Entretien avec Fred Serval, auteur et passionné de wargames (Partie II)

Voici la deuxième partie de notre entretien avec Fred Serval, auteur et passionné de jeux d’histoire et de guerre et animateur de la chaîne YouTube Homo Ludens.

La première partie s’était achevée par une réflexion sur la perception élitiste qu’on peut avoir de la communauté de passionnés de wargames et, tout particulièrement, des règles de ces jeux, réputés pour leur complexité.

Nous avons poursuivi cet échange en réfléchissant à l’exemple d’un auteur de jeux d’histoire – Phil Eklund – ainsi que sur la façon dont les jeux historiques pourraient attirer plus de joueurs francophones. Enfin, Fred nous a parlé de son expérience d’auteur de jeux, de la réflexion éthique qui accompagne ses créations et de ses projets à venir.

II. Homo Ludens et la communauté de passionnés de jeux d’histoire

La réaction instinctive pourrait effectivement consister à y voir une envie d’embêter les joueurs ou de ne pas rendre son jeu accessible. En même temps, quand on regarde certains jeux, par exemple ceux de Phil Eklund (Pax Emancipation, Bios Megafauna…), la question peut se poser.

Je pense que Phil Eklund est un très bon exemple car il permet de déconstruire ce mythe de l’élitisme. Pour commencer, il faut préciser qu’il ne fait pas de jeu de guerre, mais des jeux d’histoire – d’ailleurs Bios Megafauna n’est ni l’un ni l’autre. Le travail d’Eklund que je connais le mieux, c’est la série Pax (Pax Porfiriana, Pax Renaissance, Pax Emancipation…) qui a donné l’un de mes jeux favoris : Pax Pamir de Cole Wehrle (chez 2 Tomatoes Games). À mon avis, P. Eklund ne fait pas ses jeux pour les rendre opaques, mais il n’écrit tout simplement pas très bien les règles. Ce qui me permet de le penser, c’est qu’il a créé Pax Porfiriana

Avant Pax Porfiriana, il avait créé Lords of Sierra Madre, un jeu à hexagones très complexe et aux règles compliquées pour parler de la Révolution Mexicaine au début du XXe siècle. Avec son fils et un de ses amis, il a créé Pax Porfiriana dans le but de transmettre les mêmes idées et la même représentation, dans un jeu beaucoup plus accessible. Dans son œuvre, je pense qu’il y a cette volonté de rendre sa vision ludique et sa manière de représenter l’histoire accessibles et, selon moi, la création de la série Pax en est la preuve.

Pax Porfiriana de Phil Eklund

Par ailleurs, c’est aussi ce qu’essaye de faire son éditeur Ion Games Design : rendre ses jeux mieux produits et améliorer l’écriture des règles pour qu’ils soient plus accessibles, en mettant un peu de côté Phil Eklund lui-même. Phil Eklund, c’est aussi quelqu’un qui a des opinions très particulières sinon complètement ésotériques sur certains sujets. J’ai l’impression que Ion Games Design cherche à mettre de côté son avis et ses notes historiques, en mettant en avant ses jeux. Ainsi, on peut y jouer sans avoir à lire ses notes historiques qui peuvent poser problème.

En effet, personnellement, j’ai un rapport duplice aux jeux de Phil Eklund, dans la mesure où, en lisant certaines notes historiques qui me posent problème, je ne peux que m’interroger sur mon rapport de joueur aux idées qu’il défend.

Je pense qu’il s’agit de questions légitimes à se poser aussi bien en tant que joueur qu’en tant que concepteur. Quand on lit les notes historiques de Phil Eklund, il est important de les voir pour ce qu’elles sont et pouvoir les examiner, les critiquer. Ce que je trouve intéressant à son sujet – on en avait discuté sur Homo Ludens à l’occasion d’une vidéo sur Pax Renaissance -, c’est qu’il y a toujours un décalage entre les notes historiques de Phil Eklund – la manière dont il voit l’histoire – et la manière dont ses jeux la représentent.

Pax Renaissance de Phil Eklund

Ce décalage est intéressant, car souvent, il n’arrive pas à concrétiser ses idées d’arrière-garde par ses jeux. Ces jeux sont d’une richesse et d’un cosmopolitisme énormes, voire il est parfois possible d’en faire des interprétations marxistes, ou d’y voir du matérialisme historique. Finalement, ces idées le desservent et, selon moi, il est important à la fois de voir les jeux de Phil Eklund pour ce qu’ils sont, et de rester critique vis-à-vis du concepteur et de ce qu’il peut écrire.

Je reconnais que j’ai moi aussi un rapport duplice à Phil Eklund : d’un côté, j’adore ses jeux – et il se peut tout à fait que ce soit un être humain sympathique, au demeurant -, mais, de l’autre côté, il dit beaucoup de « bêtises » dans ses notes historiques. Comme dans toutes les relations humaines, ce n’est jamais simple.

Est-ce que, par ta chaîne Homo Ludens, tu cherches à entrer en rapport avec la communauté ludique française et que faudrait-il faire, selon toi, pour que les jeux historiques et de guerre soient plus répandus au sein de cette communauté ?

Quand j’ai créé cette chaîne, je n’avais pas pour objectif d’interagir avec la communauté francophone pour des raisons pratiques : je vivais et je vis encore à l’étranger aujourd’hui ; la plupart des jeux auxquels je joue sont des jeux réalisés par des anglophones et publiés en anglais ; les gens avec qui je jouais au quotidien n’étaient pas forcément britanniques – je vivais au Danemark – mais il s’agissait d’internationaux. De fait, mon quotidien de joueur et de concepteur était anglophone.

Même si mes premiers pas dans le jeu de guerre ont eu lieu à Paris et que je me tiens au courant de ce qu’il se passe au sein de la communauté francophone, mon entrée dans ce milieu s’est faite en anglais. Cela me semblait donc logique de publier des vidéos en anglais. Dernièrement, j’ai commencé à faire un peu plus de contenus en français – pour l’heure, il n’y a que deux vidéos en français sur ma chaîne et une bilingue – et je voudrais en faire de plus en plus, mais je n’ai pas de grandes ambitions.

Je pense que, pour susciter l’intérêt de la communauté ludique française pour les jeux de l’histoire, cela ne passera pas forcément par ma chaîne – cela ne me paraît pas réaliste -, mais plutôt par des conventions, la présence dans la presse spécialisée… bref, cela passera par les endroits déjà fréquentés par cette communauté. C’est pour cela que parler avec toi aujourd’hui me semble super. Quand il y aura la traduction française de Red Flag…, j’espère que nous participerons à beaucoup de salons de jeux de plateau traditionnels pour parler du jeu d’histoire et, à mon avis, c’est dans ces milieux qu’on peut faire des efforts.

Enfin, il y a un espace à mon avis dans lequel le jeu d’histoire devrait essayer d’entrer en France – surtout en France – : c’est la librairie. Il y a de nombreux efforts réalisés par les éditeurs francophones afin de publier des jeux accessibles, beaux, agréables et au contenu historique sérieux. Ces objets devraient être présent en librairie pour essayer d’atteindre un public plus large.

Je publierai plus de contenu en français sur Homo Ludens plutôt par plaisir, car il y a des personnes avec qui j’ai envie de parler en français – des concepteurs, des historiens… Un exemple qui me vient en tête, c’est Morgane Gouyon-Rety, conceptrice de Pendragon et de Hubris: Twilight of the Hellenistic World (chez GMT Games) qui va bientôt sortir. J’aimerais beaucoup l’interviewer en français en buvant un café sans avoir le filtre de devoir penser à la langue, peut-être dans des formats plus légers et génériques dans lesquels on papote. Cela me ferait bizarre d’inviter Morgane sur ma chaîne et de discuter avec elle en anglais.

Pendragon de Morgane Gouyon-Rety

En effet, en jouant à des jeux d’histoire, je fais souvent l’expérience d’une scission de la langue dans laquelle on joue (on lit les règles et le matériel de jeu, parfois on réfléchit à voix haute…), et la langue qu’on parle couramment.

Scission, c’est vraiment le bon mot car ce rapport anglophone au jeu a aussi une influence sur mon activité de designer : quand je pense à des jeux, à des règles ou à des systèmes, je pense en anglais. Je ne conçois pas d’abord mes jeux en français pour pouvoir les traduire et les proposer à mon éditeur, mais directement en anglais. Le processus de traduction – celui que nous faisons avec Nuts pour La Commune ou La Mort, par exemple – me paraît presque bizarre : je me sens démuni à l’idée de devoir traduire le jeu en français, et j’ai le sentiment de ne pas savoir le faire. Nous faisons donc appel à des traducteurs car, pour moi, ce jeu a été pensé en anglais.

III. Comment crée-t-on un jeu d’histoire et de guerre?

Comment as-tu procédé jusqu’à présent pour créer tes jeux ? Raconte-nous ton expérience de concepteur de jeu, si tu veux bien.

Je ne me suis jamais levé un matin en me disant que j’avais envie de faire mon jeu. Je jouais beaucoup aux jeux d’histoire et il s’agissait d’un moyen d’exploration de sujets historiques qui m’intéressaient. J’aimais bien entrer dans un sujet, lire un bouquin, jouer à un jeu, regarder des films ou documentaires… en bref, j’avais une approche multimédia, si l’on peut dire, aux sujets qui m’intéressaient par plaisir pur et simple.

À un moment, je me suis intéressé à la Commune de Paris et je me suis rendu compte à ma grande surprise qu’il n’y avait aucun jeu sur ce thème alors que j’avais l’impression qu’il y avait des jeux à peu près sur tout. J’ai réfléchi à l’état du marché et au fait que la plupart des concepteurs sont américains ou britanniques, et j’ai pris conscience que, si je voulais que cela change, le meilleur moyen serait peut-être que je me mette moi-même à créer un jeu sur la Commune.

Durant cette période, je me documentais beaucoup sur le wargame : j’avais lu Simulating War de Philip Sabin et je me posais des questions sur l’essence d’un jeu et son fonctionnement. Beaucoup de chercheurs qui réfléchissent au wargame (Peter Perla, P. Sabin…) affirment que, pour pouvoir devenir concepteur de wargame, il suffit de savoir jouer et qu’il n’y a pas d’autre barrière à l’entrée que la volonté.

La couverture de Simulating War de Philip Sabin

Je me suis dit qu’au lieu d’utiliser un jeu comme un moyen d’explorer un sujet de façon superficielle, j’allais utiliser la conception d’un jeu pour en apprendre plus sur ces événements. Au sein de ce processus, concevoir un jeu sur la Commune reviendrait à mettre à plat les idées, les choses que j’ai retenues ou apprises sur cet événement. L’idée m’est venue de cette envie de combler un vide ludique. J’ai commencé par faire une première tentative, et le jeu qui en a résulté était nul, injouable et inintéressant.

Quelques années plus tard – lorsque je vivais au Danemark -, je jouais quotidiennement avec un concepteur de jeu de GMT qui habitait dans ma ville. Comme je l’aidais beaucoup à réaliser des tests pour ses propres jeux, nous avons discuté de mon idée de faire un jeu sur la Commune. Il m’a motivé, m’a donné des conseils et nous l’avons testé et, à la fin, il m’a convaincu de le proposer à des éditeurs.

Pour ce premier jeu, le processus de conception a été vraiment très dur : plein de fois, j’ai beaucoup douté et j’ai pensé faire une erreur. Mais ce processus m’a aussi permis de rencontrer beaucoup de personnes intéressantes et, au fur et à mesure, je me suis apaisé en comprenant qu’il y avait des avantages à la création d’un jeu, même si tout n’était pas toujours facile. Finalement, je passais autant de temps à discuter et à jouer avec ces personnes qu’à concevoir mon jeu, et c’est là que la conception de jeu est devenu un hobby à part entière. Ce sont ces gens que j’ai rencontrés qui m’ont donné envie de rester dans le milieu de la création de jeu.

De l’extérieur, j’ai l’impression que créer un jeu revient à faire de nombreux choix, notamment thématiques et mécaniques. Qu’est-ce qui suscite chez toi un intérêt pour un thème et pourquoi t’es-tu concentré jusqu’à présent sur des thèmes historiques ?

Je n’ai pas créé beaucoup de jeux et, aujourd’hui, j’en ai publié officiellement trois, même si j’ai réalisé beaucoup de prototypes (inachevés ou abandonnés) par ailleurs. Dans la création de jeu, il y a un processus de sélection qui fait que certains prototypes deviennent des objets achevés ou non. Mais un jeu achevé n’est pas forcément représentatif de ce qui m’a intéressé par ailleurs.

J’aime beaucoup tordre des mécaniques ou des perspectives et faire découvrir quelque chose. Pour Red Flag Over Paris, ce qui m’a motivé, c’était de faire connaître la Commune de Paris à travers un jeu accessible. L’idée derrière ce jeu, c’est qu’il permette de mieux comprendre la Commune et de se familiariser avec elle – il y a un aspect commémoratif – dans la mesure où les cartes représentent des personnes qui ont participé à son histoire.

Pour Robin des Bois (A Gest of Robin Hood), j’avais envie de détourner sa figure et celle de ses Joyeux Compagnons (Merry Men). J’ai lu un texte d’un médiéviste britannique qui affirmait que, quand on lit les premières balades sur Robin des Bois (XII ou XIII siècle), on peut dresser des parallèles avec le foquisme (théorie de guerre révolutionnaire de Che Guevara).

Cela m’a donné envie de présenter ce personnage sous un nouveau jour, et de détourner la série COIN que j’aime beaucoup. J’aime beaucoup pratiquer le détournement qui est une tradition française (ndr : Fred se réfère ici à Guy Debord).

A Gest of Robin Hood : Insurrection in Nottinghamshire

Gravelotte… est un jeu réalisé lors d’un défi : je l’ai réalisé en trente-six heures car un ami allait publier un magazine en ligne sur le jeu d’histoire et, pour son premier numéro qui allait sortir une semaine après, il m’a demandé de créer un jeu que chacun puisse imprimer à la maison. Au lieu de recycler un prototype, j’ai voulu créer un jeu de toutes pièces en un week-end. Ce défi a donné lieu à un événement que j’anime presque tous les ans : la Consim Game Jam durant laquelle les participants créent un jeu d’histoire en un week-end.

Pour résumer, les sujets qui m’intéressent pour mes jeux sont en général peu ou pas abordées, ou alors je les approfondis car je pense avoir un angle intéressant à explorer. Probablement, tous mes jeux auront une connexion avec l’histoire, mais parfois les connexions seront plus floues, ou alors il faudra les chercher en regardant le processus de conception.

As-tu des projets de créations futures sur d’autres thèmes qui ont retenu ton attention ? Peux-tu nous en dire plus ?

Je n’ai pas de problèmes à en parler, mais ce que je dis est à prendre avec les pincettes car tout ce qui m’intéresse ne débouche pas forcément sur un jeu ou un prototype.

Premièrement, je m’intéresse à la Guerre franco-prussienne et à ses conséquences. Après Gravelotte 1870 et Red Flag Over Paris, j’ai réalisé un prototype qui est en cours d’évaluation par un éditeur qui s’appellera Napoléon 1870 et portera sur les deux premières semaines de la campagne. Je reviendrai explorer cette période de l’histoire car je pense qu’elle est peu mise en avant : on s’intéresse beaucoup plus aux guerres mondiales ou à la Révolution Française, alors que 1870-1871 est un moment-pivot dans l’histoire de la France et de l’Europe en général, car il a eu des conséquences très importantes.

Le plateau de Napoleon III 1870 : Fall of the Second Empire (prototype)

En attendant l’évaluation, j’ai laissé ce prototype de côté car je suis en train de m’intéresser à la décolonisation et aux luttes décoloniales. Forcément, elles seront abordées dans une perspective française, même si je trouve qu’il est très délicat d’aborder ce sujet en tant que français et que, par le passé, j’ai pu affirmer que je ne voulais pas l’aborder. Je m’intéresse beaucoup à la guerre d’Algérie, et je trouve que c’est un sujet très difficile à aborder. J’essaye de faire un jeu sur la bataille d’Alger, et j’aimerais même faire une série de jeux sur cette guerre, mais cela me pose beaucoup de problèmes éthiques.

Il y a également des sujets annexes de la décolonisation, moins connus, que j’aimerais explorer : la Révolte de Mokrani de 1871 – à peu près au même moment de la guerre franco-prussienne et de la Commune -, il s’agit d’une révolte anticoloniale d’envergure ; la Guerre du Rif, au nord du Maroc avec l’Espagne et la France qui intervient pour mettre fin à la révolte rifaine et au projet d’Abdelkrim, le chef d’État de la République du Rif.

Abdelkrim el-Khattabi est un personnage intéressant, notamment parce qu’il avait beaucoup d’avance sur son époque. La Guerre du Rif est aussi intéressante car elle coïncide avec l’émergence de Franco en Espagne. Ce sujet me tient particulièrement à cœur, car une partie de ma famille du côté maternel est arrivée en France après la guerre civile lorsqu’ils ont dû fuire le franquisme et traverser la frontière. La Guerre du Rif parle de la décolonisation avant la décolonisation, de l’émergence du fascisme en Espagne, mais en parler revient aussi à parler de la violence, de l’utilisation d’armes chimiques sur des civils, du racisme.

Ces sujets sont durs, mais ils permettent aussi de mettre en lumière les actions de différents acteurs qui ont joué un rôle important dans l’histoire coloniale française et occidentale, en général. Le Général Lyautey, par exemple, avait un rapport ambigu avec la colonisation : il était à la fois le représentant de la force coloniale et de ses conséquences, et un individu sensible à la culture marocaine, proche de l’Islam. Lyautey avait également une fascination et un profond respect pour Abdelkrim, surtout à la fin de sa vie.

Il s’agit de figures intéressantes par leur ambiguïté et leur complexité, mais ces jeux restent difficiles à réaliser car ils portent sur des sujets sensibles qui m’engagent à les travailler de façon approfondie, en dépit du caractère simplificateur et non-académique des jeux historiques. Si je crée un objet culturel, bien qu’il soit petit et tiré à un nombre limité d’exemplaires, je me sens responsable et cette responsabilité me fait parfois hésiter.

La création d’un jeu historique vient toujours avec un investissement émotionnel, social et éthique dont l’auteur ne se départit jamais complètement, dans la mesure où son sujet touche à la souffrance humaine, à la cruauté et à la violence. Quelles sont les implications de ce genre de créations pour l’auteur d’un jeu ?

Certains concepteurs de jeux pourront le reconnaître avec plus ou moins de facilité, mais, selon moi, par la conception d’un jeu historique, on prend part, de façon marginale sans doute, à l’historiographie, car l’auteur d’un jeu crée un objet culturel qui représente un événement à partir de la compréhension qu’il en a à un instant précis, depuis la position socio-économique qui est la sienne. Un jeu d’histoire dit quelque chose de notre époque.

Il y a une dimension éthique et politique qui est évidente. D’un point de vue politique, en tant que personne de gauche qui s’intéresse au socialisme – ce que je ne cache pas –, je m’intéresse à certains thèmes en particulier, comme celui de la Commune. Si mon biais politique m’oriente vers certains sujets, selon moi, la dimension éthique prime dans leur représentation. Chaque fois que je crée un jeu, je me demande donc pourquoi je le fais, qu’est-ce que je dis et comment je peux représenter du mieux possible un événement pour lui rendre justice.

La Commune ou La Mort, version française de Red Flag Over Paris dont la publication est annoncée en 2023 chez Nuts Publishing

Les choix de mes jeux sont difficiles, je ne suis pas certain de les réussir parfaitement, mais je cherche à faire de mon mieux pour les réaliser de façon rigoureuse. Je reconnais que j’approche un sujet avec des biais, mais j’ai envie d’être honnête dans sa représentation. La Commune de Paris en est un très bon exemple : les raisons pour lesquelles je m’y suis intéressé, c’est mon identité politique plutôt de gauche et le fait d’en avoir entendu parler, non pas à l’école, mais dans des milieux militants.

Mais, même s’il était important de le reconnaître, je ne pouvais pas me permettre de garder ce bagage socio-politique avec moi en faisant le jeu. Il a fallu que je me documente en considérant que je ne savais rien sur le sujet et en laissant de côté ce que j’en avais entendu dire par ailleurs, afin de comprendre ce qu’il s’est effectivement passé des deux côtés de la barricade.

Selon moi, l’honnêteté dans la représentation d’un thème, c’est ce qui rend un jeu intéressant, car elle permet de se mettre dans la position de quelqu’un – pour qui l’on n’a pas forcément de sympathie – pour mieux comprendre comment il a pris ses décisions et, plus globalement, comment l’histoire fonctionne. Je n’ai pas la prétention d’être neutre et, à mon avis, toute personne qui se réclame de la neutralité, soit elle vous ment, soit elle se ment à elle-même.

Comme tous les jeux, les jeux d’histoire et de guerre utilisent des mécaniques. Comment est-ce que tu choisis les mécaniques que tu emploies dans tes jeux et comment le thème met-il en forme tes choix ?

Si je devais schématiser le processus de création d’un jeu, je dirais que je commence par imaginer – sur papier ou dans ma tête – deux sphères : celle de gauche sert à déterminer ce que je veux dire et ce qui est important pour moi d’un événement donné, autrement dit, comment j’ai envie de traiter le thème dans un jeu ; celle de droite me permet de définir l’expérience que je proposerai aux joueurs : qui ils incarneront, les décisions qu’ils prendront, comment je vois le jeu (durée, difficulté, détails, public…).

Une fois que mon intention ludique et mon intention historique sont claires, commence une phase de recoupement de ces deux ensembles : les mécaniques pour moi sont comme une boîte à outils qui me permettent de satisfaire et de réaliser ces deux intentions. Lorsque je cherche des mécaniques, il peut y avoir deux possibilités : soit j’ai besoin de créer de nouvelles mécaniques – ce qui est rare – soit je peux reprendre et adapter à mes intentions une mécanique préexistante pour la faire fonctionner dans mon jeu.

D’un point de vue mécanique, un jeu d’histoire concentre souvent des influences qui viennent de nombreux autres jeux pour utiliser leurs mécaniques de façon inattendue, les transformer, les mettre en lien avec d’autres… La combinaison qui résulte de ces itérations mécaniques est une oeuvre unique. Si je reprends l’exemple de La Commune ou La Mort, il ne comporte probablement aucune mécanique originale, mais l’originalité viendra de l’association de certaines mécaniques, la façon dont elles pourront être adaptées ou distordues, et ce qu’elles permettent de représenter thématiquement.

13 Jours de A. H. Granerud et D. S. Pedersen fait partie des jeux dont Fred s’est inspiré pour la création de La Commune ou La Mort.

À mon avis, ça fonctionne comme tout autre champ de création : on n’invente jamais rien. Prenons un film de Jean-Luc Godard : il ne fait de nouveaux films que parce que des films avant le sien existent, et il accepte et reconnaît de faire un cinéma de la référence. Ce qui ne veut pas dire que je prétends être Godard du jeu de plateau, attention ! (rires) Les objets culturels ne se créent que par la sédimentation de ce qui existe déjà. Toute la question, pour moi, réside dans le fait de s’en rendre compte.

Pour résumer, les questions que je me pose d’abord sont : qu’est-ce que j’ai envie de représenter, quelle est l’expérience de jeu que je veux proposer. Ensuite, je cherche les bonnes mécaniques pour y arriver, et je les mets ensemble pour faire mon jeu.

Nous te remercions du fond du cœur pour avoir pris le temps pour cette interview, nous suivrons avec attention tes futures créations ! 

Merci à toi pour cette interview.

 

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3 Commentaires

  1. Shoum 02/12/2022
    Répondre

    Interview passionante ! Merci beaucoup de porter un éclairage sur les jeux d’histoire/de guerre

  2. El Duderiño 02/12/2022
    Répondre

    Merci, nous essayons peu à peu de publier des articles aussi sur les jeux d’histoire et de guerre – quelques autres devraient arriver aussi prochainement ! 😉 C’était un aspect de l’univers ludique qu’on n’avait pas beaucoup traité jusqu’à présent sur Ludovox. Si tu as des questions ou si tu veux qu’on organise une partie, n’hésite pas à m’écrire un message ! 🙂

  3. El Duderiño 02/12/2022
    Répondre

    et il faut aussi remercier Fred pour son temps et ses réponses intéressantes

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