Archeologic : Déduction et polyominos

Après une dizaine d’années sans publications, Yohann Levet est revenu en grandes pompes sur le devant de la scène l’an dernier avec Turing Machine (co-créé avec Fabien Gridel) puisque le jeu a été sélectionné pour l’As d’or et a reçu un gros succès critique et public. Il a ensuite publié divers autres jeux de logique : la série PuzzLegend, la gamme Logic et enfin Archeologic, dont nous allons parler aujourd’hui (+ Kronologic à nouveau en binôme avec Fabien Gridel qui sortira bientôt, et dont nous vous parlions ici et ).

 

Dans Archeologic nous incarnons des archéologues qui vont cartographier une mystérieuse cité grâce à un archéoscope. Cet instrument nous donne des indices sur l’emplacement des bâtiments (tuiles polyomino). Tout comme Turing Machine, c’est une course : le ou la première à trouver la bonne position des 6 tuiles sur son plateau remporte la partie. Il existe différents types d’indices avec un coût en temps variable. Notre question porte sur une ligne ou colonne donnée et peut être sur une pièce en particulier, ou sur le nombre d’espaces vides, ou encore le nombre de pièces présentes. Notre pion recherche avance sur une piste du nombre de temps que coûtait l’indice, et à l’instar de Patchwork ou Tokaido, c’est le dernier sur la piste qui joue, permettant parfois à un joueur d’enchaîner deux ou trois tours. Quand on pense avoir trouvé, on avance une dernière fois d’un grand pas sur la piste de temps, et quand revient notre tour on vérifie la solution dans le livret de règles : soit on gagne, soit on est éliminé.

Pour plus de détails, je vous renvoie au ludochrono.

La joueuse bleu doit poser une question sur la ligne 4

 

Tout au long de cet article je vais faire divers parallèles avec Turing Machine. Il n’est pas surprenant de trouver des similitudes entre ces deux jeux puisqu’ils sont du même auteur et que chacun a sa patte. Je trouve intéressant de voir comment un auteur réinterprète des mêmes mécaniques pour en faire quelque chose de différent (ou pas). C’est la même chose dans le cinéma, avec des thématiques récurrentes dans la filmographie de certains réalisateurs. 

 

Appli/page web

Archeologic ne nécessite pas obligatoirement une appli, mais il existe une page web augmentant les possibilités du jeu (j’en parle plus bas) et qui permet aussi de gérer différemment la fin de partie. Normalement Les joueurs n’ont qu’une tentative pour proposer une solution. En cas d’erreur, ils sont éliminés (puisqu’ils ont vu la réponse). Avec la page web il est possible de continuer à jouer en cas de proposition erronée. Elle nous indique les pièces bien positionnées et celles mal placées. Cela change complètement la façon de jouer. On n’a plus le stress de l’élimination. On hésite moins à faire sa proposition car certes, on avance de 4  temps, mais ça n’est pas cher payé vu la quantité d’info qu’on peut potentiellement en retirer. Je trouve que ce mode retire beaucoup de tension au jeu et augmente la part de chance (ce qui est un gros défaut selon moi dans un jeu de déduction). Je comprends que l’idée d’élimination puisse être dérangeante chez certains joueurs, mais elle fait partie de l’émotion créée par le jeu. Surtout qu’en cas d’élimination, le temps d’attente jusqu’à la fin de partie n’est pas long.

les 3 indices initiaux ( pour une partie plus facile et rapide, on peut en avoir jusqu’à 5).

 

Je crois que j’ai trouvé !

Quand on pense avoir la solution, on ne vérifie pas tout de suite. Les adversaires jouent d’abord, et ce n’est que lorsque notre tour revient qu’on regarde si on a vraiment trouvé. Au début, je ne comprenais pas ce choix de règle surtout pour les parties à deux. En effet, quand on s’apprête à faire une proposition, il n’est plus possible pour l’adversaire de nous devancer, alors pourquoi jouer un ou deux tours supplémentaires ? Et bien, parce que même si l’issue de la partie est déjà fixée (je gagne ou je suis éliminé quoi que fasse l’autre joueuse), ça lui laisse encore une possibilité de recueillir le ou les derniers indices qui lui permettraient de trouver la solution. À défaut de gagner, c’est quand même satisfaisant d’avoir résolu le puzzle. À 3 ou 4 joueurs, ce principe de vérification différée est encore plus intéressant : si la personne qui joue juste avant moi annonce qu’elle a trouvé et que je pense moi aussi avoir la solution mais qu’il me reste un petit doute, que dois-je faire ? Tenter ma chance en deuxième, au cas où le premier joueur se soit trompé, ou demander un dernier indice pour confirmer mes impressions au risque que le troisième ou quatrième joueur me devance et fasse sa proposition avant moi ? Avec cette règle, la tension monte d’un cran et le suspens est maintenu un peu plus longtemps. J’adore.

Autant dans Turing Machine, après un certain nombre de manches, on peut être certain d’avoir trouvé le code (car on a identifié tous les critères de la machine et donc trouvé l’unique code qui les respecte tous), autant dans Archeologic, il est possible d’avoir trouvé après disons 6 ou 7 indices un agencement qui fonctionne, mais qui ne soit pas le bon. Il est beaucoup plus délicat dans ce jeu de savoir à quel moment on possède assez d’informations pour être sûr d’avoir trouvé la solution unique. Cette sensation de prise de risque quand on annonce qu’on va tenter une proposition n’est pas présente chez son grand frère.

 

Proposition de réponse (pas de spoil ! ça n’est pas la bonne).

 

Interaction

Dans Turing Machine, l’interaction est absente, si ce n’est l’aspect course qui crée une certaine tension. Nos actions n’ont aucune influence sur les autres joueuses : on ne peut pas les gêner, et on n’apprend rien de leur choix quant à la résolution du code.

Dans Archeologic, l’interaction est un peu plus présente. En effet, à chaque tour, le joueur va demander une information sur une ligne ou colonne différente du plan. Le nombre de tours joués par mes adversaires m’impose la colonne. Enfin presque, il est toujours possible de dépenser deux temps pour choisir une autre ligne/colonne qui nous intéresse plus. Il s’agit d’une interaction indirecte : elle n’est pas dirigée contre les adversaires, mais elle influe quand même sur leurs possibilités. 

Ensuite, on connaît le type de question que pose l’adversaire à l’archéoscope. Ceci peut nous guider dans l’agencement des pièces. Par exemple, s’il demande des informations sur la pièce carrée en ligne 4, c’est peut-être qu’il a déjà la certitude qu’elle se trouve là et qu’il veut déterminer son orientation.

Enfin, comme je l’ai décrit dans le précédent paragraphe, lors des derniers tours de jeu, on n’est plus du tout en solitaire le nez sur son plateau, on a vraiment la sensation de course contre les autres.

Le paravent rappelle le coût de chaque action.

 

Temps mort

De temps en temps l’exploitation d’un nouvel indice peut entraîner un peu de lenteur dans le tour de jeu. En effet, quand on a organisé les polyominos d’une certaine manière et que le nouvel indice est en contradiction avec celle-ci, il faut parfois plusieurs minutes pour trouver une nouvelle disposition qui colle avec l’ensemble des indices, et tant que ce n’est pas fait, ça n’a aucun sens de demander un nouvel indice. Ainsi pendant ce temps, les autres joueuses risquent d’attendre si elles ont été plus rapides à constituer un nouvel agencement qui respecte les indices. Ce genre de souci est plus probable à deux qu’à quatre, puisque le tour de jeu revient plus vite au joueur en difficulté.

L’une des 28 fiches à glisser derrière l’archeoscope pour lire les indices.

 

Rejouabilité

Là où Turing Machine permettait 7 millions de problèmes différents, Archeologic ne dispose que de 28 grilles. Est-ce suffisant ? Oui. Car à moins d’avoir une mémoire eidétique, le temps d’avoir joué les 28 grilles vous aurez oublié la première. D’autant plus qu’elles sont référencées avec des nombres similaires (3537, 3375, 7335…). Outre le mode normal, le jeu dispose d’un mode expert dans lequel les indices de départ sont complètement différents. Pour chaque grille, il existe 12 sets d’indices de départ, ce qui permet de jouer la même grille de multiples fois sans se rendre compte qu’il s’agit de la même. Ces indices “expert” sont légèrement plus difficiles à exploiter, ils permettent de dérouler notre raisonnement d’une manière différente puisqu’on a un autre point de départ.

Enfin, l’appli propose des défis du jour (qui fonctionnent comme le mode expert) mais aussi des puzzles du jour qui sont un mode ultra rapide (et très facile) du jeu. Trois pièces sont déjà placées et vous avez 4 indices pour déterminer l’emplacement des 3 autres tuiles. Vous ne posez pas de question avec l’archéoscope. Vous avez déjà toutes les informations nécessaires pour résoudre le puzzle. Ça prend 5 minutes et c’est une bonne initiation au jeu pour les plus jeunes ou les personnes n’ayant jamais pratiqué ce type de jeu.

une partie des indices de départ en mode expert

 

Le matériel

Après le système de carte perforé de Turing Machine, je suis encore une fois épaté par l’ingéniosité du système de l’archéoscope qui permet de lire les informations. Il y a un plaisir certain à faire tourner la roue et révéler les indices à travers les trous superposés de l’instrument. C’est surement les mêmes sensations que celles d’un cambrioleur en train de manipuler la roue graduée d’un coffre-fort dont il cherche le code.

 Archeologic est moins cérébral et plus concret  que Turing Machine, car l’exploitation des indices et la résolution ne passe pas juste par le cerveau. Ici, on manipule des polyominos, on organise des objets physiques réels, on voit si notre essai est en accord avec les informations que l’on a. Cet aspect tangible de l’exercice de déduction conviendra sûrement à un public qui était rebuté par le côté abstrait ou mathématique de Turing Machine.

Dernière petite remarque : les Ludonautes ont choisi de ranger les polyominos dans des petits sachets en papier plutôt que les classiques sachets zip en plastique. Bravo, la planète vous remercie.  

L’archeoscope. Que voit-on de la pièce L dans la ligne 4 ? La réponse se lit dans les 3 trous.

 

Conclusion

Archeologic est un jeu de déduction de l’un des pères de Turing Machine, mais il ne fait pas doublon avec son grand frère. Ici pas d’arithmétique et de code numérique. Ce que l’on cherche est plus tangible : on manipule des polyominos pour retrouver le bon arrangement des pièces, ce qui le rend sans doute plus attrayant et accessible pour un plus large public. L’interaction est un peu plus marquée et la tension des fins de partie est plus forte dans cet opus puisqu’il reste souvent un soupçon d’incertitude quand on propose sa solution. Je trouve que le jeu a une bonne rejouabilité grâce à son mode expert qui grâce à des indices de départ totalement différents force à changer sa façon de réfléchir. Le seul souci que j’aurais à signaler est la baisse de rythme lors de certains tours quand un joueur a du mal à avancer dans son raisonnement. Ce n’est pas un défaut du jeu, mais un désagrément dans l’expérience de jeu.

Si vous êtes amateurs de jeux de déduction et de polyominos,  je ne peux que vous conseiller Archeologic. L’association de ces deux composantes n’est pas si commune et la distingue des nombreux jeux de déduction numériques ou de logique pure.

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