Apiary, la genèse : du proto à l’édition

Comment fait-on un jeu ?
En général, un auteur ou une autrice a une idée, la matérialise dans sa tête ou sur un document, puis la réalise avec du carton, des cartes, des dés… Il ou elle en vient à la présenter à un éditeur qui s’y intéresse et quelques mois ou années de développement plus tard, cette idée devient un jeu édité. Mais combien d’étapes avant d’arriver à ce produit que l’on retrouve dans notre magasin, puis sur nos tables ? Nous revenons sur Apiary dont on a déjà parlé dans ce Just Played. 

 

 

 

La genèse de la genèse

Quand j’écris une critique sur un jeu, j’essaie d’analyser différents éléments sans trop laisser mon esprit se faire pirater, même si j’incorpore toujours des fragments de discussions avec mon entourage, les copains et les copines avec qui je partage des sessions, mes camarades à l’asso ludique, mes collègues de Ludovox, bien sûr. Mais dans un premier temps, je reste concentré sur mes propres impressions, pour éviter de me faire influencer à mon corps défendant. En revanche, une fois que j’ai ma matière, mis en page mon article, que je sais que ça vient de moi, je ne m’interdis pas d’aller papillonner pour voir si j’ai raté quelque chose. Je lis alors à droite à gauche, et notamment j’adore lire les journaux des créateurs, les fameux Designer Diary.

Ces journaux d’auteurs où ils nous expliquent par où ils sont passés, les problèmes qu’ils ont rencontrés et comment ils les ont résolus. Après avoir écrit ma critique sur Apiary, je me suis permis de lire celui qui a été publié sur le site de Stonemaier Games et d’en résumer les points saillants ci-dessous. Qu’à cela ne tienne, je vous invite chaudement à le lire pour y découvrir aussi les questions de production, le choix sur les abeilles, la réflexion sur la boite, l’organisation de l’insert ou thermoformage, etc. Pour ma part, je me suis surtout focalisé ici sur les éléments de gameplay. Ce n’est pas une traduction, mais plus une retranscription des propos de l’autrice via ma vision et mon prisme personnel. Connie a bien voulu répondre à nos questions, que j’ai intégrées dans cet article.

 

Les abeilles sont des animaux sociaux qui me fascinent. Toute la vie de la ruche est organisée autour de la vie de leur reine. Nourrir la reine, nourrir les larves, aller à l’extérieur de la ruche et polliniser les fleurs (rôle indispensable pour notre survie), protéger la ruche des intrus (elles n’hésitent pas à mourir pour le bien de la colonie). Au-delà du miel, elles savent construire des structures immenses qui peuvent résister à des températures extrêmes. Bref, je vous l’ai dit, elles me fascinent.

 

Design Day 2021

 

Ainsi, quand un jeu sort avec pour thème les abeilles ou bien la ruche, je suis toujours attiré, mais à chaque fois cela aboutit à une déception. Je suis bien obligé de me rendre compte que ce thème ne donne pas de bons jeux, hélas (surtout quand on en fait des abeilles capitalistes, prends ça Honey Buzz ^^). Souvent aussi on utilise les structures alvéolaires pour ajouter un jeu de placement qui rend le jeu malheureusement assez abscons et où le thème finit par s’évaporer. Pour Apiary, peut-être qu’en transposant le jeu dans un thème spatial l’éditeur lui a rendu service. 

 

La genèse d’Apiary 

Connie Vogelmann est avocate dans la vie. Elle a découvert cette passion pour le jeu de société quand elle était en faculté de droit. Elle raconte avoir aidé son grand-père pendant des années à récolter le miel du Rucher HW Vogelmann. Quand elle imagine Apiary, elle se prépare à installer une ruche chez elle et renouer avec cette passion-là. Cela explique donc pourquoi son premier jeu a pour thème les abeilles. Et contrairement à ce que me laissait penser ce thème d’abeille dans l’espace, les abeilles étaient bien le thème d’origine – comme quoi, il faut se méfier de ses propres idées reçues ^^.

 

Connie Vogelmann « happycultrice »

 

Avant d’envoyer son proto au casse-pipe, Connie est allée solliciter Elisabeth Hargrave pour lui demander des conseils. Visiblement, le courant est bien passé, puisque c’est elle qui fut chargée de Wyrmspan, la réédition de Wingspan, le bébé de Elisabeth Hargrave (cf notre article) 🙂

Selon Jamey Stegmaeir, l’éditeur, Apiary a été découvert lors du Design Day 2021. Le jeu intéressait l’éditeur, mais il en existait déjà avec des thèmes d’abeille et cela pouvait sembler redondant. Ayant lu le livre Children of Time d’Adrian Tchaïkovski, qui imagine une planète peuplée de grandes araignées très intelligentes et sensibles au lieu d’humains, il s’imagine pouvoir transposer l’idée avec des abeilles, ce qu’il propose à Connie qui accepte de suite. Un bon départ… surtout que cela a résolu plein de problèmes, comme nous allons le voir.

 

 

Connie date l’idée de la création d’Apiary en 2019, du moins le concept initial, qui va beaucoup évoluer. Le principe du vieillissement des abeilles était déjà présent. C’est intéressant parce que c’est un point clef du jeu, ce qui fait son originalité, et probablement ce qui a attiré l’éditeur.

Les abeilles vieillissaient, mais cela se faisait alors avec un dé 6 – comme dans Teotihuacan (voir notre Test) qui a visiblement été une référence. Malheureusement, ce n’était pas sans poser des problèmes : le fonctionnement qui envoie nos abeilles dans la chambre d’hibernation était trop long pour que cela soit intéressant en termes de gameplay. En réduisant la durée de vie des abeilles et en passant sur un dé 4, le rythme du jeu s’est vu agréablement accéléré. Comme quoi, il suffit parfois de pas grand chose.

 

Teotihuacán de Daniel Tascini

 

Les ressources d’Apiary 

Dans un jeu de pose d’ouvriers et de gestion de ressources, il faut imaginer le type de ressource que les joueurs vont collecter et que l’on va ensuite utiliser, afin que cela fasse sens, que le thème soit organique, qu’il n’y ait pas de dissonance « ludo-narrative ».

Dans une version précédente d’Apiary, elle avait imaginé un système qui fonctionnait un peu comme dans Les Voyages de Marco Polo, à savoir plus le dé était haut et plus l’action était puissante, mais la contrepartie était qu’il fallait payer plus cher. On payait avec de l’argent, il fallait donc en obtenir. Les abeilles butinaient sur un plateau commun, gagnant des ressources qui permettaient de gagner cet argent. Cette idée fut heureusement abandonnée ^^. Difficile à imaginer quand on a le jeu sous les yeux, mais la solution pour collecter des ressources est une des dernières à avoir été résolues, cela en déplaçant le thème dans l’espace.

En effet, on envoie nos abeilles explorer avec le vaisseau reine pour polliniser des planètes qui vont produire de plus en plus de ressources au fur et à mesure de l’avancée de la partie, créant une interaction positive entre les joueurs. En explorant on peut obtenir trois types de ressources, et chacune a son utilité : Fibre et Eau pour construire des tuiles fermes, Pollen pour recruter des tuiles “recrues”. Pour ce qui concerne le Miel et la Cire, il faut les obtenir autrement.

 

Prototype Apiary de juin 2019 (Crédit photo : Gamingtrend)

 

Pour convertir, il faut se rendre sur l’action du même nom, et là encore, pour ajouter une interaction, avec une abeille de force 4 vous pouvez créer une danse qui sera un moyen de convertir et quand vos adversaires choisissent de la réaliser, ils vont vous donner un bonus. En gros, les abeilles se souviennent de qui a chorégraphié cette danse.

Dans une ruche, les abeilles ne font pas les mêmes tâches en fonction de leur âge, et le jeu initial a essayé de respecter cet aspect, sauf que cela rendait le tout très scripté. L’autrice a heureusement abandonné cette idée. En revanche, certains lieux sont bloqués aux jeunes abeilles, on retrouve donc un peu l’idée où la force de l’abeille donne un avantage. 

Le déplacement dans l’espace a résolu plein de problèmes thématiques. En effet, en ajoutant cette touche de Science Fiction, plus facile d’expliquer pourquoi les abeilles recrutent de nouvelles abeilles spécialisées, pourquoi elles construisent des technologies, et finalement elles hibernent au lieu de mourir, ce qui est plus joyeux 🙂 

 

 

Concernant les cartes multi-usages, Connie nous apprend qu’elles sont venues bien plus tard, même s’il y avait une idée similaire au début du processus de conception de Apiary.

“J’ai eu l’idée de « tuiles d’aide », qui avaient des capacités similaires à celles des cartes de semences qui ont été intégrées à la version finale du jeu. Ces tuiles ont disparu pendant un certain temps, puis sont revenues sous forme de cartes au cours du développement de Stonemaier”. La capacité secondaire a été ajoutée plus tard (celle qui donne des points). « L’ajout de cette deuxième capacité a rendu les cartes beaucoup plus intéressantes » nous dit Connie !

 

Jeu de pose d’ouvrières pas bloquant ?

Dans la nature, les abeilles ne se bloquent pas, elles volent les unes à côté des autres, elles ne se battent pas pour butiner, elles vivent en harmonie. Il était évident pour Connie que les abeilles de son jeu devaient faire de même, et qu’il devait y avoir une interaction positive, ou du moins tactique. Nous avons donc un jeu avec une mécanique de pose d’ouvriers non bloquante – mieux que ça encore : en envoyant une abeille sur un endroit où est présente une autre abeille, celle-ci revient à son propriétaire, et en sus, elle peut prendre un niveau. 

À titre personnel, j’aime bien les jeux de pose d’ouvriers bloquants, car cet élément ajoute une tension, des choix – si je ne fais pas ça maintenant, il y a un risque que je ne puisse plus le faire du tout. Dans tout jeu, le dilemme est central, ici, il est fort. 

Mais avec le temps, je trouve que ça pose quand même quelques problèmes. Par exemple, dans certains jeux, pour mieux contrôler les choses, on se doit de changer l’ordre du tour. J’ai l’impression que le game design moderne a un peu transformé ce type de blocage pour le rendre plus ouvert, plus permissif. Ainsi dans un jeu comme Darwin’s journey, on peut toujours faire une action déjà prise, mais il y aura un surcoût.

 

Prototype-février 2020 (Crédit photo : Gamingtrend)

Dans Apiary c’est encore mieux puisque l’on n’est jamais bloqué, au contraire on bénéficie des placements des autres joueurs. Et finalement quand on expulse une autre abeille on rendra service au joueur, si bien que cela renverse le principe. Au contraire, on est tenté de ne pas rendre ce service et ainsi différer une action pour l’éviter. Dilemme !

Il n’y a pas de tours ou de manches à proprement parler ici : on joue en posant une abeille ou bien en récupérant ses abeilles. Avec cette mécanique de poussée, le jeu se veut plus dynamique, on se sent plus concernés hors de son tour. Et cela engendre d’autres questionnements, par exemple, est-ce que vous placez votre ouvrière ici parce qu’elle risque d’être renvoyée rapidement ? On retrouve cette mécanique dans Euphoria, où l’on peut récupérer un de ses dés ouvriers mais cela peut être négatif et l’on peut perdre l’ouvrier sur un coup de chance (en partie).

 

Euphoria

 

Connie a eu une réflexion sur l’importance dans les jeux d’aller recruter de nouveaux ouvriers. En effet, souvent cela consiste à faire plus d’actions, le tout étant de réussir à le faire le plus tôt possible pour en bénéficier le plus possible. Dans la nature, les abeilles ont une durée de vie limitée, et c’est une ressource pour la ruche qu’il faut renouveler. Connie a donc eu l’inspiration d’en faire une ressource – qu’aller chercher un ouvrier supplémentaire ne soit pas une décision ponctuelle mais continue.

Personnellement, c’est un des éléments que je trouve intéressant, et que je compare dans mon Just played à Descendance, car on est pris dans une ambivalence : pour pouvoir faire des actions, il faut avoir des abeilles et si possible suffisamment évoluées, mais les envoyer dans les chambres d’hibernation reste intéressant, c’est même un peu une course si l’on veut gagner des majorités. Le piège est de ne plus avoir d’ouvrières justement, et il faut trouver le bon moment pour le faire, en sachant que l’on va se battre pour ces majorités. J’aime bien l’idée qu’il va falloir « refaire » des abeilles (perdre un tour pour en faire une ou plusieurs). 

 

Descendance

 

Travail éditorial

Un jeu, c’est l’œuvre d’un auteur ou une autrice, mais c’est aussi le travail de plusieurs personnes, et il ne faut pas oublier le développement éditorial, en particulier toutes les questions d’ergonomie qui peuvent vite gâcher une partie. Apiary utilise des dés avec des valeurs qui vont de 1 à 4. Après plusieurs essais, l’éditeur s’est rendu compte que la visibilité n’était pas optimale en fonction de la lumière et il a décidé d’encrer plus fortement les chiffres. Les couleurs ont été choisies avec l’application ColorblindPal pour que ce soit confortable pour les daltoniens.

Le livret de règle a été relu par des personnes n’ayant aucun contexte sur le jeu pour voir s’il était accessible avec les aides de jeu pour expliquer les icônes.

Cette fois, pour les plateaux joueurs, c’est Ark Nova qui a inspiré l’équipe. Cinq plateaux très différents, mais aussi plus de 20 tuiles factions différentes. Plus l’asymétrie est forte et plus c’est difficile à équilibrer. L’éditeur annonce avoir réalisé une quantité importante de tests en local et en aveugle, et analysé les données. [Ndlr : un test en aveugle signifie que le joueur n’est pas accompagné, il le découvre par lui-même, cela peut éviter quelques biais.]

Connie a été testeuse pour Stonemaier Games pendant plusieurs années, elle nous explique comment cela fonctionne : « en tant que testeur on vous envoie les fichiers et vous jouez plusieurs fois au jeu. Après chaque partie, vous remplissez un questionnaire, en indiquant ce qui a fonctionné et ce qui n’a pas fonctionné, et vous répondez à quelques autres questions spécifiques sur le jeu. Ensuite, lorsque vous avez terminé tous vos playtests, vous soumettez un rapport plus approfondi, décrivant ce que vous avez aimé, ce que vous n’avez pas aimé et les changements que vous souhaiteriez voir apporter. Pour Apiary et Wyrmspan, nous avons accordé beaucoup d’attention aux commentaires des testeurs. Nous avons parcouru ces rapports et apporté de nombreux changements basés sur les commentaires, ce qui a conduit à des améliorations significatives dans les deux jeux. Dans Apiary, par exemple, les tapis de ruche ont été ajoutés parce qu’ils avaient été suggérés par un testeur ! »

Elle nous dit aussi que cette expérience a été importante pour le développement, que tester des jeux est une excellente formation pour concevoir des jeux, cela lui a permis d’identifier ce qui allait et ce qui n’allait pas et d’articuler les changements. C’est un excellent moyen d’affiner ses compétences en matière de conception de jeux. De plus, c’est un excellent moyen de contribuer à la communauté !

 

 

 

Il est difficile de critiquer l’équilibre d’un jeu avec une si forte asymétrie, surtout après quelques parties seulement. Mais j’avoue que j’ai quelques doutes sur certains assemblages plateaux / factions, par exemple certaines factions ont des pouvoirs forts mais commencent avec deux pauvres abeilles, mais en plaçant sa première tuile au bon endroit on peut déjà en récupérer une et même plusieurs par la suite, ce qui contrebalance assez fortement il me semble le “malus” des deux abeilles de départ. 

Stonemaier Games a toujours mis un point d’honneur à travailler sur des modes solos de ses jeux. Apiary ne déroge pas à la règle et le mode solo a été développé en interne par David Studley. Apiary étant un jeu très interactif avec cette mécanique d’éjection, j’avais personnellement du mal à imaginer comment cela pourrait fonctionner en solo. L’automa se joue avec 5 ouvriers de deux couleurs différentes pour ajouter plus de tension et un deck du même nom. Il fallait aussi que cet automa soit en partie prévisible pour que l’on puisse planifier nos actions, et aléatoire tout de même pour créer la surprise. Je ne suis pas un joueur solo, donc je ne m’exprimerai pas plus sur le sujet. En revanche je peux vous dire que nous préparons dans un futur proche un article sur la mécanique du solo 🙂

 

 

Conclusion

Apiary est le premier jeu édité de Connie Vogelmann, mais aussi son premier jeu « tout court ». On voit à travers son journal qu’elle est passée par plusieurs étapes, ce qui est passionnant à lire. En tant que joueuse, elle s’est inspirée de plusieurs jeux qu’elle apprécie (et qu’elle cite). Parfois à bon escient et parfois peut-être que cela desservait le jeu. Elle a su lâcher certaines idées, ou les intégrer de manière différente en étant à l’écoute des retours. L’important pour elle étant que tout cela soit bien imbriqué. 

Le travail de Connie a visiblement convaincu l’éditeur puisqu’il lui a confié Wyrsmpan, la rethématisation de Wingspan – ce qui n’est pas une mince affaire vu le succès du premier opus. Probablement que l’éditeur s’est dit que cela devrait être intéressant d’avoir un regard neuf sur le jeu.

On peut penser ce que l’on veut de Wingspan, mais c’est une sacrée marque de confiance que de confier sa suite rethématisée à une nouvelle autrice. De mon côté, j’ai beaucoup apprécié décortiquer la démarche de Connie et je suivrai avec attention la suite de son travail.


 

Certaines photos viennent du site de Stonemaier Games, mais d’autres m’ont aussi été envoyées par Connie Vogelmann.

 

 

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3 Commentaires

  1. Revol 20/02/2024
    Répondre

    Très bel article Atom, comme chaque fois.C’est très sympa et instructif de retracer l’historique de la création d’un jeu. Merci.

    • atom 20/02/2024
      Répondre

      Merci beaucoup 🙂 

      J’ai pris beaucoup de plaisir à cet article, donc je pense que j’essayerais d’en refaire si je trouve une occasion. jJadore justement voir les différentes étapes ce qui est gardé, ce qui est rejeté, le pourquoi, etc.

       

       

  2. El Duderiño 07/03/2024
    Répondre

    Merci pour cet article. J’ai trouvé très intéressant de retracer le parcours de création d’un jeu, en se concentrant sur la recherche des mécanismes, en lien avec le thème.

    Je serais bien intéressé de lire plus d’articles comme celui-là, ou d’y participer… 😉

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