► E.D.I.T.O. Les émotions dans les jeux de société

Le jeu est un metteur en scène. 

Il pose une situation, un cadre, un angle, un premier acte avec son décor, ses personnages, et installe des tensions qui vont peu à peu évoluer vers un dénouement. Chacun autour de la table a sa partition à jouer, et pour que le jeu puisse s’exprimer pleinement, tout le monde doit pouvoir jouer son rôle jusqu’au bout.

 

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Les game designers imaginent des jeux qui correspondront à certains profils d’acteurs. Qui aime jouer les durs, qui aime discuter, qui aime cabotiner, qui aime les barouds d’honneur ou préfère réfléchir tranquille… C’est d’ailleurs pour cela qu’aucun jeu ne pourra jamais faire l’unanimité (et qu’on aura, nous, toujours du travail) : la richesse des jeux provient directement de la richesse humaine, de sa diversité, de ce qu’elle veut incarner. Il y a autant de jeux possibles qu’il y a de gens. Ça fait beaucoup d’options.    

 

Pourquoi certaines personnes ne veulent pas jouer le jeu ?

Notre metteur en scène va être plus ou moins exigeant avec nous. Et il arrive qu’il soit clairement vicieux. Certains d’entre eux nous poussent parfois à faire des choix que l’on désapprouve plus ou moins. Avec d’autres, on gagne à mentir, à tromper l’adversaire, à l’endormir. Les jeux à rôles cachés et à éliminations sont en cela parfois durs. Tous contre un, acharnement, trahison, paranoïa, sentiment d’injustice (mais je vous jure que je ne suis pas cylon, lâchez-moi !)… 


Certaines personnes craignent les jeux de société et évitent d’y jouer. Certaines ont simplement peur de leur propre réaction, et parfois de celles des autres. Peur de perdre aussi, et de ne pas savoir le gérer socialement. Peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas comprendre le rôle que le metteur en scène attend d’elles. Cela explique aussi pourquoi certaines personnes en viennent à tricher. Perversion ? Eh non, pas forcément. Peur de (se) décevoir, de se comparer (le tableau de scores finaux nous y oblige bien), d’affronter les autres et de ne pas parvenir à être fier de soi dans ce processus compétitif qui peut renvoyer à des choses difficiles (vie scolaire, vie professionnelle…). Au final, l’enjeu est tellement grand que le jeu n’est plus synonyme d’amusement.     

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Même sans aller jusque là : “Il joue comme s’il jouait sa vie !” (et prend des heures avant de choisir son action) entend-on parfois. Cela se comprend finalement, puisque c’est uniquement si on s’investit dans notre rôle que le jeu prend du sens. Sinon tout s’écroule – comme lorsque l’on sort d’un rêve – notre super objectif secret n’est de nouveau plus qu’une carte, et notre vaillant héros plus qu’un miquet en bois. Alors oui, quand on s’allie contre vous pour faire gagner Maurice juste au dernier tour, on l’a parfois bien mauvaise. On sourit bien sûr, on s’en veut de réagir comme ça, car hé, ce n’est qu’un jeu ! Mais on a tous une histoire de défaite mal digérée à raconter.

J’ai même vu des gens pleurer. Oui, oui, autour d’un jeu, à cause d’un jeu. Et plus d’une fois ! Des enfants oui, mais aussi des grand.e.s, des parents, adultes majeurs et vaccinés. Triste, embarrassant ? Oui, bon, ça l’est forcément… Puisque le but du jeu n’est pas là ! Mais compréhensible. Quand on s’investit un peu trop, quand les règles nous mettent une sorte de pression autour de la réussite, quand les relations humaines autour de la table ne nous mettent pas super à l’aise… Parfois, c’est trop, le vernis craque.      

 

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Car le jeu, s’il est joué sincèrement, ne triche pas avec nos émotions. D’où aussi la grande mode du coopératif : il permet de déminer tout ce terrain social qui peut être explosif. Il ôte simultanément l’injonction de réussite que l’on s’envoie en tant qu’individu : être à la hauteur, gagner, tout cela devient une tâche commune. L‘acte collectif dissout la notion de responsabilité. C’est une soupape de décharge.

Le coop’ met aussi l’accent sur les éléments considérés comme positifs qui émanent d’un groupe : l’écoute, l’entraide, le partage des tâches, l’organisation, une forme de solidarité contre l’adversité, parfois même jusqu’au sacrifice de soi (allez-y, je vais faire l’action pénible, c’est moi le mieux placé de toute façon) !

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Bien entendu, nous pouvons minorer ce beau tableau en évoquant ici « l’effet leader » : comment le groupe peut se retrouver muet face à un mastermind qui, super-héros de la gestion de crise, se croit obligé de prendre les commandes et dicte à chacun sa conduite. Voilà qui peut apporter des tensions peu engageantes entre les joueurs. Mais pour certains, cet aspect n’est même pas un problème : c’est plutôt reposant, rassurant, d’avoir un leader qui semble savoir où aller, pourvu qu’il respecte un peu la parole de ses ouailles.    

 

 

L’émotion, moteur ludique 

Alors la bonne nouvelle dans tout ça, c’est que le jeu de société n’a pas fini de nous en faire voir ! Comprendre à quel point ils peuvent faire vibrer nos cordes sensibles, c’est saisir jusqu’où l’on peut s’attendre à ce que les jeux nous emmènent, c’est-à-dire encore et toujours plus loin, en développant l’identification et l’engagement des joueurs, par un rythme soutenu, avec une immersion travaillée (narration, legacy et consorts, hybridité numérique, etc), par des choix d’action porteuses de sens et de conséquences. On n’a pas besoin de casque de réalité virtuelle : le jeu de société nous plonge directement dans une nouvelle réalité sociale, palpable et viscérale.

 

giphy

 

L’appréhension, le rire, la sensation d’aboutissement, l’ambivalence, l’amusement, l’impatience, la fierté, la paralysie, l’affolement, la joie, la contrariété, la satisfaction, le découragement, l’étonnement, le soulagement, l’embarras…  Toutes ces émotions et d’autres encore pourront être soutenues par un thème bien senti mais proviendront d’abord de ce qui se passe en termes d’action de jeu, entre les joueurs. Car c’est la force du jeu de société : les joueurs. Après tout, vous connaissez la célèbre phrase que l’on attribue à Platon : “On en apprend plus sur quelqu’un en une heure de jeu qu’en une année de conversation” !

 

 

► Dans les jeux qui ont « malmené » la rédaction, indépendamment de leur qualité, et pour des raisons diverses 🙂 citons Cyclades, Secret Hitler, Ascending Empires, les Loups-Garous de Thiercelieux, Intrigue, Catane, Hanabi, Battlestar Galactica, Big Book of Madness, les naufragés du Titanic, Docteur Pilule

 

► Aller plus loin : Homo Ludens, par Johan Huizinga

 

 

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7 Commentaires

  1. fouilloux 14/06/2017
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    Super Edito.

  2. LePionfesseur 15/06/2017
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    Très bon article de fond, vraiment rien à redire, bravo !

  3. Umberling 15/06/2017
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    Pour tout vous dire, cet article découle d’un grand nombre de débats dans la rédac. Le nombre de fois où on a parlé de telle partie, où on s’est senti floué, trahi, jubilant ou autre…

    • Shanouillette 15/06/2017
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      Ouaip Mat. Ceux qui me follow sur Twitter l’ont peut-être vu, il y a eu un chouette échange il y a quelques jours (semaines ?) sur le sujet des émotions dans le jeu de société, et le fait que ce sujet-là avait finalement été peu traité, et ça m’a titillé. C’est pour ça que je vous posais des questions sur le sujet à la rédac, uniquement pour avoir de la matière pour cet édito, vous êtes mes petits rats de laboratoire mouhahahaha!!!… Allez refaites moi une partie des Naufragés du Titanic maintenant !

      • fouilloux 16/06/2017
        Répondre

        Ah c’est pour ça! Je me disais aussi que certaines anecdotes me paraissaient drôlement familières. 🙂

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