East India companies : Deo Ducente Nil Nocet

Amarrez vos bateaux, chargez les cargaisons ! L’Europe du XIXème siècle est friande de denrées exotiques en provenance de l’Inde. Finie la route de la soie terrestre, longue et périlleuse. Place aux navires à moteur ! Il y a du business à se faire.

Et vous, habile négociant, vous avez eu le nez fin pour sentir de bonnes opportunités.À la tête d’une des prestigieuses compagnies des indes, il va falloir commercer dur pour s’enrichir.

Un peu de contexte historique

 Du XVIIIème siècle au XIXème siècle, l’Inde a affirmé son statut de grande puissance manufacturière mondiale, fournissant à l’Europe de nouvelles denrées, comme le thé, les épices, la soie. Cela signe l’explosion du commerce international avec l’Asie. Plusieurs grandes compagnies européennes se partagent un commerce lucratif, instaurant spéculation boursière et concurrence farouche.

Initialement par voie terrestre, c’est la voie maritime qui prendra son apogée grâce essentiellement à quatre grandes  compagnies des indes orientales :

  • La East India company pour l’Angleterre (avec comme slogan « Deo Ducente Nil Nocet » soit « Dieu conduit, Rien ne nuit »)
  • La Vereenigde Oostindische Compagnie pour les Pays-Bas
  • La Svenska Ostindiska Companiet pour la Suède
  • La Compagnie orientale des Indes pour la France (avec comme slogan « Florebo quocumque ferar » soit « Je fleurirai partout où je serai porté« )

 

Celles-ci s’affronteront pour avoir la suprématie commerciale. Cela s’est évidemment fait sur le dos des populations locales, où famines et diverses guerres accompagneront cet essor économique. Le XXème siècle signera la fin du monopole européen sur ce commerce, notamment avec les guerres de l’Opium. Cette partie historique n’est pas abordée dans East India Compagnies, le jeu se limitant à la partie échanges commerciaux à sens unique, de l’Inde vers l’Europe.

 

La route des Indes

 

Dans East India companies, vous prenez la tête d’une de ces quatre compagnies maritimes européennes. À travers cinq périodes, de 1700 à 1900, vous allez faire prospérer votre entreprise en achetant des marchandises, au plus bas coût possible dans les comptoirs commerciaux indiens, pour les vendre, au plus haut coût possible sur le marché européen.

Au cours des périodes, la technologie maritime progressera, ce qui vous permettra de passer du navire à voile à celui à vapeur, plus rapide, plus puissant ou avec un meilleur tonnage.

Néanmoins, pas de négociation dans ce jeu, mais un habile tempo de placement pour récupérer le bon produit au bon moment.

 

Chaque période se décompose en cinq phases. Dans un premier temps, il s’agira de faire appel à des personnes influentes (gouverneur, armateur, capitaine, …) pour réaliser les actions de jeu. On est ici dans la partie « pose d’ouvriers du jeu« . On pourra ainsi acquérir des nouveaux bateaux, agrandir son port, construire un comptoir pour faire baisser les prix d’achats, obtenir un bonus pour les ventes, ou encore s’affranchir de certains coûts de voyage. 

Les actions des personnalités influentes

 

Nous aurons trois actions à faire sur cette phase, une par une par ordre d’initiative, certaines ne se déclenchant plus loin dans la période. Il n’y a pas de blocage d’actions par les autres joueurs, mais un coût d’une pièce à donner à ceux qui se seraient positionnés avant vous sur une action.

On ne pourra faire que les actions du personnage sur lequel on a placé son pion à la période précédente, ou celles des personnages adjacents. Il est quand même possible d’atteindre les autres, mais en perdant un tour.

 

La seconde phase est celle de la bourse. Par ordre d’initiative, on achètera des titres des compagnies adverses (ou les siennes) à leur montant en cours. Le montant des titres évoluera en fonction de leur achat, et des ventes lors de la phase de vente des marchandises. Ces titres vont permettront d’obtenir des dividendes en cours de jeu, mais surtout la victoire en fin de partie car on les revendra à leur valeur finale. Un titre acheté 4 sous en début de partie vous rapportera peut être le triple si il a bien grimpé.

Un bon commerçant programme bien le placement de sa flotte

Les trois phases suivantes sont véritablement le cœur du jeu : La programmation des bateaux, l’achat et la vente. Vous commencerez, dans ordre d’initiative, par placer les bateaux de votre flotte sur les trois différentes zones de navigation. Toutes proposent une denrée spécifique (soie/café/épice) et une commune (le thé). Certaines zones ont des coûts de voyage à payer immédiatement.

Le placement ici est primordial. Il définira qui se servira en premier dans les différentes marchandises, et donc bénéficiera des meilleurs prix. Les derniers auront souvent des prix très élevés, pour peu qu’il leur reste quelque chose. Les bateaux sont placés face cachée, car leur vitesse influera aussi sur l’ordre des achats.

 

 

L’offre (marché des indes) et la demande (marché de l’Europe)

Vient ensuite la phase d’achat. On commencera par rajouter des marchandises sur les différentes pistes du marché des Indes. Cela se fera par une valeur de dé, connue en début de tour, et d’une carte piochée au hasard. Cette dernière peut être choisie par un joueur s’il a pris l’action correspondante en début de tour.

Connaitre ce qui alimentera le marché est une information extrêmement précieuse. Ensuite, de la première zone de navigation à la troisième, on déterminera qui se sert en premier en fonction des bateaux placés. Les bateaux se serviront en fonction de leur vitesse. Plus on a un bateau rapide, plus vite on sera au port pour charger. le joueur remplira son bateau (de 1 à 3 ressources selon le tonnage) en se servant sur le marché et en payant le prix. Moins il y a de ressources disponibles, plus le prix est onéreux. Il est fréquent qu’au terme de cette phase, vos caisses soient vides, espérant un profit sur la phase suivante.

Enfin vient la phase de vente, où les bateaux arrivent en Europe. Comme pour l’achat, des dés et une carte modifieront le marché, mais cette fois en enlevant des ressources sur les pistes de marché de l’Europe.

Ainsi, les bateaux les plus rapides vendront en premier leur cargaison, les égalités de vitesse se réglant par l’ordre d’initiative. Inversement à la phase d’achat, les premiers à vendre le feront à bon prix, et les derniers risquent de ne pas rentrer dans leur frais. Il va donc falloir être malin pour bien doser l’offre et la demande.

Il sera néanmoins possible de ne pas acheter ou vendre lors de ces phases, pour temporiser et être prioritaire à la période suivante. Une stratégie commerciale qui peut s’avérer payante si les marchés suivent.

Tout exercice fiscal se valorise s’il est réussi. Pour finaliser la période, chaque joueur regardera le montant total de ses ventes. La comparaison entre joueurs et votre progression par rapport à la période précédente influeront positivement ou négativement, sur la valeur de vos titres, et définiront l’initiative du début de la prochaine période.

Au terme des cinq périodes de jeu, le joueur le plus riche grâce à l’argent dans ces coffres et les titres de propriété acquis remporte la partie.

Cette longue partie explication des règles peut être complétée par le Ludochrono.

 

C’est au commerce de s’adapter au jeu et non pas au jeu de s’adapter au commerce

East India companies est le second jeu de Pascal Ribault, qui s’est déjà illustré il y a quelques mois avec Virtù, l’art de gouverner. L’auteur change ici de registre en proposant un jeu centré entre l’offre et la demande, imbriquant plusieurs mécaniques de manière habile : pose d’ouvrier, programmation, pick&delivery. L’édition est signée Atalia, ce qui n’est pas dans ces habitudes, et qui réussi une réalisation soignée.

Avant de rentrer dans ma première partie, j’avais peur de me retrouver dans un n-ième jeu de pose d’ouvriers sur un thème de commerce. Il n’en est rien, East India Companies apporte bien d’autres choses.

Le plateau de jeu est lisible

Le premier contact visuel avec le jeu est réussi. D’une couverture de boîte que je trouve superbe (j’ai un faible pour les illustrations de bateaux du XVIIIème siècle), le plateau de jeu pose directement le thème avec une carte jaunie des Indes orientales et de larges croquis des personnalités utilisées pour les actions.

Comparé à d’autres jeux au plateau surchargé d’iconographies et d’illustrations, il y a bien peu de choses sur celui-là et c’est agréable, même si il est surprenant de voir autant d’espaces vides sur un grand plateau central. On comprend vite que les deux plateaux de marché de chaque côté seront des éléments essentiels au jeu.

Il est intéressant de découvrir un jeu de pose d’ouvrier où le cœur du jeu n’est pas le placement mais la partie programmation. En effet, si une préparation de sa stratégie en amont est nécessaire, le piment du jeu sera sur la partie programmation pour se positionner correctement dans les phases achat et vente.

On notera que le jeu va se passer en deux temps. Dans la première moitié du jeu, les joueurs ne rouleront pas sur l’or. On comptera chaque sou méticuleusement pour l’acquisition de navires, le placement des comptoirs, voire utiliser une action après un autre joueur et lui donner un sou. Les actions pour aller prendre connaissance du marché seront peu utiles vu que ceux-ci seront bien approvisionnés et que les flottes de navire auront encore peu de tonnage.

Gestion de sa flotte et de son argent

En revanche, les actions d’agrandissement de port et d’achat de bateaux plus performants seront plébiscitée pour vite monter en puissance, les deux bateaux de base étant au minimum des capacité de navigation. Les comptoirs vous aideront aussi à orienter votre stratégie sur vos ressources de prédilection, même si on peut en changer en cours de partie.

On notera d’ailleurs ici une frustration régulière du dernier joueur pour la première période qui, ayant un sou de plus en compensation, se verra souvent obligé de le donner à un joueur précédent pour ne pas prendre du retard dès le premier tour.

 

Sur la seconde moitié de la partie, la dynamique change. Les joueurs ont en général amélioré leur flotte et posé les comptoirs. Ayant souvent engrangé de bonnes sommes d’argent, les joueur rechigneront moins à dépenser un ou deux sous pour faire une action. En revanche, les marché auront bien fluctué et leur maîtrise deviendra un avantage certain. La tension sera a son apogée sur la programmation des bateaux pour récupérer les marchandises convoitées au meilleur prix, puis les vendre pour faire de bons bénéfices. Un mauvais tour peut envoyer votre compagnie dans une situation financière inconfortable. Ainsi, les actions pour choisir les cartes marché, délaissées au début du jeu, deviendront primordiales.

Une clé de la victoire de East India companies est de savoir bien se positionner sur l’initiative des tours. L’ordre d’initiative sera importante à différents moments du jeu. Sur la phase de pose d’ouvriers, puis sur la phase de bourse, être premier permet d’économiser un ou deux sous. Intéressant mais pas capital.

En revanche, sur les phase d’achat et de vente, l’initiative sera déterminante. Cela assurera une bonne place sur les ports pour le chargement des marchandises, et donc un prix bas. Pour la vente, l’ordre d’initiative permettra de vendre avant les autres .

Le dernier joueur à acheter ou vendre aura, en général, les miettes de ce qui reste et aura plus de mal à assurer ses investissements. Heureusement, la possibilité de temporiser ses bateaux et marchandises un tour, pour être prioritaire au suivant, permet d’atténuer une mauvaise opération d’achat ou de vente. Ainsi, tout au long du jeu, l’action permettant de prendre la place de premier joueur sera fortement disputée.

La gestion de son argent est un autre aspect à ne pas négliger. Il est fréquent d’investir tout son pécule, précédemment acquis, lors de la phase d’achat de marchandises. Attention donc à ne pas se ruiner pendant la phase action et surtout la phase d’achat de titres de propriété. Or, ne pas acquérir un titre, c’est risquer de le payer plus cher plus tard. Il faut trouver un équilibre sur les différentes dépenses. Inutile d’investir dans un lourd bateau à vapeur à fort tonnage si vous ne pouvez pas le remplir.

 

De toutes les bonnes idées du jeu, certaines m’ont néanmoins paru alourdir le jeu. Si j’ai déjà parlé au-dessus du sou à payer pour faire une action préalablement faite par un autre joueur, peu impactant sur la seconde moitié de partie, c’est surtout la partie dividende qui m’a paru superflue.

En effet, ce moyen de se faire un peu d’argent sur les titres de propriété acquis, s’apparente un peu à des calculs d’épicier, vu que chaque joueur va généralement se diversifier et que les titres vont tous grimper en valeur : « Je te donne deux sous, et tu m’en rends un, que je redonne au joueur jaune, … ». Ce phénomène de vase communicant entre joueurs ne m’a pas vraiment convaincu et ne permet pas toujours de faire une différence en fin de partie.

De plus, identifier en cours de partie les titres qui seront rentables n’est pas évident. On fait un pari sur la bonne gestion d’un autre joueur sans certitude que cela sera payant. Certes, ça fait partie des risques du commerce, mais cela rajoute une mécanique de guessing qui donne une interaction un peu artificielle.

 

La configuration optimale pour ce jeu me semble être quatre joueurs, même si la configuration à trois marche bien aussi. La différence se fera sur les ressources du marché qui fluctueront un petit peu plus à quatre via les cartes. Il est possible d’y jouer à deux, en mettant en place un joueur neutre. N’étant pas très friand de l’usage d’un joueur neutre, je n’ai pas essayé ce mode-là.

 

En synthèse, East India Companies a su m’emmener là où je n’imaginais pas sur ce type de jeu. Un habile équilibre entre la pose d’ouvriers, la programmation et la gestion offre/demande. Un thème de concurrence commerciale présent. Une gestion fine de son portefeuille financier où chaque sou est un potentiel investissement.  Si il y a quelques manipulations financières un peu lourdes, l’ensemble est harmonieux et clair, et nous emmène dans ces échanges maritimes de l’océan Indien. Un bon opus ludique pour cette fin d’année.

 
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5 Commentaires

  1. Ihmotep 22/12/2022
    Répondre

    Bonjour ^^. Depuis le ludochrono il me fait bien de l’oeil ce jeu. Je n’ai pas trop compris le système de dividende qui est l’un des points alourdissants le jeu, comment cela fonctionne ?

    Bons jeux et bonnes fêtes 🙂

  2. Meeple_Cam 22/12/2022
    Répondre

    A la fin d’une période, on va regarder le niveau de valeur des titres de propriété. Selon ce niveau, ils rapporteront 0, 1 ou 2 sous par titre à celui qui l’a acquis. Exemple, j’ai acheté 2 titres du joueur rouge qui rapportent 1 de dividende, le joueur rouge me doit 2 sous. Lui a acquis un de mes titres qui rapporte 2 sous parce ils ont mieux progresse, je lui dois aussi 2 sous. Une fois tout payé, on a souvent perdu ou gagné un ou deux sous, ce qui est insignifiant et donne un effet « dinette ». Sur mes quelques parties, ça a été rentable une seule fois à un joueur en fin de partie. Mais ce n’est qu’un élément mineur du jeu. Tout le sel est dans les autres mécaniques. Si il vous intéresse, foncez, vous ne serez pas déçu.

    • Cesare 22/12/2022
      Répondre

      Cet effet « dinette » (lol) peut être senti si tout les joueurs ont acheté des titres de tous les autres. Il arrive par contre que des joueurs n’achètent que leurs titres et du coup ils ne reçoivent pas de dividendes… C’est une mécanique importante à l’équilibre du jeu.

  3. Ihmotep 26/01/2023
    Répondre

    A y est j’ai pu y jouer et je suis conquis ^^. Derrière des règles simples le jeu est plein de subtilité. Pas énormément d’actions mais toutes sont super intéressante, avec une interaction omniprésente mais pas bloquante comme je les aime. Le thème est magnifiquement retranscrit, et on note les entrepreneurs et les investisseurs : j’ai gagné à 4 pièces près alors que ma compagnie était la moins bien côté mais en faisant les bons investissements. Le second avait la meilleur compagnie et à marqué plein de points grâce à sa bonne gestion commerciale.

    Hâte d’y rejouer ^^

  4. Meeple_Cam 26/01/2023
    Répondre

    J’aurais bien aimé le voir nominé en expert sur la selection Cannes 2023, celui là. Mais les nominés de cette catégorie sont tout aussi légitimes.

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