Tracks : du proto à l’édition – Partie 2
Dans la première partie de ce reportage nous évoquions le travail des auteurs principalement, dans cette seconde partie, nous allons aborder tout le travail éditorial, illustrations, graphisme, production.
Kyf Edition est composé de quatre membres, Nicolas Normandon développe l’application, Pierô aux illustrations, Gwen Renault qui s’occupe de l’aspect financier (la comptabilité) et le juridique, et Ericka Lechevalier chapeaute la gestion de projet. Tracks sera leur septième jeu depuis 2019.
Développer l’application
Nicolas Normandon travaille pour Ubisoft depuis 20 ans, autant dire qu’il est la bonne personne dans l’équipe pour développer l’application nécessaire à ce projet. Il avait d’ailleurs déjà réalisé celle de Lipogram (notre article). Au premier abord, les auteurs étaient réticents à l’idée d’une application, par peur de sortir le public du jeu de société, en donnant un ton trop jeu vidéo. Ni trop intrusive, ni gadget, elle doit être un outil qui sert le jeu, fonctionnel et intuitif.
Nicolas nous raconte qu’il a d’abord réalisé un logiciel de travail qui définit le parcours qui permet d’insérer les sons, et de les tester. Un outil qui s’est révélé fort utile, et qui a fini par convaincre de la nécessité d’une application.
L’application a d’abord une fonction de magnétophone, servant à écouter et dérouler la bande audio. On peut “jouer” avec la molette pour revenir en arrière ou avancer, afin de remonter la piste de nos suspects que l’on suivra en parallèle de la bande son sur la carte en papier. Une fois les truands trouvés, on clique sur la zone identifiée comme, le point d’arrivée et y envoyons les forces de police. Elles y trouveront le ou les suspects ou feront choux blanc si l’équipe s’est trompée. Une fois l’enquête terminée, nous pourrons suivre tout le chemin parcouru par les bandits.
Tout a été pensé dans les moindres détails. Nous sommes accueillis dans chaque mission avec un petit générique, dont la réalisation a été confié à PV Nova, comme pour Lipogram.
Les illustrations (plan sur la ville)
Un illustrateur de jeux a des contraintes spécifiques : bien sûr le jeu doit être lisible, et parfois “être moche pour favoriser la jouabilité”. Il faut prendre en compte les contraintes de lisibilité et d’ergonomie. Être joueur quand on est illustrateur est un gros plus pour comprendre les contraintes. Dans un projet, l’éditeur choisit un illustrateur, lui donne des consignes plus ou moins libres, l’illustrateur se met au travail, et s’ensuit de longs allers et retours entre les deux parties pour trouver l’équilibre parfait.
KYF a un avantage certain quand arrive la question de trouver un illustrateur, car KYF c’est Nicolas mais aussi Pierre Lechevalier. Pierô, illustrateur depuis plus de dix ans, et connu pour sa patte très identifiable, plus proche du cartoon que du réalisme. Pour Tracks, il fallait réaliser un grand plan, ainsi que des cartes Caméra, avec des bâtiments. Des éléments graphiques qui le sortent de sa zone de confort. Pierô raconte dans le livre Pierô Artbook paru chez Ilinx (et écoulé sur les festivals par la SAJ à qui Ilinx en a fait don), que pour de nombreux projets, il a dû composer avec des techniques qu’il ne maîtrisait pas. Lui qui déteste les décors, les lignes de fuite, les perspectives, il s’est une fois de plus mis “en danger” pour Tracks.
Le plan
Pierô a d’abord travaillé sur le plan de la ville, l’élément qui lui faisait le plus peur selon ses dires. Plan qui lui a demandé plus de quatre semaines de travail. Le plan du prototype était fonctionnel. Dans le jeu édité il sera étendu pour pouvoir accueillir les 15 missions, par souci d’internationalisation, ils ont d’abord imaginé s’inspirer d’une ville américaine, mais la plupart d’entre elles ont des angles et de larges avenues, ce qui n’était pas intéressant en termes de gameplay. Ils ont donc imaginé et construit sur la base d’une ville française comme Lyon par exemple, avec des avenues, des quartiers nouveaux et d’autres remplis de petites rues sinueuses, idéales pour le jeu.
Le plan étant imposant sur la table, et les joueurs l’ayant en permanence sous les yeux, il fallait qu’il soit sexy, mais sans perdre en ergonomie.
Sous l’œil des caméras
Le plan est central, mais vient ensuite le travail sur les cartes Caméra. Dans le prototype, il s’agissait d’images prises de Google street view, dans le projet final, ça devra être des illustrations avec des bâtiments, des lignes de fuite, des perspectives, tout ce que déteste Pierô. Il nous confiait avoir beaucoup cherché sur internet des bâtiments pour s’inspirer, pour que ça fasse vrai. Une des problématiques est de faire sentir les volumes, et que d’un seul coup d’œil on puisse retrouver la rue, les lieux… D’autant que les joueurs pour se repérer, posent la carte Caméra sur le plan de la ville de Siren Bay. Une sacré gageure.
Les cartes doivent contenir les détails pour guider les joueurs, mais il fallait trouver où placer le curseur : noyer le détail dans l’image pour qu’il donne du fil à retordre aux joueurs, ou au contraire le mettre plus en évidence afin qu’ils le dénichent et se sentent récompensés de l’effort de déduction fourni ? Dilemme complexe à résoudre, d’autant que certains groupes de joueurs vont trouver de suite, tandis que d’autres vont passer à côté. Un travail de titan.
Il a fallu réaliser 55 cartes Caméra dans un temps record. Le projet a été signé en novembre 2021 et est prévu en boutique pour novembre 2022. Pierô estime que cette partie du projet prend normalement 3 à 4 mois de travail. Le coût aurait été irréaliste si le travail avait été commandé en externe.
Les lignes de fuite c’est pas son truc, en revanche le travail sur la Cover est beaucoup plus dans ses cordes. La première ébauche (ou rough dans le jargon) fera tiquer son distributeur (Asmodee) car trop sérieux, trop dur par rapport au type de jeu. Cela pouvait laisser croire que Tracks est un jeu calibré expert alors qu’il se veut grand public.
Autre élément auquel on ne pense pas en tant que joueur, le jeu ne doit pas être langage dépendant, pour être exportable. Il faut peu ou pas de texte : mieux vaut une image directement identifiable qu’un nom (une paire de lunettes au lieu de optical center). D’ailleurs dans la même idée, la sirène de Police est américaine, car cela parle à beaucoup plus de monde.
En plus de l’illustrateur, il y a aussi un travail de graphiste, c’est Ben Renault qui s’est occupé de tout le maquettage, les icônes, les titres, les logos, règles et dos de boite, il a surtout le mérite d’avoir survécu à l’équipe et à la charge de travail, disait Pierô en rigolant.
5 Juillet 2022 quelque part dans le sud de la France
Bouclage !! Chez KYF, c’est Ericka qui coordonne cet aspect du projet, elle a une formation de gestion de projet et a été directrice de collection chez Soleil édition (dans la BD). Elle s’occupe aussi de la communication, des réseaux sociaux , etc.
Tous les fichiers ont été transmis au service technique de l’usine, en Pologne. Le fabricant en fait l’imposition sur les planches que l’éditeur reçoit en PDF (C’est cela que l’on appelle des Eproofs). C’est après validation de ce dernier qu’on reçoit les Cromalins.
Un énorme rouleau qui contient tous les éléments graphiques du jeu. Cela permet de visualiser le rendu colorimétrique. Il faut vérifier que les rectos et les versos correspondent bien, qu’il y a suffisamment de marge, que les traits de coupe sont bien placés, avant de valider le Bon À Tirer, dernière étape avant le travail usine. Après, plus de retour possible pour l’équipe, cette signature les engage.
Mise en production
Lipogram avait été tiré à 8000 exemplaires à sa sortie, et un deuxième tirage est déjà au dépôt depuis mars. Pour Tracks, l’équipe y croit fort et lance une production de 10 000 boîtes. Un risque calculé pour éviter une rupture trop rapide à l’approche des fêtes de Noël, une période à ne pas rater pour un éditeur.
Aujourd’hui les délais peuvent s’allonger, les chaînes de montage sont embouteillées. Un deuxième tirage prend huit semaines, il faut donc bien anticiper pour éviter les ruptures et suivre le fil des ventes.
La production de Tracks sera faite en septembre. Les boîtes seront ensuite envoyées à l’entrepôt du distributeur, qui les dispatchera dans les boutiques pour la sortie du jeu prévue en novembre.
Et après ? Le jeu intéresse plusieurs partenaires étrangers, les fichiers sons ont d’ailleurs étés pensés pour être exportables.
Sur les rails
Au moment où nous vous parlons, l’équipe a validé l’édition physique du jeu, les informations sont donc envoyées à l’usine, pas de retour en arrière possible. Il devrait arriver en novembre dans les boutiques si tout va bien, l’application sera en ligne sur Android et Apple au moment de la sortie du jeu. Elle a nécessité plus d’un mois de travail.
Un deuxième ingénieur son est venu en renfort pour construire tous les sons et bruitages. Six acteurs se sont partagés les rôles. Sans oublier le travail et les multiples retours des auteurs qui ont épuisé plusieurs testeurs afin de calibrer le jeu.
Un jeu, ce n’est pas que du carton, du matériel et des dessins, c’est aussi et surtout des gens, des idées, des discussions, et beaucoup de travail (comme dans un album d’Astérix ^^). Ce projet là semble encore plus volumineux, car il requiert l’intervention d’autres corps de métier que ceux auxquels font appel les jeux de société en général, ainsi qu’une coordination d’autant plus importante. C’est ce que nous voulions rendre compte à travers cet article.
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fouilloux 12/07/2022
J’ai tellement hâte que ce jeu sorte.
Labelle Rouge 20/07/2022
Je l’avais pas vu ce petit article sympathique 🙂 Bravo pour cette motivation et cette passion.
morlockbob 20/07/2022
Très intéressant ce – derrière le décor – cela me rappelle les bons moments de Mister X,