► E.D.I.T.O. Pourquoi la demande de jeu de société explose autant actuellement ?
Partons d’un constat. Avec le confinement, beaucoup de loisirs créatifs pourraient exploser comme le fait le jeu de société actuellement. Pourtant, ce n’est pas le cas. “Atelier parfum, pâtisserie, bijoux ont toujours la cote auprès des enfants et des parents, mais les ventes ne semblent pas s’être envolées, contrairement aux jeux de société qui ont enregistré une hausse de plus 13 %” peut-on lire sur Cnews. En France, les ventes de jeux de société ont bondi de 83% entre le 16 et le 22 mars par rapport à la même période l’an passé, selon le cabinet NPD Group.
Autrement dit, dès qu’on a annoncé le confinement aux français, ils se sont rués vers les jeux (et les jeux vidéo ne sont d’ailleurs pas en reste, au point que certains groupes entrent en bourse depuis le pic d’activité lié au confinement). Les éditeurs, qui s’étaient engagés à ralentir les sorties pour éviter les effets délétères d’embouteillages (cf Edito : Le monde du jeu face au confinement) ont bien du mal à ronger leur frein face à cette aubaine.
Fort nombreux sont les médias généralistes à s’être emparés du sujet, dynamisant derechef ce grand retour aux activités ludiques en lui offrant une visibilité ardemment recherchée d’habitude. Pour l’anecdote, c’est d’ailleurs comme ça qu’est né ce petit billet. Contactée par France Inter pour intervenir dans une émission, j’ai commencé à écrire les premières lignes de ce que vous vous apprêtez à lire, pour la radio. Au final, l’intervention consista à conseiller des jeux, mais, obstinée, je n’ai pas souhaité en rester là ! ;p
Alors, comment expliquer cet engouement actuel ?
Redécouvrir la valeur du jeu
En ces temps d’incertitudes, beaucoup d’entre nous perçoivent la gravité de la situation tout en se sentant impuissants. – Bien sûr, pour d’autres, c’est tout le contraire, ils sont au front chaque jour et subissent un stress énorme. Nos pensées de soutien les accompagnent. – Pour bon nombre de personnes et de familles, on parle de sentiment de vulnérabilité (face au risque d’infection mais aussi face aux pertes financières), d’incapacité (vous avez été jugés “non essentiels” ?), d’isolement, de privation de liberté, de retrait social, de vacillement… Des études démontrent que cette situation inédite n’était pas sans répercussions psychologiques et physiologiques pour les confinés. Pour tenir bon, ceux-ci comprennent bien vite qu’il leur faut trouver des ressources pour compenser, et des activités permettant des échanges épanouissants.
Bien sûr, je ne suis pas en train de dire que le jeu de société est un remède miracle et universel qui va tous nous sauver de la dépression et du mal de dos lié au télétravail. Mais dans “jeux de société” on distingue deux notions constitutives qui répondent clairement aux besoins actuels : JEU et SOCIETE.
Le JEU…
Le jeu, ce véritable sas de décompression, cette suspension du réel (la fameuse suspension consentie de l’incrédulité de Samuel Coleridge) sert d’exutoire et de dérivatif le temps d’une parenthèse, avant de retourner à la réalité. Mais la grande particularité du jeu, c’est de proposer à la fois une fiction et une action. Et ce mélange des deux n’est pas si courant dans les loisirs.
Vous aussi vous passez des heures à “binge-watcher” sur Netflix ? Et ce n’est pas ici qu’on vous jettera la pierre ! Mais en période de confinement, un trop plein d’énergies stagnantes peut devenir asphyxiant pour le cerveau. Or, avec le jeu, on doit prendre des décisions, on est en train de “faire”. Voilà qui est profitable notamment pour sortir de cet état d’esprit pernicieux de rumination et d’impuissance dans lequel on peut être plongé en ce moment. L’espace d’une instance de jeu, on redevient acteur, et mieux encore : nos décisions n’ont aucun impact grave sur la réalité. Activité créative, le jeu stimule, réconforte, éveille, décompresse… À quand son remboursement par la sécu ? 😉
On en revient en fait à la définition du jeu par Caillois, comme activité libre (chic de la liberté retrouvée !), séparée (ne dure que le temps d’un passe-temps), incertaine (ce qui signifie qu’il va falloir être inventif), improductif (très bien, ça nous change un peu !), réglée (de nouvelles lois régissent ce moment, ce n’est pas déplaisant non plus ça tiens…) et fictive (pas d’inquiétude, c’est pour de faux). Bref, comme on peut le voir, le jeu, par essence, peut apporter une belle soupape de décharge pour beaucoup de personnes.
…DE SOCIETE
Et bien sûr, dans jeu de société il y a aussi “société”. Là aussi, le jeu a beaucoup à apporter, de par sa nature d’activité sociale, surtout en ce moment. Jouer avec les personnes avec qui l’on partage quotidiennement son confinement et donc s’octroyer ainsi de nouvelles situations dans notre vivre ensemble (autre que la routine, les repas…) agit comme une vraie bouffée d’air frais. Le jeu va rarement sans spontanéité, sans créativité, sans rires… Autant d’émotions positives dont on a bien besoin ces temps-ci, et qui donneront naissance à des souvenirs agréables, malgré la situation. Mais le jeu peut aussi se partager à distance.
En dehors du cercle proche, ou pour les personnes seules, il est possible de jouer avec les amis ou la famille que l’on ne peut plus voir grâce aux outils de visio-conférence (Skype, Cisco Webex, Google Meet, Microsoft Teams, et surement le plus populaire Zoom… qui ne sont pas condamnés à servir uniquement au travail !). Nous avons un article dédié au sujet que nous vous conseillons si vous ne savez pas quels jeux jouer de la sorte car évidemment, ils ne s’y prêtent pas tous aussi bien. Sortir un bon vieux jeu d’ambiance au moment du fameux “skypéro” avec les copains, voilà un anxiolytique à prendre au moins une fois par semaine !
N’oublions pas les solutions telles que Tabletop Simulator, Tabletopia, BoardGameArena ou Happy Meeple pour jouer à distance avec vos amis. Autant de plateformes qui ont connu un succès fulgurant ces derniers temps, en particulier lors du premier confinement, et qui sont d’ailleurs de plus en plus sollicitées par les éditeurs de jeux eux-mêmes, afin de pallier le manque de sessions de beta-testing jouables « en vrai ». « Nous avons eu une hausse d’audience significative, de l’ordre de +25% par rapport aux mois précédents, et 6 fois supérieures aux niveaux d’avant la crise. » nous précise Gregory Isabelli de BoardGameArena.
“Sortir de sa coquille”
En 2016, Chris Metzen, ex-vice-président du développement créatif chez Blizzard, après plus de 22 ans d’une riche carrière (World of Warcraft, Diablo…), raccroche pour une retraite anticipée. Epuisé, il souhaite passer “plus de temps en famille”. Dans sa retraite, il est rejoint par Mike Gilmartin, ex-Blizzard également, et ensemble, ils se mettent à jouer à des jeux de société, toutes les semaines. Metzen raconte dans une interview à Venture que cette activité lui a permis de « sortir de sa coquille » … Tant et si bien qu’il renoue avec sa fibre créatrice. Le voilà qui lance désormais (avec deux autres anciens de Blizzard) une maison d’édition de jeux de société, Warchief Gaming (news).
Bien entendu, nous sommes tous très impatients de voir ce qu’ils vont publier… Mais j’aime beaucoup cette histoire surtout pour ce qu’elle raconte en sous-texte. Le jeu peut permettre de se retrouver dans tous les sens du terme. Se retrouver ensemble. Et se retrouver soi-même. Car le jeu fait partie essentiel de l’être humain (pour citer Huizinga), il nous reconnecte. Et bien sûr, il existe de nombreuses façons de jouer, pas seulement via les jeux de société modernes. Mais voilà une piste de réponse à notre question initiale…
Le fruit d’un essor durable
Enfin, économiquement, le jeu de société profite aussi d’une croissance et d’une démocratisation qui se confirment depuis plusieurs années.
Si vous nous suivez, vous le savez bien : Depuis 10 ans, on a pu observer un secteur en ébullition, avec de nombreuses nouvelles tendances venant stimuler l’offre, une démultiplication et une professionnalisation des acteurs avec des enjeux économiques grandissants. On a pu être témoins de l’émergence fulgurante des Escape Game, de la démultiplication des cafés-jeux et des festivals (autant d’acteurs en souffrance actuellement), des ludicaires, des médias spécialisés, l’augmentation des publications et en particulier des gameplays toujours plus modernes et accessibles, à l’affût de ce qui peut créer la nouvelle tendance (notamment pour des joueurs toujours plus pressés avec des jeux plus courts et plus simples).
Le confinement était sans doute l’occasion, le moment du déclic, chez beaucoup de français qui étaient passés à côté jusqu’ici, pour sauter le pas.
De fait, et malgré la fermeture obligatoire des commerces, le marché du jeu a connu ce rebond inespéré (entre + 13% à + 15%) entre mai et octobre dernier : Plus qu’une résilience du secteur, c’est un véritable vote de confiance de la part du public. Voilà qui laisse présager une bonne saison des fêtes, période cruciale pour le secteur du jeu et du jouet qui réalise près de la moitié de son chiffre d’affaires annuel entre novembre et décembre.
Cela dit, on pourra néanmoins s’interroger sur l’évolution de la consommation des jeux de société à une époque où la situation sanitaire a rendu encore plus enclin le public à cliquer sur les grosses enseignes avec d’énormes capacités logistiques au détriment des commerces de proximité (ludicaires) et des services de ventes spécialisés dans le j2s (VDI, Box…).
En effet, il est démontré qu’une grande part des consommateurs (54% selon bfmtv) se tournent vers des grosses enseignes du web (Amazon, Cdiscount) ou vers des enseignes culturelles (Fnac, Cultura…) pour acheter leurs boites, alors même qu’un dense tissu de vendeurs spécialisés recouvre l’hexagone et a su s’adapter à la situation (click and collect, visio…).
Si un bon bout de chemin a été fait par le jeu de société et que nous nous réjouissons de son essor, bien sûr, tout n’est pas rose pour autant. On peut s’inquiéter du fait que la sortie du Covid ne règlera pas la question de la crise écologique et remettra encore au milieu de la table les problématiques du contenu (particulièrement le plastique) et des méthodes de production et de commercialisation de masse des jeux. On peut rappeler le fait que le secteur français, bien que très dynamique comme on le voit, ne soit pas encore syndiqué, que les auteurs n’ont pas encore de reconnaissance législative et peinent à vivre de leur travail. On peut accuser certains géants de phagocyter le secteur au détriment des autres. On peut aussi regretter que les jeux les plus vendus ne soient pas nos préférés. Il n’en reste pas moins qu’il est quelque part rassurant de voir un milieu prolifique et passionnant, un peu en décalage avec l’hyper-technologisation des loisirs, véhiculant des valeurs de rencontre, de partage et d’échange humain, tenir bon et se développer face à l’incertitude de la situation actuelle et à l’augmentation de la virtualisation imposée par le Covid.
romain 25/11/2020
Merci vraiment intéressant comme article.
Karlrozen 25/11/2020
Mais c’est… trop bien ! J’ai adoré cet article plein de sens, de fond.
Zeberre 25/11/2020
Et bien France inter ne sais pas ce qu il/elle a perdu en s arretant au conseil sur les jeux ! Bravo pour cet article très interessant (et comme toujours bien ecrit ) et merci pour pour l ensemble de « l’oeuvre » Ludovox, toujours un vrai régal ludique !
Baptiste 25/11/2020
Yes merci pour ça !
Max Riock 25/11/2020
Toujours aussi bon ces Édito !
Merci !
Shanouillette 26/11/2020
Merci beaucoup !
ArnaudTh 26/11/2020
Plein de choses intéressantes, « la grande particularité du jeu, c’est de proposer à la fois une fiction et une action », grand merci pour ce papier!
Anko 27/11/2020
Soulignons une fois de plus la qualité du travail éditorial de Ludovox… merci pour cet article passionnant !
David Rubin 27/11/2020
Bonjour
Super article comme d’habitude.
Merci pour l’intervention sur France inter. Car au début de l’émission vu les références des chroniqueurs , c’était pas gagné !
Cargo Toaster 27/11/2020
Toujours un plaisir de lire ces édito de qualité. Merci beaucoup
LudoH 30/11/2020
Tres bel edito, bravo! Moi qui suis deja en pleine reflexion sur le sens de l’interaction dans le jeu et en quoi ca reflete nos interactions sociales … ca fait un peu plus reflechir si c’etait necessaire 😉
Shanouillette 30/11/2020
Un grand merci <3
Ludiculture 04/12/2020
Pour rebondir sur cette tentative d’explication des bienfaits du jeu de société, je pense que c’est le combo « règle » plus « fiction » qui joue le plus sur l’aspect exutoire (voire cathartique) du jeu (de société). Le jeu crée un espace fictionel aux règles préétablies et connues de tous. Du coup, on a connaissance des actions possibles et on peut prédire leurs éventuelles conséquences. Face à la réalité qui nous apparaît parfois absurde et chaotique, surtout en temps de crise, ce cadre fixe, limité, a quelque chose de rassurant. D’autant qu’il nous permet d’expérimenter en toute sécurité puisqu’il n’entraîne pas de conséquences sur la réalité et qu’on peut y entrer et sortir à notre guise… Ca me fait penser à l’essai d’Henri Laborit, l’éloge de la fuite. Il part du postulat qu’on a besoin pour vivre d’une porte de sortie de la réalité, surtout quand elle devient oppressante…
Maruk 15/12/2020
Toujours aussi bien ces editos 😉