Bomarzo : les jardins à l’italienne
La chaleur de cette soirée d’été était suffocante. Aussi, je décidais de quitter l’atmosphère étouffante de la maison, et de profiter du léger vent frais qui courrait à l’extérieur. Poussé par cette petite brise, je marchais, sans réellement savoir où mes pas me dirigeaient. Au hasard de cette déambulation, j’empruntais un étroit sentier largement couvert par de hauts arbres, dont les épais feuillages atténuaient encore la lumière décroissante.
Me frayant un passage à travers cette flore oppressante, je finissais par déboucher sur un dédale de clairières : une sensation désagréable s’emparait alors de moi. J’avais l’impression que des yeux étaient braqués dans ma direction, et que j’étais disséqué à vif, analysé jusqu’au plus profond de mon être. Il y avait quelque chose de peu naturel en ces lieux, une sorte de présence mystique, dont les regards insistants me rendaient mal à l’aise. Décidant de surmonter la peur qui s’insinuait en moi, je me décidais à explorer plus avant les lieux. Quelle ne fut pas ma surprise quand je finissais par distinguer, délicatement nichées dans les végétaux, les statues de formidables créatures.
Elles étaient dressées devant moi, majestueuses, et imposant un respect presque fanatique. À n’en point douter, ces sculptures ne pouvaient qu’être les représentations d’anciens Dieux. Je m’approchais, tentant désespérément de faire bonne figure devant ces Etres supérieurs :
« Vous qui allez errants par le monde, Pour contempler de hautes et stupéfiantes merveilles, Venez ici ! Vous y trouverez des faces terribles : Éléphants, lions, ours, orques et dragons. »
À la lecture de ces quelques mots, je prenais enfin conscience de la puissance mystique de cet endroit…
Vous êtes des Dieux, oui ou non ?
Bomarzo a fait l’objet d’un financement participatif via la plate-forme Kickstarter mi-juillet 2015. Je n’ai pas suivi le projet, mais l’engouement autour du jeu semble avoir été relatif (moins de 200 contributeurs). Cependant, le jeu est tout de même sorti dans le circuit traditionnel pour le salon de jeux de société d’Essen peu de temps après, en Octobre 2015. De la même manière, son succès a été très incertain, et il s’est retrouvé rapidement en promotion lors des soldes de janvier 2016 (alors même que certains contributeurs du projet initial n’avaient pas encore reçu leur exemplaire). Chez moi, c’est la couverture de la boîte qui entraîna son achat immédiat, permettant ainsi au jeu de reposer fièrement sur la table de mon salon.
Bomarzo est un jeu de pose d’ouvriers dans lequel les joueurs tentent de remporter les faveurs des différentes Divinités représentées par les statues de créatures disposées dans les Jardins de Bomarzo, en Italie.
Malgré son aspect classique, certains mécanismes valent le détour. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs, et prenons le temps de flâner dans les différentes allées de ce jardin, afin de vérifier si la promenade bucolique en ces lieux peut être agréable.
Ainsi, je vais m’efforcer de peser, de mesurer, … voire de disséquer (mais quelle horreur!) ce nouveau né qui semble tellement rejeté !
Dieu que c’est beau !
Inutile de ménager un quelconque suspense, vous avez pu comprendre que Bomarzo m’a attiré à lui par sa splendide couverture, mais également par son thème. À vrai dire, avant de faire des recherches sur ce jeu, je n’avais jamais entendu parler de cette ville, mondialement (?) connue pour ses jardins.
Pénétrons donc plus avant dans ce lieu (en laissant volontairement de côté les jetons ajoutés à la boîte dans un sachet extérieur : mais qu’est-ce que c’est?)…
À l’ouverture de la boîte, il faut reconnaître que je ressens une légère déception par la faible quantité de matériel : je sais que lorsqu’on paye un jeu, on ne paye pas que des cubes en bois ou des belles cartes, mais aussi un travail de création, mais tout de même… Pour 40 euros, c’est un peu léger ! Heureusement, je ne l’ai pas acheté au prix fort.
Le jeu se compose de cartes, très joliment illustrées (je vous ai dit que j’avais craqué pour le style de ces illustrations ? Ou est-ce pour le charmant accent de Marina Fischetti, la traductrice qui s’avère aussi être l’illustratrice ? Vous trouverez ci-après la Présentation du jeu par son illustratrice), même si ses dessins sont de qualité inégale, mais ceci est purement subjectif.
On retrouve également des plateaux individuels proposant deux fonds différents (ces variations sont uniquement cosmétiques), et un plateau central laissant apparaître une représentation des jardins.
Ce dernier n’est pas du tout ergonomique, et on a l’impression que l’éditeur ne savait pas quoi mettre dessus : les quasi deux tiers de ce plateau laissent place à un… compte-tour ! On aurait probablement pu trouver plus utile, même si l’ensemble est visuellement agréable.
On trouve également des poignées de cubes en bois, des marqueurs, et des pions. Et c’est là qu’on constate la plus grosse erreur d’édition du jeu… Bomarzo s’articule autour de trois ressources (en dehors des cartes, qui sont une ressource à part entière, mais que nous mettrons de côté pour l’instant) : le vin qui est représenté par des cubes violets, la nourriture par des cubes jaunes, et l’argent par des cubes gris. Le choix de ces couleurs entraîne des confusions, car les joueurs sont habitués à du rose pour la nourriture (du cochon, du cochon !) et du jaune pour l’argent (de l’or ! De l’or !). Du coup, il faut faire un effort pour se souvenir que jaune = blé (la céréale, pas le pognon : faites un effort !), et que gris = pièce de monnaie (en métal gris pour le coup). Bref, dans les premières parties, attention quand vous récupérez des denrées, à ne pas prendre l’une pour l’autre.
Malheureusement, cela ne s’arrête pas là, car il existe un joueur jaune… avec des cubes… jaunes… servant de marqueurs pour les travailleurs. Si vous avez bien suivi, vous savez que les cubes jaunes représentent du blé (non, toujours pas de la thune, la céréale je vous dis ! Vous le faites exprès là ?). Or ces cubes identiques mais signifiant plusieurs choses, se trouvent sur le même plateau du joueur : ce n’est clairement pas terrible. Pour pallier le problème, on retrouve un sachet supplémentaire qui sert de correctif, mais on obtient des couleurs incomplètes : certaines sans les pions, d’autres sans les cubes,… Ce n’est pas très sérieux !
Par ailleurs, j’ai eu la chance de réceptionner les deux mini-extensions offertes, mais je doute de les utiliser un jour : la lecture des règles additionnelles me donnent une impression (à tort?) de grand chaos… En tout cas, c’est un beau geste, même si ça ne rattrape pas la bourde des couleurs.
Un dernier mot sur les règles, multilingues, et bourrées d’approximations… Beaucoup de choses ne sont pas explicites (voire, pas expliquées tout court), les exemples ne sont pas bien choisis, et on trouve des morceaux d’iconographie de-ci de-là, alors que tout devrait être rassemblé sur la même page, voire même sur une aide de jeu. Visiblement, l’éditeur ne devait pas connaître son existence, et il faudra vous faire un mémo maison avant de vous lancer dans une première partie (sous peine d’aller-retours incessants vers la règle de jeu, j’en sais quelque chose).
Avant de se lancer véritablement dans le vif du sujet, nous voilà quelque peu refroidis par ce cumul de petites erreurs.
Nom de Zeus !
Faisons fi de ces problèmes d’édition, et tournons nous vers le jeu lui-même. Comme je l’ai indiqué plus haut, Bomarzo est un jeu de pose d’ouvriers basé sur la récolte et la production de trois, voire quatre ressources différentes. Pour mémoire, on retrouve le vin, la nourriture, et l’argent auxquels on peut ajouter les cartes qui ont une importance capitale.
En début de tour, on récupère des denrées. Pour cela, on compte les ressources apparaissant sur les cartes précédemment jouées devant soi, et aussi celles obtenues par nos travailleurs.
Sur le plateau individuel des joueurs, on trouve différentes échelles sur lesquelles évoluent nos ouvriers ; celles-ci contiennent des paliers qui, une fois atteints par nos travailleurs, permettent de débloquer ces denrées supplémentaires.
Ensuite, dans l’ordre du tour, à partir du premier joueur (qui changera à chaque tour), chacun utilise un marqueur d’action qu’il place sur le plateau central ou sur une des cartes de Divinité. Sur le plateau central, on peut refaire son stock de ressources, sans avoir à utiliser des éléments de sa réserve (ce placement est gratuit).
Le premier joueur à se placer sur la zone de vin récupère un cube violet, les joueurs suivants n’en récupérant qu’un seul. Pour les zones de nourriture et d’argent, en fonction de l’ordre d’arrivée des joueurs, on récupérera 3, 2, ou 1 seule de ces ressources.
Se placer sur une Divinité est un peu plus vicieux, car réaliser l’action liée au Dieu correspondant nécessite une offrande indiquée sur la carte.
Le premier joueur à déposer un marqueur action sur une carte devra poser des ressources sur celle-ci, avec cette offrande minimum (qu’il est libre d’augmenter). Si un autre joueur convoite le même Dieu, il devra faire un don de valeur au minimum identique au total des cubes de la carte, en ajoutant une ressource de son choix (le vin étant un joker remplaçant nourriture ou argent), et ainsi de suite pour les joueurs suivants…
On comprendra donc que tarder à faire une action signifie probablement devoir se résoudre à ne pas la faire, tant le coût deviendra rapidement prohibitif !
Les Dieux permettent de :
Améliorer nos travailleurs de 2 crans (au choix) sur les échelles individuelles
Piocher des cartes supplémentaires (vous savez, la fameuse 4e ressource)
S’emparer de ressources qui ont déjà été placées comme offrandes
Jouer une carte dont le symbole correspond à celui de la Divinité
Influencer l’ordre d’importance des Dieux
Avancer sur les échelles de développement (une possibilité alternative à celle donnée par la pose de cartes)
Il est important de souligner qu’au moment où un joueur dépose un marqueur d’action, ses adversaires peuvent copier cette action en dépensant exactement la même offrande, et en ajoutant deux cubes de vin (on dépose l’ensemble dans la réserve et non sur la carte). Cette possibilité est puissante, mais doit être utilisée judicieusement.
Sans m’attarder trop sur les cartes (qui sont recouvertes d’une iconographie claire, mais dense), sachez que celles-ci possèdent un recto permettant de progresser sur des échelles de développement secondaire (culture, architecture, et science) où les joueurs se livrent à une course pour s’emparer de 2 points de victoire potentiels (seul le premier joueur arrivé au palier de point l’emporte : il n’y a pas de place pour les retardataires). Ces rectos sont également marqués d’un symbole, et un bonus de points est accordé en fin de partie pour la diversité de ceux-ci (1 point pour 3 symboles, 2 point pour 4, et 4 points pour 5).
Par la suite, en rejouant sur la Divinité de la carte correspondante, on retourne celle-ci : cela permet d’acquérir une capacité spéciale ou une ressource supplémentaire lors de la phase de production, et également de progresser dans les développements primaires (bâtiment, connaissance, et personnage).
Une fois que les différents protagonistes ont terminé l’ensemble de leurs actions, on réalise une phase d’entretien, qui outre le fait d’avancer le marqueur de tour, de changer de premier joueur, et de supprimer l’ensemble des offrandes des cartes, permet de retourner les Divinités qui ont été boudées pendant le tour en cours. Ces cartes passent du côté « mousse », ce qui entraînera un coût moins important pour les offrandes au tour suivant.
On répète tout cela sur 8 tours, et c’est tout !
…
Ou presque… La phase de scoring finale reste à décompter.
Vous vous souvenez lorsque je vous ai parlé d’influencer l’ordre d’importance des Dieux ? Et bien, c’est maintenant que cela va avoir toute son… importance !
En début de partie, les cartes de Divinité sont placées aléatoirement autour du plateau principal, en face des différents icônes de majorité : les Dieux les plus puissants permettront aux joueurs majoritaires dans le domaine correspond de remporter plus de points qu’un Dieu que nous qualifierons d’oublié.
Cependant, au cours de la partie, les joueurs peuvent modifier cet ordre d’importance, et rendre certains domaines plus lucratifs que d’autres.
En effet, sur les rectos des cartes figurent également des chiffres (de 1 à 5), qui une fois placés sous les Dieux (via l’action) vont faire progresser son influence sur le monde. Cependant, tout ceci est secret, et ce n’est qu’à la fin du jeu qu’on pourra déterminer quelles sont les Divinités les plus intéressantes, et donc vers quels domaines il fallait orienter son jeu !
C’est généralement lors de ce verdict final que les plus gros couinements se feront entendre…
Les jardins de Bomarzo, un lieu magique ?
Malgré son classicisme, Bomarzo n’est pas un jeu de pose d’ouvriers comme les autres, du moins pas totalement. En effet, on lutte pour récupérer des ressources, et pour bénéficier des meilleures actions (lire, les plus pertinentes pour nous au moment M) sur un plateau commun, mais certains mécanismes rendent le jeu différent de ses prédécesseurs. En effet, le fait de pouvoir copier les actions des autres ajoute encore de la tension à un jeu qui n’en manque pas, du moins à 3 et 4 joueurs. Les parties à 2 joueurs ne sont pas très palpitantes, car on bénéficie de plus de marqueurs d’actions dès le début, et finalement, on se gène beaucoup moins sur le plateau.
De plus, cette influence des joueurs sur le scoring final ajoute encore un élément à surveiller, car tout peut basculer, et il faudra véritablement rester attentif aux actions de nos adversaires.
« J’ai envie de dire, c’est la limite du système ! – Le Tavernier, Kaamelott, la série. »
Pourtant, cette belle idée sur le papier est moins séduisante sur le terrain : elle donne une impression de chaos, de ne pas toujours pouvoir contrôler totalement ce qu’on souhaite faire. En effet, nos actions sont tout de même très dépendantes de la pioche des cartes : influencer une Divinité dépend des cartes, progresser dans les différents domaines dépend des cartes, acquérir de nouvelles capacités spéciales dépend des cartes,… Bref, on pourra crier au complot de l’aléatoire ! Heureusement, on peut faire progresser nos travailleurs sur l’échelle individuelle permettant de piocher plus de cartes, mais ça ne fait pas tout.
Autre reproche que je ferai à Bomarzo, ce sont les scores très serrés en fin de partie, qui font qu’on ne sait pas vraiment ce qu’il aurait fallu faire pour l’emporter. Cela accentue encore ce sentiment de manque de maîtrise.
Alors oui, les parties sont rapides, une fois les règles assimilées – car le livret de règles est tout simplement calamiteux – on bouclera le tout en moins d’une heure à 4 joueurs (sauf si des maniaques du calcul sont autour de la table), mais a-t-on envie de remettre le couvert ? Il manque réellement quelque chose à Bomarzo pour en faire un très bon jeu.
D’autre part, le thème est vite oublié, et on se contente d’utiliser les différentes icônes en oubliant totalement les Divinités. Pourtant ces statues se fondant dans la végétation et semblant défier les hommes et le temps ont indéniablement un caractère fascinant qui aurait mérité un traitement plus approfondi.
Au final, Bomarzo est un jeu sympathique et agréable, avec de bonnes idées, mais une réalisation vraiment trop bancale pour le faire entrer dans le panthéon des pépites ludiques. Il se retrouve immanquablement noyé dans le flot incessant des nouvelles sorties. Je vous conseille fortement de tester le jeu avant achat, afin d’éviter toute déception.
Dommage…
Merci à LSD graph pour les illustrations de l’article.
Un jeu de Stefano Castelli
Illustré par Marina Fischetti
Edité par Giochix-it
Langue et traductions : Anglais, Français, Allemand, Italien
Date de sortie : 2015
De 2 à 4 joueurs
A partir de 14 ans
Durée d’une partie 60 minutes
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Umberling 26/05/2016
Dommage, ça me tentait bien !
morlockbob 26/05/2016
« Chez moi, c’est la couverture de la boîte qui entraîna son achat immédiat », perso ça ma fait l effet inverse. mais merci, si le jeu ne tient pas ses promesses, j ai découvert le lieu qui à l air magnifique