Lords of Waterdeep – Tirez les ficelles d’Eauprofonde !
Lords of Waterdeep ne m’attirait pas spécialement au début. Le fond de Donjons et Dragons ne me disait rien, mais les mécanismes de placement d’ouvriers et les éloges entendus sur ce titre m’obligeaient quelque peu à me jeter à l’eau. Surpassant ma morgue initiale, je me suis donc plongé dans les règles ultra-simples de ce jeu à l’allemande américain.
Après compulsation rapide (et tardive, ce qui m’a tout de même amené à une erreur d’interprétation) des règles, je l’ai apporté en soirée jeux. Untel s’est esbaudi sur le feeling « roman fantasy très daté nineties », un autre sur la qualité et la quantité du matos, et l’accro aux cubes nous a encore lâché un filet de salive.
Il faut bien avouer que le matériel a une saveur toute particulière, un peu étrange, et qu’il est idéalement rangé dans le thermoformage au poil ! Autre super réussite pour l’ergonomie globale du jeu, qui ne laissera personne sur le carreau.
Nage en eaux claires
Le but est donc de prendre le contrôle de la mignonnette ville d’Eauprofonde, ville bien connue des rôlistes ayant pratiqué les univers officiels d’AD&D. Chaque joueur incarne un des seigneurs de la ville, à la tête d’une des cinq grandes factions. Pour l’instant, ça semble bateau, mais que l’on se rassure : il y a un twist. Chaque faction gagnera de l’influence en réalisant des quêtes, et qui dit quête dit… aventuriers. Eh oui, le but est donc de garder un max d’aventuriers à la taverne le temps de leur trouver une occupation !
Pour agir sur la ville, les seigneurs possèdent des agents qui iront s’enquérir des quêtes à accomplir, recruter des aventuriers, récolter leur dû en monnaie sonnante et trébuchante, ou superviser la construction de bâtiments pour leur guilde. Ce système de manipulation très indirecte renverse les codes bien connus dans le jeu de rôle : les aventuriers ne sont alors que les pions d’un seigneur qui tire les ficelles ! Il est donc difficile de ne pas sourire à cette prémisse, et de la narration qui en découle.
Onze cartes Lord, autant d’objectifs secrets, viennent changer la dynamique de partie. Chaque seigneur octroie des points de victoire en fin de partie, pour chaque quête accomplie, de deux types parmi les cinq (magie, commerce, guerre, piété, magouilles). Un onzième score en fonction de ses propres bâtiments.
À noter : les types de quête ont un prérequis qui leur est propre (mais qui peut être répercuté à l’envi sur d’autres types), par exemple, les quêtes de commerce vous demanderont toujours de dépenser des sous pour les réaliser. Plus profond encore, dans ces quêtes, des sous-mécanismes apparaissent : les magouilleurs jouent sur les intrigues, les prêtres sur la conversion d’unité (wololoooo, wololooooo) et les mages sur les effets exotiques (bon, ben je reprends mon agent, et je le réassigne là. Bim). Par exemple.
Caprice des lieux
Chaque joueur, à tour de rôle, place un agent sur un emplacement disponible et produit l’effet du lieu. On se retrouve dans un schéma classique de jeu de placement d’ouvriers ou tout marche à la frustration : certains bâtiments deviennent vite trustés par les autres joueurs quand d’autres sont délaissés. Même si tous ont un intérêt, hein. Pour ne pas révéler sa stratégie, on se rongera le frein, en espérant avoir plus de latitude pour le prochain placement. Si l’on masquait le thème et l’artwork, on pourrait aisément faire passer ce jeu pour un allemand de première catégorie, à quelques exceptions près. Tous les lieux deviennent occupés et choisir un emplacement en fin de tour tient du calvaire.
Au cinquième tour de jeu sur les huit que compte la partie, chaque joueur récupère un agent supplémentaire, à dispatcher dans des endroits plus sympa. Notez que j’ai bien dit, en substance, que le plateau était encombré comme un métro en heure de pointe, mais ce n’est pas tout : des bâtiments peuvent – et vont – se construire au fur et à mesure de la partie. Ceux-ci sont assez typiques des jeux de placement : leur propriétaire obtient un bénéfice si jamais un autre joueur vient y poser son meeple. Caylus bonjour !
Trashy
Malgré tous les poncifs du jeu à l’allemande que je viens d’énoncer, on ne se sent absolument pas dans un jeu austère, voire radin en interaction. Bien entendu, on reste attachés à du placement radin : pour une action réussie de notre part, on se sentira floué sur le reste. Donc, déjà, le thème amène à un peu plus de confrontation et des artworks moins austères que, disons, Troyes ou Agricola. L’avantage d’un jeu à licence, c’est qu’il y a une quarantaine d’artistes sur le coup, et pas des plus dégueulasses.
Des éléments diplomatiques viennent pimenter la mise, et un peu plus agressifs que ce dont on a l’habitude dans de l’eurogame bien classique. Des cartes Intrigue viennent pimenter la mise, avec un lot d’effets très variés comme on en connaît dans les jeux plus ameritrash. Elles sont de trois types :
- Utility : ces cartes permettent de rendre le jeu plus facile pour soi, en récupérant des ressources supplémentaires, en réassignant ses agents, en donnant plus de souplesse sur les quêtes actives. Mais bien souvent, elles ne sont pas unilatérales : elles proposeront au joueur qui les joue d’avantager un autre joueur, ou donnent un avantage tactique conséquent pour tout le reste de la table. Il reste toujours avantageux de jouer une carte utility, mais le timing sera essentiel pour en tirer le profit maximal. Le brin de kingmaking ainsi créé permet de réguler les inégalités et de tirer les scores vers le haut – sauf comportement de joueur un peu bête qui aide le mieux loti à s’en sortir.
- Attack : les cartes d’attaque sont des ralentissements ponctuels qui ôtent une partie de leurs ressources aux ennemis. Mais à tous, hein. Il n’y a pas d’arbitrage par le bas qui tienne.
- Mandatory quest : la voilà, la vraie source de troubles, bien frontale, bien dégueulasse. Vous collez une quête absolument pas épique à un de vos adversaires, et il devra la résoudre avant toute autre. Bien entendu, en plus de lui faire gaspiller de précieuses ressources, la quête sera absolument radine en points de victoire.
Ce n’est pas tout : les quêtes elles-mêmes ont des effets intéressants et divers. En plus d’octroyer des points de victoire, elles attribuent aussi certaines ressources (aventuriers, monnaie, cartes quête ou Intrigue, voire des constructions de bâtiment gratos). La transformation de ressources engendrée par ce moteur me semble assez fine car elle se combine très bien à l’objectif secret que représente le Lord of Waterdeep. Préférerez-vous réaliser moult petits objectifs pour profiter de votre Lord, ou allez-vous vous jetez sur les grosses quêtes bien grasses qui vous rapporteront jusqu’à 25 points de victoire par tête ? À vous de choisir.
Enfin, certaines quêtes – les plot quests – ont un effet permanent une fois marquées : vous donnant un meeple de plus ou une ressource de votre choix supplémentaire par tour, elles peuvent s’avérer à double tranchant : déjà, elles ont la fâcheuse tendance à rapporter moins de points de victoire et secundo, elles restent visibles, vous mettant sous les feux des adversaires. Quoi de plus visible qu’un adversaire qui récupère des ressources gratos, ou qui joue une action de plus ? Même s’il vous a fallu vous saigner à blanc, les adversaires vont immédiatement vous identifier comme le grand gagnant du moment que vous avez un objectif cool de rempli.
L’interaction est peut-être plus forte que dans votre jeu allemand typique, mais n’est pas non plus au pinacle de la confrontation. Pour autant, Lords of Waterdeep n’a pas tellement les fesses entre deux chaises et est bien positionné là où il est. Certes consensuel car mélangeant un peu tous les styles, mais fait avec une certaine intelligence dans les choix.
L’arbitrage et ses possibilités change beaucoup en fonction du nombre de joueurs, mais de toute façon, le jeu a tendance à tirer les joueurs vers le haut plutôt que de les enfoncer. On n’est donc jamais (trop) frustré par ce titre !
Verdict
Lords of Waterdeep m’a un peu laissé sur le carreau : après la première partie, j’ai trouvé ça cool sans pouvoir dire pourquoi. Et la deuxième, et la troisième m’ont laissé cette impression un peu flottante. J’ai fini par trouver : en fait, c’est simplement que le jeu est bon. Il est joli, ergonomique, simple, ne manque pas de profondeur, mais ce qui lui fait défaut, de mon point de vue, c’est une certaine étincelle de folie. La licence D&D se prend ici très au sérieux et pourtant l’humour aurait été une bonne ficelle de narration. Ou alors quelque chose de plus noir, au choix.
En bref, ce jeu est une très bonne expérience, à la croisée des chemins, et les règles s’expliquent toutes seules. Le placement d’ouvriers proposé ne défrisera personne, mais le titre a le courage de se positionner dans une logique un peu plus concurrentielle que ses voisins.
J’ai en revanche trouvé les débuts de partie un peu trop lents à mon goût, et j’aurais largement préféré avoir un peu plus de poids dès le début, pour que le jeu décolle plus vite. Du coup, les deux premiers tours ne sont pas super passionnants, mais permettent une entrée en douceur dans le monde de la pose d’ouvriers. On sent que le jeu se lance vraiment au moment où on récupère notre agent supplémentaire, donc au 50% de la partie, en gros.
Très agréable à manipuler, très fluide, malin dans certaines prises de positions, Lords of Waterdeep n’innove pas : il préfère opter pour quelque chose qui marche bien. C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes ? P’têt’ ben qu’oui.
En court, c’est super cool et super bien réalisé, mais ça pourrait être encore plus funky.
Un jeu de Peter Lee, Rodney Thompson
Illustré par Mike Schley, Noah Bradley, Ralph Horsley
Date de sortie : 03/2012
De 2 à 5 joueurs
A partir de 12 ans
Durée moyenne d’une partie : 60 minutes
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TheGoodTheBadAndTheMeeple 02/02/2015
Le jeu est dans la lignée éditoriale de Wizard of the Coast, peu d’innovation mais du meilleur pour tout le monde.
Le jeu plait à mon avis par sa simplicité et a profondeur. L’extension elle, brille une nouvelle fois par son caractère indispensable ! Simple et efficace.
Ce n’est pas un jeu fun, c’est un jeu à l’allemande, pur et dur.
ChrisE38 02/02/2015
L’extension Scoundrels of Skullport est aussi excellente, je la recommande chaudement !
De même pour l’application iPad : foncez dessus pour tester le jeu
(et continuer à y jouer beaucoup :), y compris avec l’extension,
avec en plus un plateau animé pour la ville avec des cycles jour/nuit, des bateaux qui partent et arrivent,
des mouettes (ça sert à rien mais c’est joli 🙂
Sha-Man 02/02/2015
Un des rares jeux à l’Allemande que j’apprécie. Le thème ? Peut-être mais pas seulement.
Le fait que le jeu est très fluide avec une frustration pas trop marquée joue beaucoup.
Malgré tout, je trouve qu’avec la boîte de base, malgré ce sentiment de jeu assez agréable, les parties ont tendance à se ressembler un peu et être un poil linéaires avec peu de « rebondissements ».
Déformation d’améritrasheur je suppose…
Umberling 02/02/2015
Oui, c’est bien le reproche que je lui ferais : une fois qu’on est lancé sur sa stratégie, on avance tout droit. Il n’y a pas tellement de circonstances extérieures pour changer les plans.
Je m’aperçois que j’ai également oublié de parler du scoring variable : à deux on contrôle mieux le jeu avec plus de meeples par joueurs, donc on score plus haut. Le record d’optimisation étant pour l’instant 252 à 194 PV. Alors qu’à 5, la partie se joue plus vers les 110-120 PV…
Djinn42 02/02/2015
Il sort en français ?
Ce jeu me fait drôlement envie d’un coup.
Shanouillette 02/02/2015
Malheureusement ça n’est pas prévu. Mais le jeu n’a pas beaucoup de texte, que sur certaines cartes.
Umberling 02/02/2015
Je dirais qu’il a une quantité non négligeable de texte, notamment sur les cartes intrigue, mais :
Sha-Man 02/02/2015
Si on se croise, on te le fait tester, on l’a à la maison.
Zuton 02/02/2015
Oui, très bon jeu de pose d’ouvrier à l’allemande dans un univers D&D : il fallait oser !
C’est fluide, simple (donc facilement sortable) avec quelques petits coups vaches possibles grâce aux cartes « intrigue ».
L’extension « Scoundrels of Skullport » en comprend deux , l’une assez légère intitulée « Under-Mountain » et l’autre plus conséquente nommée « Skull Port ». Chacune peut être ajoutée au jeu de base ou les 2 combinées pour enrichir le jeu.
Elles apportent donc son petit lot de renouvellement avec dans le détail :
2 nouveaux mini-plateaux avec 6 lieux action supplémentaires (3 dans le « Under-Mountain » et 3 dans le « Skull Port » )
des nouvelles cartes « quête » (60), « intrigue » (50) et Seigneur de Waterdeep (6)
des nouveaux bâtiments (24)
la gestion d’une nouvelle ressource : les crânes bleus de corruption, qui sont associés à des actions puissantes mais synonymes de pertes de PV en fin de partie selon une piste de corruption (certaines quêtes ou carte intrigue permettent de s’en débarrasser ou d’augmenter leur valeur négative de PV)
le matériel pour accueillir un 6ème joueur
Le niveau d’anglais requis est faible sauf pour la lecture de certaines cartes quête qu’il faut absolument faire partager (quand on comprend…) aux autres pour vivre un semblant d’aventures !
Le seul point négatif du jeu (et non corrigé dans l’extension ni dans la version iPad) est l’utilisation de cubes en lieu et place de nos unités recrutées : vraiment pas terrible pour l’immersion !
Des sites proposent des meeples plus adaptés comme ici.
Djinn42 02/02/2015
Bon, je suis définitivement un pousseur de cube. Cet article m’a fait de l’effet.
Comment je vais annoncer à ma famille ?
Shanouillette 03/02/2015
avec des mots simples et sincères. Tout se passera bien, ils t’aiment.
TheGoodTheBadAndTheMeeple 03/02/2015
Un cube orange est un guerrier
Un guerrier est un cube orange…
Un cube violet est un sorcier
Un sorcier est un cube violet…
La carte est-elle le pays ? Le pays est-il la carte ? tant de questions aristotéliciennes…