massive du Comune de Florence, ils auront tout intérêt à éviter l’affrontement direct avec celui-ci puisqu’il pourrait se résoudre par une sanglante débâcle. En effet, faire appel au Comune ne présente pas que des avantages. Il y a tout d’abord la vulnérabilité potentielle du Carroccio, ce grand carrosse qui arborait le blason de la ville et son saint protecteur : si le camp adverse défait le Podestà de Sienne ou de Florence, il est capturé et rapporte deux points de victoire.

La supériorité militaire des Guelfes est compensée, dans Inferno, par un placement plus avantageux sur la carte des Seigneurs et des Forteresses gibelines.

 

Un autre élément qu’il faudra également prendre en compte, c’est la nécessité de dépenser un plus grand nombre de Provisions pour nourrir cette milice communale. Avec leur Comune entièrement recruté, les Commandants Guelfe et Gibelin doivent dépenser trois provisions chaque fois qu’ils se déplacent, assiègent ou combattent.

 

Gérer des probabilités dans l’enfer de l’instabilité politique

À n’en point douter, Inferno s’adresse à un public de joueurs experts curieux et intéressés par l’histoire qu’il raconte. Je ne pense pas qu’il faille être un wargamer endurci pour y jouer, mais il faut tolérer l’affrontement et prendre plaisir aux revirements de situation et à une bonne dose de hasard pour l’apprécier. Même s’il fait partie de la série Levy & Campaign, l’expérience de jeu est très différente des précédents volumes.

L’aspect logistique d’acheminement et de transport des provisions est grandement facilité, tandis que les assauts des forteresses nécessitent beaucoup plus de réflexion et de préparation. On essayera plutôt de soudoyer les places fortes qui nous intéressent à l’aide des cartes Trahisons, de forcer les forteresses à se rendre par des sièges répétés et de susciter des révoltes en chaîne.

Ces mécanismes ajoutent une profondeur politique à Inferno que je ne trouve pas dans Nevsky, sans le complexifier outre mesure. L’instabilité politique provoque des renversements de situation spectaculaires dans chaque partie ou presque. Il n’est pas rare qu’une faction rattrape l’autre lors du dernier tour et finisse par remporter la partie d’un point ou d’un demi-point. Souvent, en jouant à Inferno, j’ai l’impression d’écrire et de vivre un conflit épique.

L’omniprésence des jets de dés rend les parties grisantes, mais pas incontrôlables. Les résultats des jets de dés sont évidemment hasardeux mais pas arbitraires et nous pouvons tenter de les infléchir à notre faveur. Élever nos engins de siège pour intimider une forteresse et l’assiéger plusieurs fois de suite, (ré)essayer de la soudoyer avec des pièces sonnantes et trébuchantes, voilà autant d’actions que les dés finiront bien par récompenser. En somme, au lieu de subir le hasard, on peut chercher à provoquer sa chance.

Lorsqu’une forteresse se révolte, à la suite d’une tentative de Trahison ou d’un jet de Révolte, le camp perdant obtient un prolongement de la durée de service de ses Seigneurs car des Exilés viennent renforcer ses rangs.

 

Du côté de l’esthétique du jeu, je suis conquis par les illustrations et les graphismes du matériel. On manipule des pièces en bois, on place et on retourne des marqueurs joliment illustrés, partout on retrouve les blasons des Seigneurs de chaque camp et les couleurs et les armoiries des deux factions. Le plateau central, avec sa carte et son calendrier, est également très réussi de mon point de vue.

À mes yeux de joueur non spécialiste d’histoire, le travail de recherche et de documentation historique semble très soigné et bien réalisé, avec un livret de jeu de plus de soixante pages dans lequel on retrouve des explications pour chaque carte, le récit de chaque scénario, des notes historiques, de conception et de développement, et même un mini-jeu pour simuler la grande bataille de Montaperti.

Les aides de jeu sont très – peut-être trop ? – complètes et la plupart du temps, on trouve toutes les informations nécessaires sur celles-ci, en dépit du caractère quelque peu procédurier de certaines phases du jeu. À mon avis, les formulations de certaines phrases des aides de jeu, des cartes ou encore du livret de règles pourraient être améliorées – mais c’est l’opinion de quelqu’un dont l’anglais n’est pas sa langue maternelle.

Nous sommes ici au début de la Campagne du deuxième tour (Scénario D. Arbia Colorata in Rosso, trois tours de jeu). Les Guelfes préparent probablement une offensive massive, tandis que les Gibelins chercheront à conquérir de nouvelles places fortes.

 

À mon sens, Inferno pourrait tout à fait constituer l’opus par lequel commencer l’exploration de la série Levy & Campaign, à condition de choisir un scénario court et simple (sans Call to Arms) et de lire attentivement l’exemple de partie et les conseils stratégiques du livret de jeu. Il me semble particulièrement adapté pour découvrir la série car les capacités et les événements des deux factions sont beaucoup moins asymétriques que dans les opus précédents.

En tout cas, si vous aimez vivre des parties épiques, avec un grand nombre de retournements de situation et que vous n’êtes pas trop compétitif, je vous le recommande chaudement – pour ma part, c’est mon jeu préféré de la série.

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