L’enfant aux deux langues
Izobretenik vit au Japon depuis 15 ans. Il a fondé sa famille là-bas. Hyper actif dans le monde ludique, il écrit régulièrement et fait des vidéos (où il joue avec sa fille, Lana) pour Ludovox. Voici leur histoire.
Belles fêtes à tous !
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L‘envie d’écrire ce texte m’est venue après notre première partie du Monstre des Couleurs, qui a récemment été publié par Purple Brain. Le jeu nous a paru tellement incroyable dans le paysage ludique actuel. C’est un bijou qu’il ne faut surtout pas rater !
Maintenant que j’ai donné mon avis sans confusion possible, laissez-moi vous expliquer comment ce jeu a pu réveiller en Lana et moi ce souvenir que nous avons toujours en tête mais qui s’est, il faut l’avouer, estompé ces dernières années.J’avais demandé à Benoît Forget de me parler du jeu, de sa naissance et de son origine. Après avoir reçu une longue réponse riche et détaillée (je le remercie d’ailleurs pour le temps qu’il m’a consacré), je me suis dit que ce serait une bonne idée de faire une partie ou deux avant de lancer l’enregistrement de l’épisode de Lana et son Papa qui lui serait consacré. Je ne m’attendais pas à ce qui allait se passer pendant la partie. Le principe du jeu est assez simple : il s’agit, dans un cadre coopératif mécaniquement limpide, de parler de ses émotions. C’est là toute la beauté de ce jeu.
Communiquer en famille, quoiqu’on se figure, chaque soir, ou chaque week-end, n’est plus un réflexe simple et naturel. Loin s’en faut. Surtout dans une société aussi temps-librement malade que le Japon. Le jeu a fait resurgir des souvenirs que nous avions, sinon oubliés, en tout cas mis de côté dans un rayon abandonné de notre mémoire, comme ces livres de bibliothèque qui ne voient le jour que lorsqu’un chercheur vient les dépoussiérer.
Le texte qui va suivre, je le dois donc en partie au Monstre des Couleurs, qui a ravivé toutes ces émotions. Ces quelques lignes, que l’on pourra traiter d’impudiques, expliquent les raisons pour lesquelles Lana et moi consacrons autant de temps, d’énergie et d’amour aux jeux de société. Vous le comprendrez sans doute, elles sont aussi le moteur principal des épisodes de Lana et son Papa. On me reproche souvent la présence de Lana dans ces vidéos. Vil exploiteur d’enfant que je suis ! L’argument est recevable. Certes. Si le texte ci-dessous ne convaincra sûrement pas ceux et celles qui nous portent ces reproches, il me semblait malgré tout intéressant d’évoquer la naissance soudaine de ce projet vidéo.
Aujourd’hui, alors que la grippe me frappe de plein fouet, j’ai la folle envie de vous parler d’une petite fille. Un petit corps tout frêle, entre deux âges, entre deux pays, entre deux langues, entre le « wa » et le « futsu », le 和 et le 仏. L’enfant aux deux langues, comme l’évoquait un certain chercheur en sciences du langage.
Cette petite fille est née un jour d’été, le 15 août. Le jour de la paix, dans son pays de naissance. Un jour où les âmes des morts reviennent traverser la vie des vivants, pour leur rappeler qu’ils sont eux aussi sur le chemin d’une échéance inévitable, pour leur redonner envie de prendre à pleine main les rêves qui les ont longtemps fait tenir, fait marcher droit, le regard vers l’horizon.
Quand cette petite fille a eu trois ans, quelques mois à peine après l’un des événements les plus terrifiants que son père ait eu à vivre, le grand cataclysme qui a nourri les journaux télévisés et fait pleurer les expatriés à travers le monde, qui a remis en tête le nuage ukrainien dont la réalité est souvent confondue avec une sorte de mirage catastrophiste dans l’esprit des quarantenaires d’aujourd’hui, quelques mois après Fukushima et ses victimes oubliées, comme on nettoie une table d’un coup d’éponge mouillée, elle est partie vers le pays de son père. Sans lui. Seule, main dans la main, avec sa mère.
L’enfant aux deux langues s’en est allée rencontrer sa deuxième langue, celle qu’elle connaissait grâce au jeu. Elle était faite de mots qui n’évoquaient ni l’école, ni la difficulté, ni le changement, ni le froid, ni l’obscurité, ni la peur, toutes ces émotions que sa première langue avait en charge d’exprimer.
Cette deuxième langue était un zoo aux animaux colorés qui essayaient de constituer des pyramides branlantes. Elle était un ensemble de couleurs qui participait à des courses automobiles où chaque case était le résultat d’un dé. Il arrivait aussi qu’elle permette de trouver la sorcière qui s’était emparée de la bague du roi, ou un arbre où des souris cocasses venaient se divertir lorsque les éléphants venaient leur taper sur les branches…
Alors… le jour où cette deuxième langue est soudainement devenue, prise entre deux grands coups de vent hivernal, semblable à la première, la petite fille n’a pas compris comment le monde avait pu changer à ce point. Il avait fallu à peine quelques heures, plongée dans une carlingue en métal rutilant, pour passer d’un monde où coexistaient paisiblement ses deux langues à une nouvelle réalité, plus violemment complexe.
Il fallait maintenant que l’enfant aux deux langues essaie d’exprimer des idées que cette langue ne lui permettait pas. Comment dire qu’elle avait froid ? Comment demander à un autre enfant de jouer avec elle ? Comment parler à ces adultes d’un genre nouveau qui la regardaient avec leurs yeux pénétrants, comme s’ils attendaient d’elle qu’elle puisse déjà répondre à toutes leurs attentes ? Comment appréhender l’école ? Comment parler de soi et de son origine ?
La petite fille a donc décidé qu’elle se tairait. Que c’était la meilleure solution. Celle qui lui convenait le mieux, en tout cas. Elle continuerait à parler, bien sûr, mais seulement pour évoquer le plaisir et le jeu. À l’école, jamais un mot. Des gestes, parfois.
Des heures, des jours, des semaines, des mois à ne pas ouvrir la bouche dans les lieux qui ne lui étaient pas familiers, ou qui n’évoquaient pas la famille, le repos et le jeu.
Au retour de l’école, devant la cheminée qui faisait craquer les bûches à moitié consommées, sa cousine et elle parlaient sans jamais s’arrêter, comme s’il fallait parler le plus possible jusqu’à l’arrivée de la nuit et, surtout, du trajet jusqu’à l’école. Parler à s’en vider les poumons, et jouer, rire, et s’amuser comme un soir de Noël répété dans le quotidien infini.
Puis, après trois longs mois, la petite fille est repartie d’où elle est venue.
Elle a retrouvé son père. Elle a retrouvé ces moments de complicité ludique, où les mots de sa deuxième langue n’étaient plus que personnages fictifs, qu’univers fantaisistes où toutes les couleurs du monde se mêlaient comme un arc-en-ciel qu’on aurait fait dégouliner n’importe comment. Mais bientôt, le temps était venu de retourner dans la routine des journées scolarisées…
La première langue, celle qui faisait rempart, celle qui était faite de repères institutionnels et de relais de comportements sociaux ne fonctionnait plus non plus.
Alors, une nouvelle fois, la petite fille s’est tue. Elle continuait à vivre au quotidien, à s’amuser avec ses amies retrouvées mais c’était désormais sans leur parler. Comme si les mots ne lui servaient plus à rien, comme si le silence était désormais le seul moyen de communication, entrecoupé de regards, de sourires, de mouvements des mains et de hochements de tête.
L’enfant aux deux langues était maintenant l’enfant silencieuse.
Plus besoin de faire de choix ou de se demander comment dire. Il lui suffisait maintenant de communiquer sans passer par la voix, le son, le bruit, le chant.
Son père était inquiet. Il se rongeait les ongles. Après tout, il était très probablement responsable. La panique de l’après Fukushima était une raison facile à défendre les premiers jours, mais plus maintenant. Il se demandait si sa petite fille tant chérie allait un jour reparler avec d’autres qu’avec sa mère et lui. Et si elle s’enfermait à jamais dans le silence ? Ça devait être confortable… Ne jamais avoir à prendre parti, ne jamais devoir crier, ou gémir… mais ça voulait dire aussi ne jamais rire aux éclats, ne jamais abasourdir les autres de sa joie, ou de sa colère, éternellement rentrée, comme une toux réprimée…
Plus d’un an après la découverte du silence, alors que son père venait de recevoir un nouveau jeu, elle l’observait en train de lire les règles. Il y avait dans la boîte de petits personnages, des souris en tenues d’aventuriers, mais aussi des araignées et des cafards monstrueux.
Elle restait debout à côté de lui. Elle attendait qu’il lui explique ce dont il s’agissait. Elle est restée ainsi près d’une heure, observant avec un regard brûlant les pages tourner, les doigts de son père manipuler les figurines…
Alors, devant cette curiosité inépuisable, il a décidé de lui expliquer. Il a mis le jeu en place : le plateau d’abord, puis a disposé les personnages héroïques qu’ils allaient incarner. Son père serait le fils du roi, et l’archère, elle serait un rat très fort et d’apparence imbattable tant il avait l’air costaud et courageux.
Son père a refermé le livre d’histoires du jeu. Il a posé sa fille sur ses genoux, et il a commencé à lui raconter une histoire, celle qu’il avait envie de créer pour sa petite fille silencieuse.
Ils ont commencé à jouer. Une première partie un peu hasardeuse et truffée d’incohérences narratives, mais ce n’était pas important. La petite fille était fascinée par le récit que lui faisait son père, et les aventures que leurs personnages vivaient. Ils leur avaient donné leur prénom et avaient investi cet univers, comme s’ils vivaient une vie parallèle, faite de missions rocambolesques, de combats dangereux mais toujours gagnés, parfois sur le fil. Quand l’un d’eux était en danger, l’autre venait toujours le sauver, d’un geste si vaillant que les légendes ancestrales elles-mêmes n’osaient plus venir sourdre à leurs oreilles, tant elles se sentaient minables.
Chaque semaine, dès que le temps leur permettait, la petite fille et son père installait le plateau sur la table et reprenaient le fil de leurs aventures. Il fallait sauver le gros matou, vite ! Et il fallait vaincre l’araignée géante qui empoisonnait les gentilles souris du royaume ! Et construire un radeau pour traverser ces flots impétueux qui reliaient l’obscurité de la lumière ! Et à chaque lancer de dés, comme par miracle, les souris aventurières parvenaient à vaincre… ou était-ce peut-être le résultat d’une manipulation habile du père ? Cela restera dans les secrets de leurs aventures.
Les personnages étaient maintenant au centre de leurs conversations quotidiennes. Tous les deux essayaient de deviner ce qu’il allait leur arriver dans les missions suivantes, comment ils allaient devoir se préparer pour mieux vaincre leurs ennemis et ceux du royaume. Le soir, au pied du lit, le matin, à la table du petit-déjeuner, il n’était pas rare que leurs histoires fassent le lien entre la veille et le lendemain.
Après quelques semaines de ces aventures palpitantes, les souris approchaient de leur but. Elles avaient vaincu leur pire ennemi, et fait revenir sur le royaume la lumière et la joie qui l’avaient quitté.
Chaque aventure menée par le père et sa fille, chaque combat gagné, chaque objet magique utilisé, chaque moment d’héroïsme avait transformé la petite fille.
Peut-être est-ce un hasard des plus magiques, mais quelques jours après la fin de leurs superbes aventures, la petite fille en passant le portail de l’école, lança un bonjour tonitruant à ses amies qui sont restées stupéfaites. Il leur a bien fallu une journée pour se remettre de leurs émotions. Tout comme les professeurs, d’ailleurs, abasourdis, à leur tour.
L’enfant du silence avait enfin retrouvé ses deux langues.
L’auteur du jeu Mice and Mystics, Jerry Hawthorne a été profondément touché par notre histoire.
Après avoir envoyé un courriel au podcast Plaidhat Games, auquel l’auteur participait régulièrement, (courriel qui a été lu lors d’un enregistrement du podcast), j’ai eu la chance de le rencontrer à Essen, en 2015. Un moment émouvant.
Joyeux Noël à Lana, à tous les enfants en France et au Japon, et aux 4 coins du monde, de la part de toute la Rédac du Vox !
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Vidberg 25/12/2018
Merci pour ce très joli texte !
Surtout ne te laisse jamais emmerd… par les râleurs professionnels qui te reprochent de faire des vidéos avec ta fille parce qu’ils ont entendu, sans comprendre, qu’Internet était dangereux et qu’il ne fallait pas exposer ses enfants.
Tu ne l’exposes pas : tu partages avec elle, tu lui apprends, tu la protèges.
Tu vis une très jolie expérience avec elle, c’est rare de pouvoir partager quelque chose d’aussi riche.
Izobretenik 29/12/2018
Merci Martin pour ton commentaire, et de me permettre de confirmer mon ressenti quant à l’expérience que représentent les Lana et son Papa pour Lana et moi !
-Nem- 25/12/2018
Superbe histoire, très touchante. Merci beaucoup !
Izobretenik 29/12/2018
Merci beaucoup Nem !
Achéron Hades 25/12/2018
Magnifique article. J adore vos tests de jeux pleins de complicité. Je m’y retrouve totalement avec mes deux garçons qui sont maintenant (8 ans et 6 ans) fan de jeux. Ces moments ludiques en famille, pour moi c’est de l’or en barre.
Joyeux noël à vous et Lana !!!!!
Izobretenik 29/12/2018
Merci Achéron ! Joyeux Noël à vous tous aussi ! (Bon, je suis un peu en retard).
Le jeu de société en famille, c’est vraiment un de ces moments de la journée qu’on attend tous. C’est presque devenu un passage obligé de chaque journée, mais sans la valeur parfois négative qu’implique le mot « obligation ». On se découvre, on communique, on peut même parfois sentir des choses qui dépassent le jeu à travers les réactions en jeu, une expérience toujours intéressante.
fredm 26/12/2018
Grosses bises à vous 2 🙂 enfin à vous 3 :p
Izobretenik 29/12/2018
Merci Fred !
madtranslator 26/12/2018
BOnjour Izobretenik,
merci pour ce partage très touchant.
C’est toujours un plaisir de te lire 🙂
Passez de bonnes fêtes à toutes et tous 🙂
Izobretenik 29/12/2018
Merci Stéphane ! Bonnes fêtes à ta famille et toi !
Shanouillette 26/12/2018
Je me souviens quand tu as rencontré monsieur Jerry à Essen, je sentais une charge émotionnelle forte dans l’air, je n’ai pas osé demander bien sûr… comme quoi, il arrive qu’en étant patient.e les réponses viennent et parfois de fort jolie façon 🙂 Merci pour ce partage et gros bisous à Lana !
Izobretenik 29/12/2018
Je me souviens aussi que c’est surtout grâce à l’équipe et toi, puisque vous m’avez appris qu’il était sur le salon alors que ce dernier fermait ses portes. Je me souviens avoir couru dans les allées pour le rencontrer 🙂