Votes for Women – Debate us, you cowards!

Conçu par la primo-autrice Tory Brown et publié par l’éditeur indépendant américain Fort Circle Games, Votes for Women a récemment fait parler de lui, puisqu’il a été nommé par le Golden Geek Awards de 2022, dans les catégories jeux thématiques et wargames. Il s’agit d’un jeu d’histoire et de politique piloté par les cartes pour un à quatre joueurs.

Très accessible par ses règles simples et bien écrites, Votes for Women prend très au sérieux l’histoire qu’il nous raconte – qui est de la plus haute importance. Il en va, en effet, de l’obtention du droit de vote par les femmes aux États-Unis : Votes for Women couvre les luttes suffragistes qui commencent lors de la Convention de Seneca Falls de 1848 et s’achèvent par la ratification du 19e Amendement par l’État du Tennessee en août 1920.

Le camp Suffragiste et le camp de l’Opposition se disputent quarante-huit États pendant six manches maximum. La partie se termine immédiatement si le 19e Amendement est approuvé par trente-six États ou rejeté par treize. Si ces conditions ne sont pas satisfaites avant la fin, alors on procède à une phase finale de Vote. Notons également que le jeu peut s’achever par une victoire automatique de l’Opposition si le Congrès n’a pas adopté l’amendement avant la fin du sixième tour.

Assez parlé, il est temps d’organiser notre mouvement et de descendre dans la rue pour faire entendre notre voix.

Voici comment se présente Votes for Women, au début d’une partie.

 

« Le droit n’a pas de sexe » – F. Douglass

Le matériel de ce jeu, avec son joli plateau, ses cartes texturées bellement illustrées et ses jetons Organisation reproduisant les logos des différents mouvements politiques, nous raconte la longue histoire de la lutte pour un suffrage véritablement universel aux États-Unis. Comme le montre le livret de jeu, la question du suffrage féminin s’était posée déjà au XVIIe siècle. Dès 1776 au cours du Second Congrès Continental pendant lequel la Déclaration d’Indépendance fut ratifié, Abigail Adams écrit une lettre à son mari John pour qu’il se souvienne de la cause du suffrage féminin et des droits des femmes.

Néanmoins, pour faciliter la conception et la narration du jeu, Votes for Women commence par la Convention de Seneca Falls de 1848, la premier rassemblement politique pour les droits des femmes aux États-Unis. Au cours de cette convention, fut notamment rédigée et approuvée la Déclaration de Sentiments et de Résolutions qui, en reprenant la structure de la Déclaration d’Indépendance américaine, exigeant un statut de citoyenne pour les femmes égal à celui des hommes.

Les cartes de Votes for Women mettent en lien les mécanismes du jeu, avec les événements les plus marquants des mouvements des Suffragistes et de l’Opposition, ainsi qu’avec les activistes dont l’engagement et l’action ont été les plus significatives. On découvre ainsi des déclarations, de courts récits biographiques, ou encore les arguments avancés pour ou contre le suffrage féminin.

Un aperçu des cartes et des jetons Organisation de Votes for Women, parmi lesquelles on remarquera « O Save us Senators, from ourselves » et « Debate us, you cowards! » qui donne le nom à cet article.

Il est à remarquer que toutes les femmes états-uniennes n’étaient pas favorables pour différentes raisons. Certaines, par exemple, éprouvaient des inquiétudes au sujet de l’acquisition de ce droit et estimaient devoir être « sauvées d’elles-mêmes ». D’autres craignaient perdre le contrôle sur l’administration du foyer.

Les cartes sont également l’occasion de comprendre les divisions internes au mouvement Suffragiste, notamment à l’occasion de la fin de la Guerre civile au sujet de l’abolition de l’esclavage et de la ratification du 15e Amendement sur le droit de vote des Noirs. On comprend donc mieux l’utilisation de deux couleurs distinctes, le violet et le jaune, pour représenter le mouvement des Suffragistes dans le jeu. D’autres questions comme le rapport à la prohibition et le statut plus général de la femme dans les familles et la société américaine engendrèrent également des dissensus.

Les articles du New York Times nous apprennent d’ailleurs que la majorité des États qui ratifièrent le 19e amendement étaient gouvernés par des Républicains qui voyaient dans le vote des femmes, un soutien potentiel à la politique de prohibition et à leur parti. Si, la victoire des Suffragistes est un progrès social et politique indéniable, Votes for Women nous apprend alors, non seulement qu’elle a rencontré de nombreux obstacles, mais aussi qu’elle n’a été rendue possible que par la convergence d’intérêts très hétérogènes.

 

Movement building

Si les conditions de victoire et les événements sur les cartes sont asymétriques, le déroulement d’une manche de Votes for Women est en revanche la même pour les joueurs des deux camps. Tout d’abord, chaque joueur pioche six cartes. S’ensuit une phase d’enchères où le camp Suffragiste peut miser entre zéro et quatre jetons pour acquérir une carte Stratégie. L’Opposition peut alors décider de passer, d’égaler la mise ou de surenchérir et d’acheter une carte parmi trois.

Pendant la phase d’opérations, chaque faction, en commençant par les Suffragistes, joue une carte à tour de rôle. On peut choisir d’appliquer l’événement de la carte, de faire campagne pour ajouter de l’influence dans un ou plusieurs État, de faire du lobbying, pour obtenir l’aval du Congrès, ou encore d’organiser son mouvement politique pour obtenir des jetons Organisation.

Ces jetons représentent abstraitement les efforts réalisés par les militants politiques pour structurer leur mouvement et mener à bien ses actions. Ils sont dépensés pendant la Strategy Phase, mais aussi le long d’une manche. Quand on fait campagne, par exemple, on lance un dé à douze faces pour chaque Militant sur le plateau. Nous pouvons alors dépenser un jeton pour le déplacer dans une autre région.

Au début de la partie, chaque faction doit jouer sa Start card – Seneca Falls Convention pour les Suffragistes.

 

Les jetons Organisation permettent également de tempérer le hasard des dés en nous permettant de les relancer. Il en va ainsi pour l’action de Campagne et ses D12 permettant d’ajouter entre un et quatre cubes d’influence, pour les cartes qui nécessitent de lancer des dés, mais surtout pour l’action de Lobbying et le D6 que nous lançons pour chaque militant : on ne peut ajouter ou retirer un pion du Congrès que si l’on obtient un six. Il vaut mieux aussi garder quelques jetons pour le vote final car, là aussi, ils nous permettront de relancer notre dé.

 

Narration politique

On ne peut pas dire que Votes for Women soit un jeu narratif au sens strict. En revanche, à chaque partie, j’ai toujours eu l’impression de pouvoir distinguer plusieurs moments qui changent en partie notre façon de jouer. Les decks des deux factions, répartis en Early, Middle et Late en fonction de la période des événements représentés sur les cartes, renforce l’aspect narratif du jeu.

Durant les deux premières manches, on a tendance à se disputer les cartes État, en plaçant des cubes sur les États concernés. Dès qu’un camp pose son quatrième cube d’influence, il peut récupérer la carte. Les effets de ces cartes varient et, en fonction des besoins de votre mouvement politique, elles vous aideront plus ou moins. Heureusement, après les avoirs récupérées, vous pouvez les jouer quand vous le souhaitez, conjointement à une carte Événement.

Ce mécanisme permet de rendre plus concrète la bataille politique pour un État : au lieu d’avoir quarante-huit États quelconques, on va s’en disputer certains qui, par les avantages qu’ils procurent, auront plus d’importance pour la construction de notre mouvement politique.

On gagne une carte État lorsqu’on pose le quatrième cube d’influence sur celui-ci. Chaque fois qu’on joue une carte Événement, on peut aussi jouer une carte État ou Stratégie.

 

Ce premier moment dure tout au plus deux tours car très vite la tension politique s’étend à tous les États et se déplace au Congrès. Les Suffragistes doivent en effet prendre garde à poser les six pions Congrès avant la fin de la partie par l’action de Lobbying et les effets des cartes. Mais, pour éviter de rendre la vie facile à l’Opposition, ils doivent surveiller l’état du plateau : si l’Opposition a deux ou trois cubes dans beaucoup d’États, elle pourra rapidement remporter la partie en gagnant des États.

Dans ce moment du jeu (troisième et quatrième manche), le tempo est fondamental : les Suffragistes commencent donc par se répandre partout où ils le peuvent, à renforcer leur influence et à affaiblir celle de l’Opposition. Du côté du Congrès, ils chercheront à être prêts à faire approuver le 19e Amendement entre la quatrième et la cinquième manche.

Lorsque le sixième pion est posé, la bataille s’engage entre les factions pour tenter d’atteindre la première les quatre cubes d’influence dans les États restants. Lorsque le quatrième cube est posé sur un État, on pose aussitôt une coche ou une croix en fonction de la faction et celui-ci est définitivement acquis. Le tir-à-la-corde bat alors son plein. Non seulement pour atteindre rapidement son objectif de victoire, mais aussi en vue de la phase de vote où chaque cube d’influence sera compté comme un modificateur.

 

1 État = 1 voix

Lorsque les cartes État plus intéressantes sont acquises aux joueurs, le rapport aux États sur le plateau change radicalement. Les luttes plus importantes ayant été menées, on peut désormais essayer de répandre nos cubes d’influence en faisant campagne ou en jouant des cartes Événement. Le principe qui s’applique est, conformément au fonctionnement des modifications constitutionnelles aux États-Unis, celui de l’équivalence des voix de tous les États.

Peu importe sa population, sa localisation, sa tendance politique ou encore son degré de richesse, chaque État ne compte jamais que pour une voix. D’un point de vue stratégique, lorsqu’on est habitué à des jeux pilotés par les cartes comme Twilight Struggle, c’est surprenant voire un peu décevant. Surtout si l’on joue le camp des Suffragistes qui a besoin de la signature de trente-six États pour remporter la partie.

On a l’impression qu’il faut répandre son influence et réduire celle de l’adversaire le plus possible, peu importe où. Éventuellement, ce seront les cartes Événement représentant des militant(e)s dont l’action s’est concentrée sur des États précis qui orienteront notre choix. On prêtera également attention aux États dans lesquels nous-même ou le camp opposé avons deux ou trois cubes, dans un cas pour les acquérir rapidement à notre cause, dans l’autre, pour les soustraire à celle de notre adversaire.

À la fin de la partie, si aucune faction ne remplit sa condition de victoire, on passe au Vote Final. Ici l’Opposition (jouée par l’Oppobot) a posé sa treizième croix et a remporté la partie.

 

La sensation de tir à la corde est présente, mais les États où se déroulent ces luttes politiques sont parfois choisis de façon fortuite. En revanche, les choses changent radicalement pendant la phase de vote final. À son tour, chaque joueur choisit un État dans lequel le vote aura lieu. Chaque camp lance un D6 (ou un D8, sous réserve d’avoir joué un Événement qui le permet) et ajoute le nombre de cubes de sa faction au résultat obtenu. Le résultat le plus élevé remporte l’État.

Pendant cette phase que j’ai trouvée à la fois palpitante et amusante, le rythme du jeu s’accélère et chaque joueur commence évidemment par choisir les États dans lesquels il a le plus d’influence pour remplir sa condition de victoire, le plus tôt possible. On est pour ainsi dire suspendus au résultat de chaque lancer de dé et on espère être le premier à atteindre son treizième ou son trente-sixième État.

 

Combattre le patriarcat sur un plateau

L’une des qualités de Votes for Women qui m’a marqué le plus, c’est son accessibilité. À condition de se débrouiller un peu en anglais, on peut facilement imaginer y jouer en famille ou le proposer à des néophytes pour les introduire aux jeux card driven et aux jeux d’histoire. Les actions sont en effet très simples, les parties sont fluides avec pratiquement aucun retour aux règles, et le texte des événements est toujours très clair.

Aidée par Jason Matthews (Twilight Struggle, Imperial Struggle…), Tory Brown a fait un excellent travail de conception. Elle nous livre ainsi un jeu épuré, il est vrai, avec une dose parfois importante d’abstraction. Mais Votes for Women reste très cohérent avec son thème et entre les États qu’on se dispute, les réticences du Congrès, et les revirements permis par les cartes ou les lancers de dés, chaque partie vient avec sa narration politique du succès ou de l’échec des Suffragistes.

Il me semble que la recherche du bon tempo et l’adaptation presque tactique aux choix de l’adversaire l’emporte sur une profondeur stratégique qui nous forcerait à faire des choix difficiles et nous permettrait d’explorer de nouvelles voies pour arriver à nos fins. Toutefois, l’accessibilité, l’épaisseur thématique du jeu et la durée raisonnable des parties compensent largement cette lacune.

Une autre caractéristique de Votes for Women que je retiens, c’est sa modularité, bien qu’il ait été originairement conçu comme un duel.Vous êtes trois autour de la table ? Pas de problème ! Avec un ou deux changements mineurs aux règles, vous allez pouvoir jouer en équipe les Suffragistes ou l’Opposition. Vous êtes tout seul ou vous avez envie de jouer à un coop ? Il suffit de sortir le deck de l’Oppobot et d’appliquer les effets des cartes – très facilement et sans diagrammes de flux à s’arracher les cheveux.

Enfin, je ne peux ne pas parler de l’important travail de documentation réalisée par l’autrice. Si les cartes ont souvent des effets comparables ou parfois identiques, chacune représente un personnage ou un événement historique différent et comporte une description qui nous en apprend plus sur les combats des Suffragistes et sur les résistances de l’Opposition. Comme les règles du jeu sont simples, on peut jouer et lire le texte d’ambiance sans difficulté.

Mais ce qui aide le plus à la fois à reconstituer le contexte de la lutte pour le suffrage universel, à se renseigner de plus près et à s’immerger dans le thème, ce sont les quatorze fac-similés inclus dans la boîte de jeu. On retrouve ainsi des lettres, des tracts, des déclarations d’intention, des bulletins de vote, ainsi qu’une page du New York Times dans laquelle T. Brown a rassemblé tous les articles sur l’obtention du droit de vote par les femmes, après la ratification du 19e amendement par l’État du Tennessee.

Quelques exemplaires de la très riche documentation historique incluse dans Votes for Women.

 

En somme, par le traitement du thème, l’accessibilité, la durée très raisonnable des parties et la narration politique qui en découle, et sa modularité, je ne peux que recommander Votes for Women à toutes les joueuses et joueurs en quête d’un jeu d’histoire abordable et fort en thème. Si vous êtes à l’aise avec l’anglais, je vous recommande l’interview de Tory Brown sur la chaîne Homo Ludens qui aborde plus en détail à la fois la conception de son jeu et certains éléments du thème – c’est cette vidéo qui m’a donné envie de découvrir son jeu.

Les exemplaires de la première impression de Votes for Women étant épuisés, il est en cours de réimpression et les commerçants français devraient être réapprovisionnés d’ici quelques mois – aux dernières nouvelles, on le trouvait chez Philibert et Hexasim. Il ne me reste plus qu’à espérer que la tendance à la publication de jeux d’histoire politiques se poursuive et à guetter le prochain jeu de cette autrice.

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