TIME Stories et les histoires interactives

Succès depuis ses débuts, sélection à l’As d’Or Expert pour le prouver, TIME Stories est une gamme étrange, qui aura fait couler beaucoup d’encre et de pixels : tantôt on s’insurgeait contre les scénarios à usage unique (qui ont pourtant cours depuis Sherlock Holmes Détective conseil), tantôt on criait au génie. On imaginait de grandes choses pour ce titre résolument axé vers l’exploration temporelle et ludique. On se voyait déjà fracasser toutes les limites du monde du jeu. Après une boîte de base et huit extensions, la gamme va marquer une pause éditoriale pour le premier semestre 2019 (même si un roman devrait paraître chez Bragelonne).

Je vous propose donc deux retours, tout à fait subjectifs : l’un sur l’évolution des mécanismes de TIME Stories, et un autre sur l’évolution de la narration.

 

Signalons deux choses : je sais certaines âmes sensibles au spoil. Je censurerai donc certains passages, qu’il suffira de surligner pour dévoiler. Ensuite, sachez que je numéroterai chacun des scénarios en partant d’Asylum (boîte de base, 1), jusqu’à Madame (9).

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Dans vos TIME épisodes précédents…

TIME Stories, c’était mieux avant ? Bilan.

Après cette série d’un certain nombres de scénarios, après la clôture de cet arc, on peut observer la globalité de cette première “ère” de TIME Stories. Dès le premier scénario, nous soulevions la répétitivité induite par la dynamique des runs : une fois passée la phase d’exploration du scénario, il fallait pour l’emporter trouver la séquence “parfaite”, qui permettait d’arriver à la victoire. Cela faisait d’Asylum (1) et de The Marcy Case (2) des histoires dont on oubliait parfois le contexte au profit des mécanismes.

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Pour parer à cet écueil, La Prophétie des Dragons (3) mettait en place une session en deux parties, où la deuxième (un donjon) servait à valider les choix de la première (la préparation en ville). Mais l’histoire restait relativement peu profonde. Sous le Masque (4) proposait plutôt, lui, une approche plus ouverte, avec des réceptacles divers qu’on retrouvera dans Madame (9), et la possession de chacun de ces réceptacles dévoilait des informations sur le pot aux roses. Intéressant, mais clivant pour les joueurs qui aiment à s’identifier à un seul personnage.

Expédition: Endurance (5), malgré sa structure globale très linéaire, poussait de très bonnes idées dans la stratosphère : un run très court permettait d’introduire une timeline parallèle, et de découvrir les enjeux du scénario par ce biais. Enfin, la méta-histoire se développait un peu plus. Madame (9) hérite donc du meilleur de Expédition: Endurance (5) et de Sous le Masque (4).

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Lumen Fidei (6) propose une approche chapitrée, un peu différente : les runs se font à l’intérieur d’un des trois chapitres, et la fin de run se solde d’un nouvel essai dans ce chapitre, avec en sus une couche narrative : le groupe, par ses actions, évolue sur une jauge de piété ou d’hérésie, ce qui renforçait l’immersion dans l’Espagne médiévale. Chaque chapitre proposait un gameplay à lui, renouvelant l’intérêt de la partie. Les Frères de la Côte (8), avaient pour eux un scénario d’exploration, très ouvert, avec des logiques et des sous-intrigues différentes pour chacune des factions, et un arbre narratif qui se ramifiait jusqu’à chaque frère.

Estrella Drive (7) prenait le parti pris d’un huis clos, avec un événement venant déclencher une séquence apocalyptique. Méta jusqu’au bout des doigts, Estrella Drive met le paquet sur l’ambiance, mais mise peut-être un soupçon trop dessus.

 

L’art et la manière

En termes d’évolution narrative, on peut dire que TIME Stories a cherché. Cherché comment transmettre la sensation que ça donne, d’être un agent temporel. Le principe de boucle ou de paradoxe n’a pas été immédiatement poussé au maximum et on le comprend aisément : le challenge que TIME Stories souhaite relever est une gageure : il faut livrer du gameplay, des énigmes, du scénario et une méta-histoire qui traverse les épisodes, avec les complexités d’une intrigue axée sur le voyage dans le temps, le tout en un paquet de cartes. Le titre danse en effet sur un fil, essayant de ne pas noyer les joueurs ni dans un système de jeu trop complexe, ni dans une narration trop étouffante : il est proposé une expérience à cheval entre narration et jeu, avec toujours son petit tutoriel.

De scénario en scénario, nous allons avoir un approfondissement de ces mécanismes, une approche plus fine de l’expérience narrative. Forts de leur expérience, Manuel Rozoy et les Space Cowboys n’ont eu de cesse d’améliorer la recette, d’expérimenter, de se nourrir de l’engouement – tant joueur qu’éditorial – pour le narratif. Autant dire que nous sommes intéressés par ce que l’avenir nous réserve avec le cycle bleu (The Hadal Experiment, A Midsummer Night).

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Anatomie du run

On peut presque décrire un run comme une boucle de gameplay : on a un objectif (souvent la complétion du scénario), le challenge est de parvenir à le faire dans les temps, et enfin, la récompense est la complétion elle-même, le texte de félicitations.

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Dans TIME Stories, du moins dans les premiers scénarios, nous répétons la même boucle, car les runs sont conçus pour durer l’intégralité de l’intrigue – un chemin circulaire dans Asylum (1), une arborescence plus prononcée dans Marcy Case (2). Conséquence directe : lorsqu’on échoue juste devant la porte finale, on doit répéter du contenu que l’on connait déjà bien ; au lieu de vivre une aventure, les joueurs font la comptabilité des ressources et des prises de risque sur le chemin optimal jusqu’au point d’échec précédent, après quoi le scénario reprend de manière normale. En effet, retourner au même point ne présente ni défi ni grand intérêt : on se rapproche alors du grinding que l’on constate dans certains jeux vidéo.

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Heureusement, auteurs et éditeurs ont cerné la faiblesse, et changé la façon de fonctionner des scénarios. Les deux boucles de la Prophétie des Dragons (3) et les trois chapitres de Lumen Fidei (6) en sont la preuve. C’est là où Sous le Masque (4) ou Madame (9) changent complètement la donne : en faisant assumer le contrôle de personnages complètements différents, ils changent les possibilités et les buts d’un run à l’autre. On se retrouve donc dans des runs composés de la même histoire, mais nos avatars les changent. Bel et bon.

 

Aristote vs. Hollywood

TIME Stories développe toute une histoire, au-delà des différents scénarios. La plupart du temps, c’est léger : on vous briefe en vous donnant quelques éléments de contexte et de décor. Mais certains scénarios s’impliquent un peu plus dans la vie de l’agence. Notamment avec des choses autour de Bob, l’officier qui vous donne des briefings, mais aussi sur des éléments inquiétants, notamment dans Expédition : Endurance (5) et Lumen Fidei (6). Des événements qui secouent les fondations de l’agence TIME. Et… qui ne trouvent pas tellement de suite. Il en va de même pour l’anomalie de la méta-histoire de Madame (9) (pas la disparition de Bob, hein. La tempête temporelle) : rien ne la prédisait, ni ne signifie son importance. Dommage. On en apprendra peut-être plus dans le roman TIME Stories à venir, mais il est dommage que chaque élément ne soit pas “satisfaisant” en soi.

Parlons un peu de satisfaction et de frustration narrative, en termes… plus techniques et narratologiques, avec deux axiomes bien connus des littéraires : celui de la structure en trois actes de la Poétique d’Aristote et le Plant & Payoff (ou fusil de Tchekov) très prisé des scénaristes hollywoodiens.

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La structure en trois actes découle tout simplement de l’observation des traditions littéraires grecques par le présocratique Aristote : l’unité d’action, cruciale pour le penseur athénien, implique que la tragédie contienne une seule grande action, et que cette action soit décrite par son début, son déroulement et sa conclusion. Un début, un milieu et une fin, ça ferait une histoire, quoi. Observation pleine de bon sens, certes, évidente même, mais fort difficile à observer quand on a une intrigue principale (celle du scénario) et une trame secondaire (intrigue de l’agence). Gageure à appliquer : comment donner envie de suivre cette histoire en filigrane, comment la développer, sans trop grignoter sur la trame principale de chaque scénario ? Car, autre élément du puzzle, la place allouée à la trame transversale est minime. La place sur les cartes de TIME Stories est limitée. On a quelques paragraphes parsemés à droite à gauche, un élément Cube par scénario (qui ne sert à rien dans “ce” scénario). Si on développait trop la méta-histoire dans les scénarios, ces derniers en perdraient un peu de substance, ou du moins en efficacité.

Autre pratique narrative intéressante, que l’on retrouve chevillée à toute bonne production hollywoodienne digne de ce nom : le plant & payoff, qui tire son essence d’une citation du dramaturge russe Anton Tchekhov : « Si dans le premier acte vous dites qu’il y a un fusil accroché au mur, alors il faut absolument qu’un coup de feu soit tiré avec au second ou au troisième acte. »

Seulement, avec son espace limité, TIME Stories ne pouvait pas introduire ces éléments de manière “satisfaisante” : pour que le plant & payoff fonctionne, il faut que les enjeux montent. Et malheureusement, comme on l’aura vu, les scénarios de TIME Stories ne peuvent pas accorder beaucoup de place à la méta-histoire.

DéchronologuePourquoi ne pas développer une méta-histoire sur un peu plus de volume, alors ? Si on le fait, on se heurtera à un autre obstacle : la modularité. En effet, les scénarios de TIME Stories sont faits pour se jouer dans n’importe quel ordre, et ce malgré leur sortie régulière. Comment créer une histoire qui a du sens lorsqu’elle peut être vécue dans n’importe quel ordre, et pas toujours avec la même intensité ou le même détail ? (Eh oui, certaines personnes évacuent vite le briefing de Bob car il s’agit à chaque fois d’un didacticiel.) La solution réside peut-être dans l’ironie dramatique (le fait de savoir une information dont les personnages n’ont pas connaissance) : elle permettrait de mettre en lumière certains éléments de l’intrigue. Le Déchronologue de Stéphane Beauverger est un fabuleux roman exploitant ce principe (abordant, en sus, des thématiques très temporelles ; je recommande !). Mais là encore, on omet la notion de choix.

Dès lors que l’on rajoute la notion d’interactivité à ce puzzle, il devient plus complexe que jamais ; il aurait fallu cartographier toute la méta-histoire dès le début, et créer les différentes briques dans le but de laisser un espace d’expression aux joueurs. Vraiment, vraiment complexe – on comprend aisément qu’auteurs et éditeurs de TIME Stories se soient concentrés sur l’expérience “première” du jeu, à savoir les histoires internes de chaque scénario…

 

 

Neuf cubes pour les agents temporels…

Enfin, l’énigme finale de cette saison de TIME Stories (à la fin de Madame, 9) implique d’aller repêcher les neuf cubes (si vous les avez trouvés) dans les boîtes de scénarios de TIME Stories. Et là, la frustration a atteint son comble pour moi. Nous n’avions pas les boîtes indépendantes sous la main. Parce qu’on ne joue pas toujours au même endroit (donc on ne se balade pas avec toute la gamme sous le bras), parce qu’on peut aussi prêter / donner les scénarii une fois faits (voire les vendre sur le marché de l’occasion). Je me dis aussi que les gens qui vont faire Madame mais pas à la suite de tous les autres vont grogner de ne pas avoir « la » conclusion. Aurait-il fallu autre chose ? Un QR code à scanner et à logger dans un compte sur le site de TIME Stories, pour parer au problème physique ? Une autre solution pour ne pas finir sur une note amère (et au relent mercantile), comme une conclusion agréable pour l’agence, avec un « mini-mini-scénario » seulement sur le site ? 

 

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L’art est (très) difficile, et la critique, facile, dans ce cas. Ce n’est pas pour autant que TIME Stories échoue à raconter des choses, bien loin de là : au contraire, au travers de la gamme et de son évolution, en plus de faire vivre des histoires excellentes, il laisse filtrer un certain regard sur lui-même, sur le game design et la narration dans les jeux. Intéressant et méta, non ?

L’avenir de TIME Stories, avec le cycle Révolution (ou cycle bleu), nous dira si la recette change fondamentalement.  

 

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7 Commentaires

  1. LePionfesseur 07/03/2019
    Répondre

    C’est pour ce genre d’article que je tip Ludovox !

    Est-ce que l’on pourrait dire que les Livres dont vous êtes le héros se sont cherchés un peu de la même manière en terme de narration ? Au début on avait les défis fantastiques qui avaient l’inconvénient de proposer des chemins qui mènent directement à la mort du joueur et donc obligeaient à recommencer le livre-jeu en boucle jusqu’à trouver le bon chemin puis on a eu d’autres gammes comme les fameux Loup Solitaire qui ont changé à la fois le système de jeu mais aussi les enjeux narratifs (car l’histoire se déroulaient sur plusieurs tomes et n’était pas un « one-shot »).

  2. Macnamara 07/03/2019
    Répondre

    Merci pour cette approche, très intéressante et bien construite. Je suis à 200% d’accord sur le « final » de Madame qui a chez nous aussi fini en pétard mouillé, pour les même raisons. Il manquait clairement une signalétique « nécessite d’avoir joué tous les scénarios précédents et avoir les éléments du metagame sous la main. »

  3. acariatre 07/03/2019
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    Génial article ! Une prise de recul érudite sur la complexité du « système » T.I.M.E Stories. Les jeux à histoire peinent naturellement à ménager la liberté de choix des joueurs tout en gardant le contrôle de la narration. TS ajoute à cette complexité en introduisant cette méta-narration entre scénarios.

    Je suis resté à la porte de l’expérience après avoir joué les 3 premiers scénarios, à cause justement d’une perte vide du plaisir ludique lors des runs répétitifs. Cet article me donne envie de réessayer un scénario plus tardif. Et j’attendrais un prochain article Ludovox ou le roman à venir pour comprendre les arcs globaux.

  4. -Nem- 08/03/2019
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    Beau bilan de cette première mouture de Time Stories. Pour nous aussi le soufflé est un peu retombé après trop de runs répétitifs… Néanmoins de temps en temps on rattrape notre retard et ça reste quand même toujours agréable de se replonger dans un nouvel univers. Je vais continuer à suivre de prêt ce qu’ils ont prévus pour la suite du coup.

  5. Eyridïl 08/03/2019
    Répondre

    Bel article !

    Par chez nous le plaisir est intact et la frustration à fini par faire partie intégrante de ce plaisir. On est 4 depuis le début, on a joué les scénario dans l’ordre et à chaque fois que nous finissons un scénario il y avait débat autour de la table comme rarement autour d’un jeu de société (hors JDR). Toujours un peu de frustration mais qui nous donnait encore plus envie de voir arriver le prochain scénario en espérant avoir des réponses.

    Je comprends complément que cette mise en haleine ne fonctionne pas sur tout le monde. L’évolution de la mécanique de jeu a été parfaitement expliquée ici et nous avons ressenti les mêmes points forts/points faibles. Mais au final ce qui nous botte le plus c’est l’histoire, l’immersion visuelle (il y a un boulot d’illustration dantesque !) et la méta-histoire, quitte à ce que la mécanique soit parfois répétitive on aime essayer d’aller fouiner dans les moindres recoins histoire de n’être passé à côté de rien (et pourtant on est passé à côté d’1 cube).

    Bref on a qu’une seule hâte c’est de voir à quoi va ressembler le cycle bleu et s’il va nous apporter des éléments des réponses quant aux questions évitées. Où tout cela va-t-il nous mener d’un point de vu « scénaristique » et « mécanique » ? Ce jeu est un vrai incubateur à essai de mécanique ludique au final, et les possibilités sont encore vaste. Un vrai champ des possibles qui titille bien ma curiosité (mais je crois que ça c’est compris)

  6. Tuin 15/04/2019
    Répondre

    Grosse frustration sur le méta-arc narratif. D’une part parce que l’envie et l’anticipation étaient particulièrement grandes, eu égard aux possibilités. Et d’autre part parce que finalement, bien peu de temps (ou devrait-on dire comme l’auteur, d’espace sur les cartes) y a été consacré et que l’énigme final est finalement bien pauvre (outre le fait que certains cubes portaient bien la mention « à conserver » mais pas d’autres…).

    Enorme satisfaction ludique. De part les innombrables initiatives mécaniques qui ont été mises en oeuvre au court des neuf scénarios (dont les principales sont mentionnées dans cet article). Par la volonté de renouveler l’expérience ludique avec des cartes et quelques jetons. Et par la qualité de production, bien entendu, surtout par le nombre et la qualité des illustrations. Et par les expériences ludiques disctinctes, qui permettent à tout le monde de s’y retrouver.

    Très intéressant de voir comment différents groupes ont assimilé différemment le même matériel : certains ont souhaité découvrir en jeu toutes les cartes, quitte à refaire de nombreux runs, d’autres souhaitaient atteindre l’objectif en un seul run, en maximisant le score.

    Autant ces deux années d’aventures ont été uniques, autant je crains que notre équipe n’ait été trop frustré par le final pour s’y remettre pour trois nouvelles années. Cet aspect de final du méta arc narratif ne doit d’ailleurs pas occulté le fait que le scénario Madame est probablement l’un des tous meilleurs de la série.

  7. Chrys 21/07/2019
    Répondre

    Merci pour cet article,

    n’oubliez pas de visiter le site https://www.thetimeagency.net/#/home

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