Iki : La voie du jeu
Iki de Koota Yamada est sorti initialement en 2015 chez Utsuroi, la maison japonaise de l’auteur. Celui-ci avait lancé un Kickstarter pour financer son projet, et si l’opus est finalement arrivé chez nous, ce n’est que par le biais de l’import et par un jeu de bouche-à-oreille plutôt élogieux ; Iki proposant une mécanique ingénieuse de roue que n’aurait pas renié un maître comme Mac Gerdts (Concordia). Je fais partie de ceux qui ont découvert cette œuvre peu après Essen 2015.
L’éditeur français Sorry We Are French a décidé de l’éditer chez nous dans une toute nouvelle version. Si j’adore le jeu original, il souffre de quelques écueils notamment dans son ergonomie et l’éditeur français avait promis de retravailler cet aspect. Nous en parlions dans cette interview avec Matthieu Verdier (développeur) et David Sitbon (illustrateur).
Marché de plein vent, artisans à l’ouvrage, bonheur fugace.
J’ai toujours été attiré par la culture japonaise, mélange de tradition et de modernité, de contemplation et d’énergie. Avec Iki nous sommes plongés dans le Japon de l’ère Edo, l’ancien nom de Tokyo, époque située entre 1603 et 1863.
Dans Iki, nous allons déambuler dans le marché de Nihonbashi durant une année complète, soit 12 tours (plus un dernier) et nous allons recruter des artisans, acheter des poissons, des pipes et du tabac, construire des bâtiments, tout cela afin de gagner le plus de points de Iki. Ces ikis qui donnent leur nom au jeu symbolisent l’art de vivre, une forme de Dolce Vita à la japonaise. Ce zen apparent est toutefois interrompu par des incendies, car en effet à cette époque des feux se déclenchaient régulièrement, les bâtiments étant en bois ils se propageaient assez rapidement et pouvaient ravager des quartiers entiers. Si l’on n’y prend pas garde, c’est ce qu’il pourrait bien arriver.
Nos mois (= tours) sont toujours rythmés de la même manière : La piste d’incendie définit l’ordre du tour, et, dans cet ordre, chaque joueur va pouvoir choisir le nombre de déplacements qu’il souhaite réaliser sur le marché. Nous allons soit percevoir notre revenu de 4 mons (l’argent de l’époque), soit recruter une carte personnage parmi celles présentes et la placer dans une des salles du marché. Ensuite, nous réalisons notre déplacement avec notre gros Meeple Oyakata, jouons l’action du quartier où il arrive, ainsi que l’action de la carte d’un personnage présent (qu’il soit à nous ou à un adversaire).
L’ordre du tour de Iki est malicieux, car se déplacer peu c’est aussi avoir plus de choix pour engager l’artisan que l’on souhaite et surtout le placer là où nos adversaire ne manqueront pas de profiter de ses capacités. Or, si nos adversaires viennent chez nous, nous en profitons directement, comme nous allons le voir. On arbitre ainsi en fonction des besoins du moment et de la stratégie que l’on met en place. C’est là où les petits jetons sandales peuvent être intéressants puisqu’ils augmentent notre déplacement de une case, ce qui donne plus de flexibilité.
Artisans japonais, patrimoine culturel, trésor national
Les cartes personnages sont au centre du jeu : chaque famille (colporteurs, artisans, maitre, marchands, etc) est utile. Ce sont elles qui vont construire notre moteur, nous faire bénéficier d’actions sur le plateau, mais nous donnent aussi des revenus. Leur placement au marché est important, pour les rendre intéressantes aux autres joueurs.
Quand on active un personnage, on réalise l’action et ça s’arrête là ; mais quand on active celui d’un autre joueur, son artisan va gagner en expérience et aussi en efficacité. Concrètement on monte son Meeple Kobun sur la carte en question, et en fin de saison il apportera un revenu plus intéressant. Voire même, il pourra partir en retraite s’il arrive au bout de la piste, ce qui aura deux avantages : avoir le revenu le plus élevé en fin de saison et ne plus avoir besoin de nourrir cet artisan. Cela offre donc une mécanique d’interaction positive, voire d’interrelations, avec des personnages bien utiles à tous. Une des clés du jeu sera d’aller chercher les cartes personnages que les autres auront envie d’activer, surtout en les plaçant sur des lieux où ils vont se rendre prochainement (ou en tout cas à ce tour) pour l’optimiser au mieux. Il est à noter que si aucun joueur ne vient jouer sur nos cartes, pas de panique, nos personnages prennent aussi de l’expérience quand on réalise un tour entier du marché (il ne vous aura pas échappé que l’on réalise une rotation autour de ce marché de Nihonbashi, durant une année au rythme des saisons).
On peut donc être tenté d’aller plus vite, mais celui qui a choisi le plus de déplacements jouera en dernier. Par conséquent, il n’est jamais sûr que l’action qu’il souhaite réaliser soit encore disponible.
Le cycle est inhérent au jeu : chaque tour on recrute un personnage ou l’on prend 4 sous. De même, on ne pourra poser que quatre Meeples Kobun sur le plateau, il faudra donc un départ en retraite pour pouvoir en accueillir de nouveaux.
Tous les trois mois il faudra aussi nourrir nos artisans sur le plateau, sans quoi ils nous quittent. C’est aussi à ce moment là que l’on perçoit leurs revenus et que l’on peut gagner des des points de Iki avec les bonus d’harmonie des Nagayas : nous allons marquer des points selon nos cartes, selon leur emplacement sur le marché et leur couleur, et là encore on va pouvoir bénéficier des placements des autres joueurs et leur faire bénéficier de nos choix aussi. Encore une forme d’interaction intelligente qu’offre le jeu.
Bâtiment de bois, feu qui crépite, impermanence
Je vous avais parlé du feu. Par trois fois dans la partie, nous allons piocher une tuile au hasard et un incendie va se déclarer dans un des quatre coins du marché. S’il n’est pas arrêté, il va se propager jusqu’au bout de l’allée en réduisant toutefois sa force à chaque avancée. Sauf si un joueur possède un niveau suffisant sur la piste d’incendie pour l’arrêter, dans ce cas le feu est stoppé immédiatement. Dans le cas où l’incendie se propage, il brûle les cartes placées, petit à petit, elles seront défaussées.
Oui, c’est sévère, mais vous pouvez vous y préparer de plusieurs manières : soit en maîtrisant l’incendie via la piste dédiée (certaines actions du marché/cartes vous permettent d’y progresser), soit encore en vous plaçant derrière un personnage d’un autre joueur qui lui, maîtrise l’incendie (et l’arrêtera donc pour vous). Ce qui peut être dangereux, car s’il l’envoie juste avant en retraite il ne fera plus bloc. On peut aussi faire en sorte que nos personnages partent en retraite avant que l’événement de l’incendie ne survienne. Bref on n’est pas dépourvu face à cette destruction, on ne sait juste pas où elle arrivera.
Et oui, l’incendie se déclenche au hasard, et oui, il peut nous tomber dessus trois fois dans la partie. Mais c’est la vie, et elle est injuste ^^ Car oui, c’est aussi ce qui donne de la Vie au jeu, du palpitant, car non tout ne se déroule pas toujours comme prévu, et si on n’aime pas cela, alors il ne faut pas jouer à Iki (ou se prémunir de l’incendie ;)). Cette petite mécanique a une saveur très feldienne, je pense notamment aux Catastrophes de L’année du Dragon (même si elles sont prévisibles) ou la peste dans plusieurs de ses jeux, notamment Notre Dame ou encore Bruges. Qui aurait idée d’enlever ces éléments si essentiels à ces titres ?
Les bâtiments qui sont un moyen de marquer beaucoup de points de victoire seront en général construits en fin de partie, principalement pour éviter ce genre de désagrément, toutefois il arrive que l’on ait le goût du risque, surtout pour ne pas se faire piquer la construction désirée … mais il arrive que celle-ci brûle dans un feu de joie ^^ (enfin de joie, je sais pas) (oui, c’est du vécu).
Puisque l’on parle des bâtiments, cette nouvelle édition en ajoute quatre nouveaux qui permettent une plus grande variété, mais surtout trois d’entre eux gagnent à être construits en début de partie (la ferme,la Villa Impériale ou la Tour de Guet) ; cela apporte une nouvelle dynamique au jeu, car si les personnages vont et viennent (partent en retraite) les bâtiments, à moins d’un incendie, restent sur le plateau. Bref, cela resserre un peu plus le jeu et la place dans les halles du marché.
Stratégie
Iki est un pur mélange de tactique et de stratégie : il faut à la fois penser aux échéances qui arrivent (incendie, nourrir les artisans) et en même temps construire son moteur, se projeter, avoir un plan de jeu et le mettre en action. Ainsi, si je souhaite construire en fin de partie le Restaurant, il faudra déjà que j’accumule les ressources nécessaires, par le biais de mes personnages par exemple.
Le jeu est très ouvert, à notre tour, on a toujours plusieurs choix possibles qui semblent tous intéressants, il faudra juste arbitrer pour trouver celui qui est le plus efficient. On a un mélange de planification et de décisions plus à court terme (faire la collection de poissons, acheter des blagues à tabac, construire des bâtiments qui donneront des points selon une condition ou même essayer de scorer avec la diversité de nos personnages…).
Dans une session, je prends un risque inconsidéré et le premier incendie brule mes 3 personnages (c’était peut-être pas très malin de les placer dans la même allée ^^). J’avais pour projet de construire un bâtiment en fin de partie, mais pour cela, il me fallait du bois et la perte de ce pauvre artisan m’a posé de graves problèmes. Ce qui est drôle, c’est qu’il n’a pas manqué qu’à moi ! Les autres joueurs ont aussi manqué de bois et ce n’est qu’en fin de partie que l’on a pu retrouver un artisan qui en produisait. Quant à moi, j’ai du revoir mes ambitions et je me suis décidé à faire la collection des poissons. Au bilan, je perds cette partie, mais j’ai bien rattrapé mon retard.
Mais chaque session nous oppose des problématiques différentes. Ainsi, dans une autre partie, j’avais des artisans me rapportant beaucoup d’argent, mais je souffrais d’un cruel manque de riz. À chaque fin de saison, je me retrouvais avec des choix drastiques à arbitrer quant au recrutement. En revanche, cet argent me permettait d’acheter les poissons les plus succulents. À l’inverse dans une autre partie j’avais du riz à foison, mais l’argent manquait et m’obligeait à des recrutements moins ambitieux…
Nouvelle édition, ergonomie repensée, jeu enrichi
Je peux comprendre que l’on regrette l’ancienne version avec ses estampes un peu surannées. Mais on est souvent les premiers à regretter quand un éditeur réédite un jeu sans aucune modification. Dans le cas de Iki c’est tout l’inverse, le jeu a subi une refonte visuelle de grande ampleur, dans un style plus lumineux. Ce n’est pas faire offense à l’ancienne édition que de dire que l’ergonomie était perfectible. Celle-ci a été totalement revue : sur la piste des tours de jeu, tout ce que l’on doit faire est rappelé (plus d’excuses et plus d’erreurs). Chaque joueur possède désormais un plateau personnel qui sert d’aide de jeu avec le rappel de l’ordre d’un tour, mais aussi les différents scorings de fin de partie (très pratique). Non seulement c’est utile en jeu, on sait où l’on en est, mais cela favorise aussi grandement l’explication du jeu.
Mais l’auteur et l’éditeur ont aussi réalisé quelques modifications mécaniques. Ils ont ajouté des jetons pipes et tabacs pour les rendre plus attractifs, certains donnent un bonus. Une case du marché a été repensée aussi, car en effet elle était un peu désertée dans les débuts de partie. Iki a connu d’autres petits agencements, imperceptibles pour qui ne connaît pas le jeu (une pièce de moins par-ci, une de plus par-là, un changement de métier pour un autre qui colle plus à la thématique, etc).
Pour avoir beaucoup joué à l’ancienne version, mais aussi à la nouvelle désormais, on y a repéré plusieurs évolutions en termes de gameplay. La tension sur l’argent (les Mons) est un petit peu moins forte. N’allez pas croire que le jeu est simplifié pour autant. Mais il semblerait que l’on recrute un peu plus qu’avant et cela a pour conséquence de plus charger le plateau et de créer d’autres dynamiques de jeu, comme par exemple une saturation de l’espace, surtout avec les nouveaux bâtiments que l’on peut avoir intérêt à construire plus tôt, augmentant de fait cet encombrement. Le corolaire de cette saturation, c’est qu’il arrive plus fréquemment qu’il y ait de grands feux de joie aussi ! ^^
Un mode deux joueurs pensé pour l’occasion. Le plateau est double-face, au verso, chaque halle comprend trois salles et non quatre, avec une configuration différente, mieux pensée pour cette configuration. Pour simuler un 3e joueur, en début de manche on tire une tuile au hasard et pour ce tour, on ne pourra pas se déplacer de « x » cases. En fin de manche, un joueur ajoute une carte neutre (déjà présent dans l’ancienne édition) qui pourra être activée par un des joueurs, mais repartira sitôt sa tache accomplie. Tous ces petits aménagements donnent à ce mode une saveur intéressante quand on joue en duo, alors que l’on s’y était ennuyé sur l’ancienne version (même si Iki reste un jeu qui déploie tous ses arômes à 3 et surtout 4 joueurs).
Bref
J’aime bien présenter Iki comme un jeu japonais à l’allemande. En effet, si on oublie le thème et l’univers, c’est un jeu qui s’avère très Feldien et sa mécanique de marché rappelle tout simplement la roue de Mac Gerdts (Navegador, Imperial, Antike). Mais Iki nous propose un thème prégnant et bien intégré. C’est bien simple, tout s’explique par la thématique, la présentation du marché, les différents artisans, même les incendies ont leur justification thématique.
Je n’en ai jamais fait mystère, Iki est un jeu que j’adore. Il contient tout ce que j’aime dans un jeu : une mécanique élégante, simple et épurée, une interaction fine et forte. Iki est à la fois très tendu et ouvert. Tendu car il faut toujours optimiser ses actions au mieux, et ouvert, car si on planifie beaucoup de choses dans sa partie, on dévie toujours un peu de nos plans, parce que des opportunités se créent, ou parce que l’incendie vient refroidir nos ardeurs. Celui-ci nous oblige à la prudence car il peut ravager notre stratégie bien huilée, mais il offre aussi des situations de jeu brûlantes et pleines de vie.
Un de mes coups de cœur personnels depuis des années et cette nouvelle édition – loin de se contenter d’une adaptation fainéante – enrichit le matériau pour notre plus grand plaisir.
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-Nem- 28/09/2021
Merci pour cet article. Comme toi j’aimais beaucoup l’ancienne version et je suis très content de voir tout le soin apporté à cette réédition.
ochsenbein 29/09/2021
Le thème me plait beaucoup, les mécaniques du jeu ont l’air simples, originals, avec une belle rejouabilité. En un mot : Nnnneeeedddddd ^^
atom 30/09/2021
Curieux d’avoir ton retour 🙂
Yggdrasil 17/10/2021
Joué cet après-midi pour la première fois, vraiment très très bon. Fluide et bien brise-neurones à la fois. Du matériel de qualité, de belles illustrations. Top