Take Time – Tempus fugit

Take Time est un jeu coopératif à communication limitée ; on pourrait dire comme The Mind, Ritual, ou comme un jeu de Julien Prothière (Kreus/Dame Nature, Story Box, Spirit…). Et ça tombe bien, puisque c’est un jeu dont il est co-auteur, accompagné d’un auteur dont c’est le premier jeu publié, Alexi Piovesan.

 

Profite du jour : vers l’action

Si on voulait mal le résumer, Take Time serait The Mind qui va jusqu’à 12. 24 cartes numérotées, 12 de jour et 12 de nuit, allant chacune de 1 à 12, constituent un pool dont la moitié sera distribuée. Aux joueurs de jouer les cartes, chacun son tour, pour “ordonner l’horloge”, c’est-à-dire obtenir des cartes dont la somme est égale ou croissante sur chacun des six quartiers de l’horloge qui représente le niveau que l’on joue. Vous jouez face cachée, bien sûr, et tout sera révélé en fin de partie. Ici, on a le sens du spectacle, que voulez-vous. On pourrait penser au hasard, sauf que durant la partie, les joueurs peuvent décider de jouer certaines cartes face visible – en fonction du nombre de joueurs, et aussi en fonction du nombre de parties perdues sur ce niveau.

Mais ce n’est pas tout : chaque niveau a des contraintes qui permettent de savoir quoi poser à quel endroit ; ici, une seule carte noire, là, une somme qui devra être entre 20 et 30 à la fin de la partie. Ces points focaux rajoutent de la contrainte, mais surtout, guident l’attention des joueurs vers une distribution de valeurs précise, vers un type de jeu ou de communication. 

Un ludochrono pour les règles en  vidéo

 

Trois cartes exactement doivent avoir la plus haute somme, et une seule carte blanche exactement doit se trouver sur la plus basse somme. Voilà la contrainte du tout premier niveau !

 

 

Mais ce serait desservir Take Time que de s’en arrêter là : d’une part, si l’on joue en sens horaire, le premier joueur est auto-choisi. Si vous pensez avoir l’ouverture idéale, alors vous pouvez choisir d’être premier. Cette élégance est un autre biais de communication, un autre outil. Choisir de jouer face visible ou cachée permet là aussi d’expliquer sans parler qu’une carte est hors des clous ou “normale”. L’apprentissage doit se faire pour chaque groupe, et il y a autant de façons de communiquer que de groupes, voire d’individus – même si dans le cadre du jeu on n’a pas cent mille options. Assez, cependant, pour ne pas parvenir à se comprendre ; bien qu’il soit joué de façon très silencieuse et studieuse, Take Time est un jeu plein de bruit. Comprenez bruit dans le sens du game design, c’est-à-dire de parasite au jeu optimal : on sait exactement ce qu’il faut faire, mais on est perturbés par les cartes cachées. On est perturbés par le fait que seule la moitié du jeu soit donnée. On est perturbés par les objectifs du niveau en cours. À nous de trouver comment communiquer au-delà de ce bruit, sans mots. On joue en présence de l’esprit des autres, avec l’impossibilité de ne pas ressentir leur personnalité, leurs impulsions, leur langage à eux.

 

Prends ton temps : l’injonction

Rien que cela, c’est plaisant, très même ; quiconque a vécu l’avalanche The Mind il y a quelques années le sait, mais sait aussi que ce genre de jeu n’est pas fait pour tout le monde. Je doute que si ce genre vous est hermétique, Take Time parle à votre âme joueuse : vous aurez les mêmes crispations, les mêmes barrières. Mais ce nouvel opus apporte bien des choses à la formule établie par Wolfgang Warsch.

Quelques chiffres et deux couleurs : aussi simple que ça.

 

Tout d’abord, la variabilité : une fois que vous avez terminé un niveau, vous passez au suivant, aux contraintes légèrement différentes, vous forçant à vous adapter. Bien entendu, la complexité va croissant, puisque dix enveloppes contenant chacune 4 niveaux (3 normaux et un niveau final plus relevé). Chacun de ces “mondes” propose de nouvelles contraintes, de nouvelles façons d’aborder le problème de la réorganisation des chiffres, pourtant aux abords si simples. On débriefera d’ailleurs souvent de comment aborder un niveau, des causes probables d’un échec. Souvent, toujours même, il s’agit d’une mauvaise communication : soit quelqu’un a trop poussé pour essayer d’accomplir quelque chose tout seul, soit quelqu’un a trop forcé, ou mal priorisé, ou paniqué face à une main qui semblait ne pas répondre aux contraintes imposées par la cruelle horloge. Ces phases de discussion sont parfois très apaisées, parfois plus chaudes, car on y détricote l’échec ; mais jamais elles ne manquent d’intérêt.

Il est temps de comparer un peu Take Time et Ritual (que j’ai poncé ! ‘(Just Played)) car la structure en niveaux y est un peu similaire. Ritual ne change que la finalité de ses niveaux (les rituels) quand le début de partie est identique ; Take Time renouvelle toute la formule à chaque niveau, en twiste la base, tout en pensant à l’expérience utilisateur : vous pouvez ranger les niveaux que vous ne souhaitez plus faire dans l’enveloppe des regrets pour les rejouer lorsque vous en aurez envie. Gentille attention aux joueurs. Et une douzième enveloppe contient… des spoilers. Mais là encore, une attention sympa pour les joueurs qui auraient été très loin dans l’expérience.

 

Mono no aware : la contemplation

Quelque part, au-delà de la communication, Take Time est un jeu sur la patience. Il faut prendre le temps de faire chaque niveau, de réfléchir à comment aborder le niveau, de prendre le temps d’échouer et de persévérer. On trouve un temps en rupture de celui présenté par le reste de la production ludique : il est assez difficile de ne pas considérer la campagne en jouant une partie isolée. On est invités à vivre la diversité des niveaux proposés sans barrière à l’expérience, invités à progresser sans heurt. Il y a une dizaine d’années, on aurait dit qu’il s’agissait du Dark Souls des jeux coop à communication restreinte.

 

Mais on fait fi d’une narration qui peine à s’intégrer au genre (The Crew) ou qui est trop anecdotique (My City) ; Take Time préfère raconter tranquillement les choses via ses illustrations, sans pour autant en faire des chichis. Alors qu’il y a un souffle qui traverse tout le jeu, une certaine perfection éditoriale et visuelle. On est bien loin des lapins ninjas de The Mind : ici, le jeu se prend au sérieux. Les cartes et les étuis avec un foil doré, les horloges magnifiquement illustrées par Maud Chalmel, avec des scènes évoquant le passage du temps pour les mondes, le côté solennel de tout le jeu. Mais on n’est pas dans de la vaine prétention ; bien au contraire, le poids du temps se rappelle dans les chiffres gothiques de l’horloge, dans le marbre des cartes, dans la solennité de tout l’appareil ludique.

Les niveaux de la première enveloppe (avec le « boss » en bleu). Ne vous inquiétez pas pour le spoil, il vous reste pas mal de contenu à découvrir.

 

 

Ne pas voir le temps passer

Je sors de Take Time un peu comme je sors de Ritual ou The Mind : en relevant la tête après avoir plongé dans le jeu, je n’avais pas vu le temps passer et j’avais joué un… nombre certain de parties. J’ai vécu un moment différent, j’ai apprécié lutter contre le chaos et l’incompréhension, je me sens diverti et légèrement grandi d’avoir franchi les obstacles. Mais sans la complexité d’un Spirit Island ni la frénésie d’un Kitchen Rush : ici, le maître mot c’est de guider les joueurs avec une main fantomatique, mais bel et bien existante, dans une expérience douce et cruelle à la fois, dont les angoisses sont dissipées par les triomphes. Mais on pourra ressusciter les vieux débats, “est-ce un jeu ou une activité ?”, “où est le fun dans ce qui n’est au fond ‘qu’une réussite ?’” Je n’ai pas plus de réponse à apporter qu’à l’époque.

Difficile de ne pas approcher Take Time comme un succès. Déjà, il est plus grand que la somme de ses parts, puisque très bien travaillé, mais chacune de ses parts, justement, a donné son meilleur. Un des grands jeux de cette année, à n’en pas douter, et un grand jeu tout court.

 

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2 Commentaires

  1. Conan le berbère 03/10/2025
    Répondre

    Merci pour cet article qui explicite tout le bien que vous en avez dit jusqu’ici!

  2. Alfa 04/10/2025
    Répondre

    Un bel article un peu poétique pour ce jeu onirique et contemplatif . Merci

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