Cuba Libre : ¡Hasta la victoria siempre!

Devenu un wargame célèbre et emblématique de la série COIN depuis sa première publication en 2013, Cuba Libre de Jeff Grossman et Volko Ruhnke est un jeu de guerre et d’histoire stratégique pour un à quatre joueurs. Consacré à la Révolution cubaine et aux événements qui se produisirent entre 1957 et 1958, Cuba Libre met en scène quatre factions asymétriques aux actions et aux activités particulières.

Les joueurs incarneront ainsi le Gouvernement autoritaire et réactionnaire de Fulgencio Batista, une Organisation mafieuse (Syndicate) qui cherche à s’enrichir en ouvrant des casinos et en blanchissant de l’argent sale, le Mouvement du 26 Juillet guidé par Fidel Castro et le Directoire (Directorio) – mouvement révolutionnaire étudiant fondé par José Echeverría.

À travers les cartes Événement qui indiquent l’ordre du tour et permettent à des factions de réaliser des manœuvres avantageuses ou d’acquérir de nouvelles capacités, Cuba Libre retrace l’histoire de la Révolution cubaine, depuis la prise de la base militaire de La Plata par les guérilleros du Mouvement du 26 Juillet jusqu’à l’arrivée des révolutionnaires dans la cité de Santa Clara, aux portes de La Havane.

Une partie de Cuba Libre est cadencée par quatre cartes Propagande mélangées dans le deck des événements. Durant une Propagande on vérifie si l’une des factions a atteint ses conditions de victoire, on gagne des ressources et on réorganise ses unités. Si l’une des factions satisfait ses conditions au cours d’une Propagande, la partie prend fin et elle gagne. Sinon, le jeu se termine lorsque la dernière carte Propagande est activée. La faction gagnante est alors la plus proche de ses conditions de victoire.

 

Le matériel de jeu (photo de Scott Mansfield)

 

Interdépendance des factions

Les factions jouent dans l’ordre indiqué par les cartes Événement. Même si toutes les factions sont éligibles, c’est-à-dire qu’elles ont le droit de jouer, deux factions seulement pourront réaliser des actions pour chaque carte jouée. Ainsi, si plus de deux factions sont éligibles en même temps, il arrive que certaines sautent leur tour. C’est la première couche stratégique apportée par cette séquence de jeu. D’ailleurs, ce fonctionnement est commun à la plupart des jeux de la série COIN et, comme nous allons le voir, son intérêt vient de la dépendance qu’il instaure entre le jeu de chaque faction.

Un jeu COIN se joue au tour par tour, mais l’ordre de jeu n’est pas fixe, et ce sont les cartes événements qui le fixent.

En effet, le choix d’action de la première faction conditionne celui de la seconde. Ainsi, si une faction réalise une Opération, c’est-à-dire une action principale dans plusieurs zones, la seconde ne pourra exécuter qu’une Opération limitée (LimOp) à une seule zone du plateau. Si la première faction choisit une Opération avec Activité Spéciale, la seconde pourra appliquer les effets de l’Événement de la carte ou exécuter une LimOp. Enfin, si la première faction prend l’Événement, la seconde pourra exécuter une Opération avec Activité Spéciale.

Et ce n’est pas tout : pour accroître le caractère stratégique de la séquence de jeu, la carte suivante est toujours révélée et connue de tous les joueurs. Cela permet de passer et de rester éligible, lorsqu’un événement nous intéresse ou est particulièrement dommageable pour notre faction. Ainsi, en passant notre tour, nous pourrons choisir l’événement ou choisir une Opération sans activité spéciale pour empêcher d’autres joueurs de le réaliser. Mais il arrive aussi que le choix que le premier joueur nous a laissé soit insatisfaisant pour notre stratégie. Dans ce cas, surtout si votre faction est la première sur la prochaine carte, vous aurez tout intérêt à passer pour rester éligible.

 

Le plateau de jeu mis en place avec le scénario principal (photo de Scott Mansfield). Il existe notamment un scénario d’initiation « Knives Out » et un scénario pour deux joueurs « Cuban Tango » créés par des développeurs de GMT, disponibles sur BoardGameGeek.

 

Garder le contrôle, prendre le pouvoir ou répandre la criminalité ?

L’une des caractéristiques que j’apprécie particulièrement dans les jeux COIN et que je retrouve dans Cuba Libre, c’est le changement de perspective sur le plateau engendré par l’asymétrie des conditions de victoire. Contrairement à Root de Cole Wehrle où chaque faction a des actions différentes de toutes les autres, il y a des ressemblances, voire des actions communes, entre les factions.

C’est notamment le cas des insurgés (Syndicat, 26 Juillet et Directorio) qui, en dépit de quelques différences, partagent les Opérations de Ralliement, de Marche et de Terreur. Par contre, le Gouvernement a un fonctionnement bien différent : son objectif étant opposé à celui des insurgés, il cherchera à activer les guérillas dormantes (Sweep) pour pouvoir les éliminer dans un second temps (Assault).

En fonction de la faction que nous jouons, nous ne nous rapporterons pas de la même façon à l’île de Cuba et nous ne chercherons pas à produire les mêmes effets d’un point de vue politique et militaire. Bien sûr, tout en cherchant à remplir nos conditions de victoire et à résister aux attaques des adversaires jusqu’à la prochaine carte Propagande, il faudra que nous empêchions en même temps les autres factions de gagner. Ainsi, durant le jeu, on assistera souvent à des interactions semi-coopératives entre le Directorio et le 26 Juillet, d’une part, et entre le Syndicat et le Gouvernement, d’autre part.

Pour remporter la partie, le Gouvernement a besoin du soutien de la population, La Havane étant la ville la plus peuplée avec un coefficient de population de 6, là où les autres villes et provinces ont un coefficient de 1 ou de 2. Dans la mesure où il ne peut pas gagner sans le soutien des trois villes principales de Cuba (la capitale, Camagüey et Santiago), le Gouvernement aura tendance à se concentrer sur celles-ci et recherchera le soutien dans des provinces accessibles dans lesquelles il sera parvenu à implanter des bases militaires grâce à son action de recrutement (Train).

Les conditions de victoire des insurgés varient d’une faction à l’autre : le Syndicat doit ouvrir des Casinos et accumuler un nombre conséquent de ressources, là où le 26 Juillet cherchera à susciter l’opposition de la population et à s’implanter à travers des bases sur le plateau – et, la plupart du temps, dans les provinces. Le Directorio, plus modéré que le 26 Juillet, devra lui aussi compter sur ses bases mais cherchera aussi à répandre son influence sur le plateau, en contrôlant le plus grand nombre de population.

Bref, mieux on connaît le jeu, plus on est capable de se mettre dans la peau des autres factions et de raisonner comme elles, tout en poursuivant ses objectifs de victoire et cette multiplication des perspectives est très intéressante et stimulante. D’autre part, même si les débuts peuvent être un peu laborieux et que cela prend quelques tours de s’orienter dans les différentes actions, on arrive quand même à se repérer dans le jeu au bout de la première partie, les suivantes pouvant être consacrées à de la réflexion stratégique plus poussée.

Au premier abord, les aides de jeu peuvent être impressionnantes. Mais – hormis quelques imprécisions mineures et quelques phrases dont la formulation pourrait être améliorée, elles sont bien faites et permettent de se repérer dans son propre jeu, comme dans celui des autres factions. (Image de Scott Mansfield)

 

Cuba à haute tension

Les habitués de la série COIN remarqueront probablement que le nombre de territoires de Cuba Libre est restreint et que le nombre de cartes Événement réduit, si on le compare aux scénarios principaux d’autres titres de la série (Fire in the Lake, Gandhi…). D’un côté, cela a pour conséquence de rendre le jeu accessible et d’éviter que les joueurs se sentent dépassés par le nombre de provinces à contrôler ou par la durée de la partie. De l’autre côté, cela rend également les tours de jeu plus denses et ramassés, avec des choix importants à faire dès le début de la partie.

Attention, il serait contre-productif de l’aborder comme un jeu de gestion et de chercher à satisfaire sa condition de victoire le plus tôt possible. Il faut en effet attendre l’approche de la carte Propagande et tenir jusqu’à celle-ci. Par exemple, si en tant que Gouvernement, vous avez atteint 19 de soutien de la population en laissant des guérillas dormantes, il est fort à parier que celles-ci neutralisent rapidement le soutien – voire le transforment en opposition – par l’opération Terreur. De même, si le Directorio ou le 26 Juillet construit une base dans une Province sans guérillas pour la protéger, le Gouvernement aura vite fait de la détruire par une frappe aérienne (Air Strike).

En posant – ou plutôt en essayant de poser – les fondations d’une victoire solide, vous remarquerez ainsi que les territoires de la carte sont peu nombreux et qu’on se marche, pour ainsi dire, dessus. Ceci est particulièrement vrai pour le Directorio et le 26 Juillet dans les provinces de l’Est de l’île, mais cela vaut aussi pour la province montagneuse de Las Villas dans laquelle, au vu de la configuration du scénario principal, le Gouvernement aura tendance à établir une base militaire. Durant les premières parties, le Syndicat aura tendance à passer inaperçu, dans la mesure où ses guérillas sont moins nombreuses, et les casinos ne comptent pas dans la limite maximale de deux bases par espace.

Pour gagner, le Syndicat doit avoir au moins 8 Casinos ouverts et 31 ressources. Construire et ouvrir des Casinos coûte cher (5 ressources et 5 ressources supplémentaires pour l’ouverture), mais ils ne peuvent pas être retirés du plateau. Par exemple, si la guérilla du 26 Juillet réussissait une Attaque ou faisait un Kidnapping à La Habana, le Casino serait seulement retourné pour indiquer qu’il est fermé. (Photo de Scott Mansfield)

 

Enfin, il faudra veiller à anticiper son propre jeu, comme les possibilités d’action de ses adversaires. Par exemple, le Syndicat construira sa victoire sur le long terme – il gagne en général après la troisième Propagande, voire à la fin du jeu – et, de ce fait, il cherchera à construire des Casinos en attendant que la phase de Reset de la Propagande les ouvre automatiquement, au lieu de dépenser cinq ressources par Casino pour les ouvrir. De même, il veillera à répandre ses marqueurs de Trésorerie (cash markers) par l’activité Profit, car ceux-ci valent six ressources chacun durant la Propagande.

Comme les actions du Gouvernement coûtent de plus en plus cher à mesure qu’il perd le soutien de la population (et des États-Unis), les insurgés chercheront à saboter les Centres Économiques pour l’empêcher de gagner des ressources, et ils chercheront à se répandre dans les provinces où la présence du Gouvernement est moindre ou inexistante. De son côté, pour préserver le soutien acquis grâce à l’Action civique – lire : on arrose les villes et les provinces d’argent, pour gagner leur soutien – le Gouvernement ratissera rapidement les endroits où des guérillas dormantes sont présentes, car elles pourraient effectuer une opération Terreur.

 

L’Opération Terreur est gratuite dans les Centres Économiques et permet de placer un marqueur de Sabotage. (Photo de Scott Mansfield)

 

Plaisir de l’accessibilité (relative)

Les mordus de wargames traditionnels trouveront peut-être que Cuba Libre n’en est pas un, ou qu’il est tout au plus un « warteau ». Les amateurs d’ameritrash jugeront probablement le matériel « minimaliste ». Pour ma part, je découvre l’univers des jeux historiques petit à petit, et Cuba Libre fait partie des jeux auxquels j’aime jouer régulièrement. Si on le compare à d’autres titres de la série COIN, on peut avoir l’impression qu’il manque de chrome, mais c’est précisément ce qui le rend plus accessible, et ce qui permet de le sortir plus facilement.

Je n’ai pas le sentiment que cette accessibilité nuise à l’intérêt ou à la profondeur du jeu. Dans la mesure où Cuba Libre concentre les unités des différentes factions dans une carte ramassée et dans un nombre limité de tours, j’ai plutôt l’impression qu’il ne faut pas prendre de décisions à la légère, sinon on peut le payer cher. Je prends plaisir à l’expérience procurée par cette tension et, en même temps, grâce aux événements, au livret de jeu, et aux spécificités de chaque faction, je m’intéresse de plus près à l’histoire de la Révolution cubaine, ce qui rend le jeu encore plus immersif.

S’il s’agit bien d’un bac à sable historique et non pas d’un jeu de simulation, connaître les événements de cette révolution permet d’apporter un éclairage supplémentaire aux choix des différentes factions, et de comparer l’état du plateau aux événements réels. D’ailleurs, on peut aussi estimer que, dans la mesure où la position des unités est connue de tous les joueurs, cela nuit au brouillard de guerre et réduit l’authenticité narrative de l’expérience de jeu. Pour ma part, je contourne cet écueil en supposant que, aussi discrets que soient les guérilleros, ils sont la plupart du temps localisés par les forces contre-insurrectionnelles.

En plus d’y jouer régulièrement en ligne (sur un module Vassal librement téléchargeable) en direct ou en différé, je sors régulièrement Cuba Libre pour y jouer à deux (chaque joueur contrôle alors deux factions). Grâce à la traduction bénévole du site Ludistratège, je suis même arrivé à y jouer dans mon association, avec des joueurs experts qui étaient tout de même néophytes du système COIN. Enfin, un avantage considérable de cette série, c’est aussi la possibilité d’y jouer en solitaire : les diagrammes des IA sont très bien réalisés, même s’ils sont fastidieux à suivre et à mettre en œuvre.

S’il est vrai que d’autres titres de la série COIN tels que Gandhi ou Pendragon apportent plus de profondeur, en ajoutant de la complexité et de l’asymétrie, je joue toujours avec plaisir à Cuba Libre et je n’ai pas le sentiment d’avoir fait le tour des stratégies de ce jeu, même après une dizaine de parties.

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