Aria et l’homme qui murmurait à l’oreille des dragons
L’éditeur Elder Craft, qui avait déjà créé la surprise avec Oreste, revient avec un jeu de rôles pour débutants comme pour vétérans, très référencé et pourtant ouvert à tous, qui bénéficie pour son lancement d’une gamme riche et variée (financement participatif oblige). Allez-vous y trouver votre bonheur ?
Quand j’ai reçu Aria dans ma boite aux lettres, je ne savais pas du tout qui était Fibretigre (j’avoue), ni par quels biais de communication l’univers d’Aria s’était diffusé : chaine vidéo (Youtube), podcasts, streams, Twitch… Ce qui sera peut-être votre cas si vous tombez sur cet article et que vous considérez l’achat de cette gamme de jeu. J’ai donc préféré lire les ouvrages comme je le fais habituellement avec tous les autres jeux de rôles : m’immerger par le livre dans un univers de fiction. Il s’avère en fait que le jeu a été mis en avant dans l’émission Game of Rôles, une émission de jeux de rôles justement créée par FibreTigre.
La gamme Aria se compose de deux livres imposants qui forment une campagne complète, un coffret d’initiation baptisé Préludes, un petit roman, et un coffret de trois livres dont vous êtes le héros. Rien que ça !
De prime abord, le nom du jeu m’a paru quelque peu énigmatique pour ne pas dire ambivalent. Aria sonne comme le nom d’un personnage, et il a déjà été utilisé à ce titre par une série animée, ainsi que par une bande-dessinée franco-belge. Si on remue un peu le nom dans la tête, il pourra également faire penser à Alia du couteau, la terrible sœur du messie dans Dune, ou bien sûr à Arya Stark, l’une des héroïnes du Trône de Fer. La page Wikipedia ne nous aide pas davantage à faire le tri : « Aria est d’abord le nom d’une cité et d’un royaume, et, par extension, de l’univers et du jeu de rôle édité chez Elder Craft. Aria désigne également la première campagne de l’émission jouée entre 2018 et 2020, elle couvre les épisodes de la saison 1 à 3. »
Bref, maintenir la filiation avec ses origines a certainement aidé à attirer l’attention sur la campagne Ulule (24 000 participants pour plus de 300 000 euros récoltés), mais pour un potentiel acheteur de jeu de rôles qui tombe dessus en magasin, cela peut déstabiliser. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse…
Here comes a new challenger!
Parlons d’abord de la boîte d’initiation, puisque par son accroche via l’actual play et les réseaux sociaux, Elder Craft entend séduire l’internaute curieux ou le sympathisant passif.
De tous les produits de la gamme Aria, Préludes me paraît sans contexte le plus réussi. Pour 39 euros, il y a réellement tout ce qu’on aime avoir quand on fait une partie sur table : un écran, un set de dés, une carte, des pré-tirés, et le livret pour commencer. Ce dernier, qui joue intelligemment avec ses belles illustrations, nous emmène progressivement dans l’univers grâce à un panorama des royaumes en images et des pastilles de conseils copieusement disséminées dans le texte.
Moi qui suis dans la lecture de la nouvelle traduction de Runequest par Deadcrows, je me retrouve dans mon élément : une série de caractéristiques entre 3 et 18, des compétences en pourcentage, et trois types de magie différentes avec une sorcellerie très scolaire, une magie populaire et une magie divine. Le système a limité le nombre de caractéristiques à cinq, pour faire en sorte qu’elles participent toutes à la réussite du personnage.
Dans Aria, on joue des héros avec de grandes capacités. Les pourcentages de départ dans les compétences s’obtiennent en doublant la somme de deux caractéristiques, pour un total régulièrement supérieur à la moyenne. Même avec le malus maximum de -30%, on a encore une chance sur 4 de réussir son action. Avec la profession ou même la description de leur background, les joueurs et joueuses peuvent encore augmenter leur valeur dans une compétence pour atteindre des scores très élevés.
Le système de magie utilise un jeu de cartes qui symbolise à la fois les aléas de la puissance magique et le nombre de pouvoirs disponibles pour le magicien en herbe. Dans l’univers d’Aria, les magiciens peuvent accomplir de très grandes choses, mais gardent jalousement le secret de cet épuisement progressif de leurs aptitudes afin de conserver leur position sociale. Quelques compétences permettent d’agir sur la magie brute à laquelle les disciples font appel. Pour la boîte Préludes, vous ne verrez que la noble magie et un aspect de la petite magie (la magie de la mort), le reste est à découvrir dans la grande campagne.
Le système de combat est à l’image de la création de personnage, une version simplifiée des jeux de rôles d’antan. On y jette son d100 pour son attaque, on pare ou on esquive, on cause des dégâts pour enlever des points de vie, parfois on fait des critiques. J’aurais apprécié un choix plus original pour gérer les dégâts tel le jeu de cartes pour les points de magie, néanmoins il faut bien reconnaître que les rencontres sont simples à gérer. Les monstres tiennent sur trois valeurs (PV, attaque, dégâts), et au bout de deux ou trois passes réussies, on vient généralement à bout de son adversaire.
Règles et univers mis de côté, deux scénarios sont au menu de la plongée dans l’univers d’Aria. Pour un jeu dont la page Ulule avait promis qu’on pouvait finir la campagne sans faire un combat, le premier scénario en est le contrepied : on commence par tuer un sanglier pour ne pas mourir de faim, avant d’aller secourir un paysan d’un autre monstre. Quelques dialogues et hop, la partie est pliée. Si l’ambiance bivouac et chasse au monstre inspirée du Sorceleur n’est pas déplaisante loin s’en faut, il faudra au MJ pas mal de roleplay pour vraiment intéresser ses joueurs. Le second prélude, Jour de Peste, offre davantage de relief, avec une maladie rare, une magie contre nature, et pas mal de recherches.
Bilan, le coffret Préludes m’a largement séduit, permettant pour moins de 40 euros de faire deux ou trois parties avec ses amis avec tout le faste qu’on peut en attendre (les accessoires font bien sûr partie du plaisir des joueurs). En tant que MJ expérimenté, je ferai bien entendu des aménagements dans les scénarios proposés, mais ils restent une bonne porte d’entrée de l’histoire médiévale fantastique classique telle qu’on la pratique depuis 30 ans.
La chausse-trappe de la confiance
Pour convaincre les contributeurs à adhérer au projet, quoi de mieux qu’un roman et trois livres dont vous êtes le héros pour donner différentes portes d’entrée à l’univers d’Aria et multiplier les inspirations pour le jeu proprement dit ? En vérité, chacun de ces différents outils narratifs demande une plume différente, et à vouloir maîtriser tous les styles, la réalisation manque parfois d’aboutissement ou de retour des lecteurs.
Apparemment, le roman « Le livre des petites magies » aurait été écrit longtemps avant la campagne Ulule. Là encore, le style de FibreTigre lorgne sur l’ambiance du Sorceleur, avec un magicien errant et sans le sou qui vient porter son aide à un village dans lequel la plupart des citoyens ont un niveau d’éducation disons bas et une utilisation du langage plutôt fleurie. On apprend par endroits quelques informations sur l’Osmandie et le Seigneur du Rideau, sur le fonctionnement de la magie et le style d’aventures que nous propose le jeu, mais la lecture se termine assez vite et n’a pas la valeur d’un vrai supplément pour jeu de rôles.
Plus gênant, les livres dont vous êtes le héros ne m’ont pas convaincu. Reprendre le système de combat des défis fantastiques (Habileté, Endurance et Points de vie) n’était déjà pas un gage d’amusement. Si l’idée de donner un chiffre à un sortilège pour donner au lecteur l’initiative de lancer des sorts quand il le souhaite et voir si cela peut faire avancer l’histoire était très bien trouvée, celle de la familiarisation aux armes qui donnent le plus souvent un malus aux jets alors que la survie du personnage est déjà en jeu rajoute une difficulté non nécessaire.
Mais ce n’est qu’en avançant dans « Sombres Ressacs » que j’ai vraiment été déçu. L’exploration est fade, elle aboutit très souvent sur des combats, et si vous les faites dans les règles, vous ne manquerez pas de mourir souvent. Vous arrivez régulièrement à des embranchements avec trois choix, dans lesquels deux vous entrainent directement à la mort et le troisième sur un combat. La lutte pour la survie est ici poussée à son paroxysme, et malgré les cartes du monde affichées un peu partout, je suis resté tout le temps un peu perdu géographiquement. Prendre note de votre parcours tel un petit poucet est vital si vous voulez pouvoir avancer dans l’histoire sans repartir régulièrement au chapitre 1…
Le gros morceau pour la fin !
La campagne d’Aria est découpée en deux tomes, La Guerre des Deux Royaumes, et La Couronne, le Sceptre et l’Orbe. Plus de 400 pages couleur pour 45 euros pièce, ces deux mooks (format A5) à couverture rigide pèsent leur poids. Dans leur conception, ils ont été pensés pour pouvoir être achetés de manière indépendante, selon que vous préférez plutôt les Royaumes du Nord ou les Royaumes du Sud. C’est la raison pour laquelle vous retrouverez les mêmes explications de règles dans les deux livres.
La campagne vous entraine dans la découverte des royaumes découverts d’Aria, le reste étant la Terra Incognita, celle dans laquelle le Maître de Jeu pourra rajouter ses propres créations plus tard. À travers la quête de trois artefacts divins (la Couronne, le Sceptre et l’Orbe pour ceux qui liraient en diagonale) et la lutte contre le Dieu Ennemi, vous allez voir du pays, et contrairement au premier scénario de Préludes, vous en sortir si vous le souhaitez sans combattre.
Les différents royaumes s’inspirent des grands styles d’univers de notre loisir, comme l’île pirate, le royaume de la technomancie avec ses automates, les zones désertiques et hostiles, le royaume oriental, et ainsi de suite. La campagne d’Aria dépayse et offre pour le MJ inspiré des grands moments de description à couper le souffle autant que des négociations à bâtons rompus sur tous les sujets.
L’auteur explique sa démarche, de montrer que le jeu de rôles pouvait mettre en scène des histoires où les héros tenteraient de parler à des dragons plutôt que de les tuer. Dans les deux ouvrages sont proposés des personnages d’exception, avec leur illustration et leur fiche complète à chaque fois, ainsi que leur parcours personnel dans l’histoire. Les petites magies apportent encore plus de surprises dans une magie déjà imprévisible.
L’aventure est surprenante dans Aria, vous ne retombez presque jamais sur des scènes que vous avez déjà jouées. Dès lors, elle sourit davantage aux joueurs inventifs ou gouailleurs qu’aux participants qui se laissent porter. Dans le système de jeu, une mécanique pour encourager la participation manque peut-être : si les vétérans n’ont pas besoin de subterfuge pour interpréter leur alter-ego, des débutants peuvent plus facilement se reporter sur des compétences hors du commun pour enchaîner les scènes sans faire trop d’efforts.
Malheureusement, les gros livres empruntent la même maquette que le coffret Préludes. La taille A5 qu’on peut apprécier sur des longs textes hache un chapitrage très très dense (la table des matières fait 4 pages écrite petite). Les pictogrammes et les encarts se multiplient, rendant le fil principal difficile à suivre. Et le choix d’intercaler des règles ou des PNJs particuliers entre deux chapitres renforce encore l’aspect décousu de l’écriture. Un récapitulatif des quêtes à la manière d’un jeu vidéo tente de mettre du lien entre les ellipses nombreuses proposées au MJ, mais ce dernier aura tout de même beaucoup de travail pour le remettre dans son ordre à lui.
L’ajout incongru en fin du premier ouvrage de deux scénarios « Aria » contemporains sans aucun rapport avec le reste m’a laissé perplexe. Et là de me rappeler les derniers mots de l’auteur : « Je vous remercie d’avoir soutenu l’actual play, d’avoir suivi nos aventures et d’être arrivés si loin dans notre aventure. » J’imagine que le ressenti du spectateur qui a regardé toutes les saisons de Game of Roles doit être bien différent du mien. Il doit comprendre toutes les références et enrichir les descriptions des livres avec celles que Fibretigre a faites pendant sa maîtrise en ligne. Certains noms de PNJ tels que « AlphaPizza » ou « WolfPrinceGames » sonnent tellement blague potache autour de la table de jeu qu’il est difficile de les prendre au sérieux. J’ai sincèrement essayé de rentrer dans la proposition de jeu offerte par Elder Craft ; néanmoins, et malgré un coffret d’initiation très réussi, est-ce que cette gamme ne se destine pas avant tout à celles et ceux qui consomment les aventures vidéoludiques de la bande de FibreTigre ?
Le puzzle Aria
Sur les milliers de signes que j’ai parcouru pour comprendre Aria, mon esprit a fait les montagnes russes. Un moment je lisais le résumé d’une histoire ou d’une région et je semblais la comprendre, et l’instant d’après je lisais un texte qui partait sur une autre piste, bien différente. Un moment j’étais enthousiasmé par une bonne idée de règle ou de background, et ensuite j’étais incapable de voir comment la caser dans la campagne. Selon l’auteur, l’histoire qu’il a voulu raconter est simple, et le monde d’Aria est simple. Une fois le puzzle reconstitué, ou tous les actual play visionnés, je partagerai certainement ce constat.
En vérité, j’ai trouvé le système facile à assimiler et à expliquer, les origines magiques originales et motrices d’histoire, et c’est pourquoi je conseillerai le coffret Préludes pour découvrir Aria. Ensuite, j’inviterai à la précaution, quitte à envoyer les intéressé.e.s binge watcher tous les actual play plutôt que de conseiller au Maître d’emblée les autres produits de la gamme. Et si vous êtes fan de l’équipe, oubliez tout ce que j’ai dit, foncez de suite les yeux fermés.
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