Heredity – Karma is a ****h

En 2015, TIME Stories a rouvert la grande porte du jeu narratif, alors gouverné par Tales of the Arabian Nights et les jeux d’enquête, Sherlock Holmes Détective Conseil en premier lieu. C’est aussi un certain âge d’or de Kickstarter, sur lequel les projets atypiques fleurissent. Et donc, le narratif. Cette porte ne s’est depuis jamais refermée, et il y a de plus en plus de jeux qui veulent raconter une petite histoire pour justifier leurs mécanismes, ou juste parce que c’est une valeur ajoutée. Heredity n’est pas cela : c’est un jeu qui a l’ambition folle de vous faire vivre une histoire.

Vous y incarnez une famille dans un monde post-apocalyptique désertique (à la Mad Max, dirons-nous) à la recherche du petit dernier, Swan, kidnappé par des Scavengers (de vils pillards). Toute la famille (jusqu’à quatre joueurs) va s’embarquer dans une aventure.

Spoilers : malgré un respect certain pour votre découverte de l’œuvre, l’article devra dévoiler quelques aspects mineurs d’Heredity. Aucun moment clé n’est divulgâché.

 

Furiosos

Heredity propose surtout un système de jeu adaptable à ce qu’il veut faire. Si le premier scénario fait penser à du dungeon crawl classique, les suivants diffèrent du tout au tout et on lui en sait bien gré : cette robustesse et cette pliabilité en font bien plus qu’un 7th Continent ou qu’un Cartaventura ; c’est un peu les deux, et un peu de Gloomhaven avec. Auteurs et éditeurs n’ont pas rogné sur l’ambition.

Chaque tour, les personnages agissent en se coordonnant, au moyen d’actions liées aux emplacements libres de leurs cartes personnages (ainsi les blessures nous limitent) ou à leurs équipements. De nombreux équipements se craftent d’ailleurs, nous permettant d’échanger des ressources contre de l’efficacité. 

Une fois que tout le monde a agi, hop ! Une frise de temps se met en route : on dépile chacun des événements, certains étant à venir, et basculant de l’autre côté de la frise, quand d’autres s’activent directement. Les ennemis éventuels, par exemple, s’activent par ce biais. Cette frise de temps, à la fois organique et lisible, permet de situer la menace à laquelle on fait face, de l’anticiper, mais aussi de produire un grand nombre de situations, tout en tenant compte du temps qui passe. 

Pour combattre (car c’est une partie non négligeable du jeu), on utilisera en sus un deck de Karma peu ou prou semblable à un paquet de modificateurs de Gloomhaven ou des jetons d’Horreur à Arkham JCC : on effectue une action, on mitige par une pioche de Karma et on retranche l’armure ennemie. C’est bien tout… sauf que le karma est pas ouf sympa, parfois : on va sur des modifieurs vraiment décideurs du succès ou d’un échec. Et le karma nous rattrape : pour peu que vous ayez pris un chemin violent, vous aurez d’autres cartes. Et si vous tentez une route sans aucun kill, il en va de même, votre karma est altéré. C’est d’ailleurs là le lien principal entre les cinq scénarios contenus par la boîte : il n’y a au final pas beaucoup de liant entre eux en termes de gameplay, et même un peu en termes d’histoire (le quatrième chapitre arrive comme un cheveu sur la soupe, par exemple, et détonne totalement alors que le reste se tenait plutôt). Ceci est accentué par le fait que chacun d’entre eux a une unité d’action, une unité de lieu et une proposition de gameplay forte (enquête vs. Tower defence vs. course automobile, pas nécessairement dans cet ordre). 

Quant aux IA des PNJ, elles sont indiquées sur les cartes des ennemis ou alliés potentiels sur la frise. Vous comprenez ainsi aisément que l’anticipation est la clé du succès. On a plaisir à anticiper un événement avant qu’il arrive : un bruit suspect provient de là… aller voir, ou s’en tenir à la précaution et mettre les voiles ?

It’s me, Jamal

Le jeu donne la part belle à l’exploration, et regorge de détails ; certains scénarios sont pour autant plus ouverts que d’autres : si le second, dans une ville, peut être résolu par beaucoup d’approches différentes, le troisième ou le dernier, sur lesquels je ne vous donnerai à dessein que peu de détail, semblent plus scriptés… dans leur approche narrative. Le gameplay, lui, est plus ouvert (en partie) : on a plusieurs façons de procéder et nous devrons choisir ce qui convient le mieux (et ce même si une situation de combat sera résolue souvent de la manière létale, le jeu nous donnant moults outils à cette fin). Pour autant, le jeu vous signifie qu’il faudra employer la manière forte en vous donnant surtout des outils létaux (du moins au début) pour résoudre vos problèmes.

L’exploration au tour par tour est un peu lourde vis à vis des autres actions : on se déplace péniblement de case à case (sauf si l’on a obtenu un super objet qui permet d’accélérer le mouvement) quand d’autres font des choses chouettes de notre tour. Cela est moins vrai sur les scénarios à l’espace plus resserré (le troisième) mais beaucoup plus sur ceux demandant des allers retours (les deuxième et quatrième). Le jeu prend parfois conscience de cela en nous proposant des raccourcis à débloquer, salvateurs contre l’ennui d’un tour à dire “je bouge, à toi”. Les scénarios peuvent alors traîner un peu en longueur, ou avoir quelques moments de vide pendant que tout le monde va à son point d’intérêt.

 

 

Not the last of us

Évidemment tout ceci se résout avec des cartes, cartes qui proviennent d’un paquet unique (par scénario). Remplies de texte et d’indications de gameplay, elles permettent à l’environnement d’évoluer sous les yeux des joueurs, à la façon d’un Cartaventura. Mais entre les ambitions narratives et celles de gameplay d’Heredity, il y a beaucoup de manipulation. Placez cette carte ici, prenez celle-là, retournez celle-ci et attachez-la à la frise, lisez ceci et ajoutez-le de l’autre côté de la frise, ouf, ça y est, vous pouvez accomplir une nouvelle action ! Ces petites lourdeurs de manipulation font parfois de l’ombre au jeu et le mettent face à ses ambitions : raconter une histoire prend de la place, et fournir un gameplay efficace et riche aussi. Malgré toute la bonne volonté d’Heredity, c’est l’histoire qui finit par pâtir : si l’interconnexion des scénarios est minime, on ressent beaucoup moins de tension à résoudre un scénario d’une façon ou l’autre. Encore une fois, question de place disponible et de casse-tête à trouver une arborescence qui fasse sens. La narration est également beaucoup plus manichéenne que prévue, avec un scénario à la fois décousu (le tribut à payer pour ces gameplays si différents), évoluant trop vite, et cousu de fil blanc. Si l’univers présenté se voulait mature et l’est indubitablement, les joueurs (ou plutôt moi, en l’occurrence 😉 ) se créent une représentation mentale de l’histoire à l’avenant. La déception est donc pour moi de ce côté-là : si le système est robuste et souple, la proposition peine à mettre le doigt sur ce qui est important, narrativement ; la meilleure piste se trouve être du côté de l’ouverture représentée par le deuxième scénario, qui propose un choix déterminant (que faire pour sauver notre p’tit bout de chou Swan) et qui dit choix critique dit chemin pour y accéder… et conséquences qui auraient pu être appliquées. Ce qui se passe dans le niveau est confié aux joueurs, avec des événements ayant un arc de tension complet (préparation et résolution), récompensant quiconque les poursuit, tout en laissant certaines situations de combinaisons d’actions se produire (gameplay émergent, mon amour). C’est là que la proposition d’Heredity brille le plus à mon sens, et, manipulations un peu pénibles mises de côté, le système a du chien lorsqu’il fait confiance à ses joueurs.

Je ne jette cependant pas le bébé avec l’eau du bain : si Heredity promet trop, il s’agit tout de même d’un jeu qui regorge de possibilités, qui sait créer des fenêtres de gameplay. Les phases de dungeon crawling millimétrées prouvent bien que la proposition est d’une compétence certaine. Mais plutôt que de faire défiler un décor choisi pour sa différence, j’aurais préféré que le jeu assume sa proposition narrative et son univers de façon plus carrée, plus enchevêtrée, plus lyrique. J’aurais préféré que la part d’histoire soit plus haute, ou en tout cas qu’elle prenne plus de place. Heredity est une bête de thème, lui reste à être une bête d’histoire. Je resterai aux aguets pour savoir ce que l’éditeur et les auteurs concoctent !

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