Rencontre avec Christian Martinez (Evolutopia, Inis, Galactic Renaissance)

Nous avons discuté avec Christian Martinez, auteur de jeu lyonnais, que nous avions déjà rencontré en 2016 à l’époque de la sortie de Inis, un jeu qui a une approche originale, et que j’affectionne particulièrement. Il vient d’ailleurs de rentrer dans le top 100 de BGG, ce qui n’est pas rien. Nous avons discuté de son activité d’auteur, mais aussi de ludopédagogie. On a parlé de Galactic Renaissance, sa dernière sortie lancée ce mois-ci en kickstarter, également de Evolutopia, un jeu de commande, et bien sûr on n’a pas pu s’empêcher de parler d’Inis et d’évoquer son futur (et oui 🙂 On a même mentionné Agricola (si si). 

 

 

 

 

Bonjour Christian,
J’ai envie de débuter par une question un peu provoc’ : c’est quoi ton vrai travail ? 

C’est quoi un vrai travail ? :p Depuis 2007, je fais de l’accompagnement pédagogique, je travaille sur les approches ludiques en formation. L’activité ludique me sert à faire participer les stagiaires. Que ce soit en utilisant des jeux que je crée pour la circonstance ou des jeux existants : ça va de l’utilisation simple de cartes de Dixit pour pousser les gens à s’exprimer, à l’utilisation de jeux plus complexes comme Agricola pour des sujets un peu pointus.

 

Intéressant, pourrais-tu nous expliquer l’intérêt pédagogique d’Agricola dans ce cadre professionnel. 

Ce n’est qu’un exemple, mais dans Agricola il y a la notion de jalons, de gestion de ressources, de « chemin critique », il y a le simple fait que tu ne peux pas tout faire en même temps, et c’est intéressant de transposer les façons de faire dans le jeu et de l’appliquer à la conduite de projet, en utilisant des outils apportés par le formateur. 

Question typique dans Agricola « J’aimerais faire ceci ou cela mais j’ai pas le temps, la récolte c’est dans deux tours, j’ai tant d’actions, comment je fais, au secours ? » Agricola c’est de la conduite de projet !

 

 

 

Sans jeux de mots, revenons à nos moutons, et ton activité d’indépendant 

Je suis indépendant depuis 2021, je continue de faire de l’accompagnement et de la formation en ludopédagogie, j’anime aussi parfois des journées d’intégration en utilisant beaucoup les jeux et les pratiques théâtrales, pour travailler sur la connaissance des autres, l’écoute, la confiance, la coopération, etc.

Je fais aussi de l’accompagnement au game design, auprès d’entreprises ou de formateurs qui ne sont pas dans le métier mais qui veulent créer des jeux pour faire de la communication, de la sensibilisation ou de la formation sur un sujet précis. Ça peu aller d’une prestation de conseil sur un projet en cours pour poser un regard extérieur professionnel, jusqu’à la création complète du jeu. Je donne aussi des cours de game design, en général dans des écoles de jeux vidéos mais j’interviens sur la base, le game design au sens large. 

 

J’aimerais que l’on parle d’Evolutopia, un cas particulier car édité par Continental, un éditeur que l’on connait pour ses… pneus. Quel était leur cahier des charges ? Et comment ce jeu est arrivé en boutique ?

 

Continental m’a contacté pour travailler sur la mobilité. Ils sont surtout connus pour les pneus, mais travaillent sur d’autres aspects autour des technologies automobiles et de la mobilité. Au départ ils avaient l’idée de faire un jeu interne sur leurs savoir-faire, puis l’idée a évolué et ils ont eu l’envie de voir le jeu en boutique ! C’était un souhait de leur part ils ont eu envie de le faire, c’était comme un challenge, ça leur faisait plaisir. C’est un des bons côtés de la démocratisation du jeu de société, on n’est plus tout seuls. Cette démocratisation amène des geeks ou ex-geeks à des postes de décisions. Plutôt cool non ?

Cela dit mon premier travail avec eux a été de leur expliquer le processus de création et d’édition / diffusion d’un jeu : tout le monde peut faire fabriquer un jeu, mais le voir distribué en boutique est une autre affaire !

A ce moment-là j’ai contacté Concepteo, à savoir Catherine Mollica et Jean-François Rochas, qui travaillent eu aussi sur des jeux et des jeux sérieux depuis des années. Je les ai branchés parce qu’il y avait des aspects que je ne maîtrisais pas dans le projet, notamment la partie pilotage de la fabrication. Et c’était une sacrée bonne idée parce qu’avec Jean-François et Catherine on s’est super bien entendus et on en est à notre 3ème ou 4ème jeu ensemble ! Pour Evolutopia finalement on a tout fait ensemble : conception, développement, pilotage graphique et fabrication, etc. On a chacun nos spécificités mais on bosse presque tout les aspects ensemble.

 

 
 

Pour revenir au projet, Continental avait envie de pouvoir communiquer sur les autres aspects de leurs activités. Après avoir travaillé avec eux en amont, on leur a proposé trois concepts, du plus simple au plus “complexe”. On avait entre autres un projet de party games. Finalement  ils ont préféré Evolutopia, avec son côté prospectif et visionnaire. Ils voulaient un jeu où l’on développe la ville du futur sur différents aspects, environnementaux, énergétiques, financiers, etc. 

Quand je travaille sur un jeu de sensibilisation, pour qu’il remplisse son rôle de sensibilisation, j’estime que je dois tout simplement faire un « vrai jeu ». Je veux dire, comme dans n’importe quel jeu auquel tu prends plaisir à jouer, il doit être engageant, impactant, il doit y avoir des choix qui prennent la tête, tu dois t’amuser, il doit y avoir de la tension, etc.

 

Est-ce que le jeu a assez de viande sur l’os pour des gamers ? 

Évidemment il fallait que le jeu soit très accessible, mais on voulait qu’il y ait de la matière, des choix, des défis, des dilemmes, etc. Tout en restant accessible, tu est obligé de composer avec ton personnage, les cartes Bon Plan, l’ordre du tour, les crises, etc. mais c’est très dépendant du niveau de difficulté choisi. On propose 4 niveaux de difficulté plus un mode découverte. Tu n’as pas beaucoup de pression aux faibles niveaux de difficulté, si tu es gamer, tu as peu de chance de perdre avant le niveau 2, le niveau 4 par contre est raide, là tu es obligé de composer finement avec les moyens qui te sont donnés. 

 

 

 

Qu’est-ce qui te définirait en tant qu’auteur ?
Qu’est ce qui caractérise ton game design ? 

Quand je joue, j’aime que le jeu me raconte quelque chose, j’ai envie d’une pertinence thématique, qui peut être très élaborée comme dans Inis, ou très simple, comme dans Cairn. On y incarne des shamans qui dressent des mégalithes. C’est un jeu abstrait, mais avec une esthétique et un univers néolithique pré-celtique évocateurs. Pas vraiment « thématique » mais quand tu joues, les situations à base d’enchainements tactiques et de combos sont amusantes et vives, ça raconte un truc !

Quel que soit l’élément mécanique, il faut que cela fasse sens pour moi, par exemple dans Inis, quand on lance le jeton « vol des corbeaux », ce sont les oracles qui regardent le vol des corbeaux. 

Même sur une mécanique qui est du pur gameplay, il faut que je trouve une façon pour qu’elle fasse sens avec la thématique, pour moi c’est important quand je joue. S’il y a des trucs qui sont à contresens, ça me chiffonne. 

 

 

 

Tout en ayant énormément de matière, Inis est relativement épuré. J’ai l’impression que tu es dans une démarche de simplification, je me trompe ? 

En effet, c’est vraiment une intention, ce que j’essaie de faire c’est combiner un niveau d’abstraction relativement élevé, mais qui a une résonance thématique. Tout en trouvant le bon niveau de compromis, si c’est trop abstrait on perd en thématique et vice versa. 

Quand je joue je n’aime pas la bidouille dans tous les sens, que ce soit physiquement avec la manipulation des composants, mais surtout en termes de règles, de micro règles avec des exceptions, des exceptions d’exceptions, etc. 

Dans mon approche j’essaie d’avoir des éléments simples, mais qui s’articulent de sorte que ça fasse émerger de la complexité, au niveau des interactions par exemple. Bizarrement, un jeu comme Inis n’est pas compliqué. Il y a quelques cartes actions, quelques territoires, quelques  récits épiques et tout cela s’assemble dans tous les sens. 

Ce qui est rigolo, et que j’ai constaté plusieurs fois, c’est qu’au début j’avais plus de facilités à enseigner le jeu a des gens assez peu gamer, qu’à des gamers qui attendaient certaines choses qu’ils ne trouvaient pas dans un jeu qui avait l’air d’être un jeu de conquête. Le draft d’Inis passe beaucoup plus facilement avec des gens qui le découvrent. ils ne se posent pas de questions. Alors que des joueurs ont du mal à se défaire de leurs habitudes. 

Et c’est la même chose pour les conflits : tu attaques ou tu pars ? Et pourtant tout le monde se prend la tête dans leur résolution, le vrai grain de sable c’est qu’on peut faire la paix quand on veut ! Du coup les vraies questions en conflit c’est comment je réagis, comment mon adversaire va réagir et surtout je gagne quoi dans le confit ? Les règles ne le disent pas c’est aux joueurs de trouver ! Parfois tu n’as rien à gagner dans le conflit et dans ce cas là, il vaut mieux l’éviter et ça c’est un peu contre-intuitif.

 

On a pu découvrir une extension d’Inis lors de notre rencontre. Tu nous disais qu’il devait y en avoir une autre, tu peux nous en dévoiler un peu plus ? 

En effet, une mini extension est quasi prête, avec deux modules, la toute première sortie en 2019 (Seasons of Inis) était centrée sur les saisons. Nemed (son nom de code) sera axée sur le côté sacré. On va pouvoir dédier les sanctuaires à des dieux qui vont nous donner des pouvoirs. Il y aura cinq personnages issus de la mythologie celtique, cinq figurines basées sur les illustrations de Jim Fitzpatrick. Elle ajoute une petite couche, sans être envahissante. 

 

 

Le deuxième module est lui basé sur les Nemetons, des lieux sacrés naturels. On utilise une particularité du jeu qui n’arrive pas fréquemment, mais qui peut arriver plus souvent avec cette extension. Quand on rassemble des tuiles, il peut y avoir un “trou”, dans lequel on va placer un de ces Nemetons. Ils vont ajouter des conditions pour les territoires concernés par celui-ci, afin de gagner un exploit. Ils ajoutent une surcouche stratégique .

Plus tard il y aura une autre extension qui devrait normalement être la dernière, elle est en phase de conception, je ne peux pas dévoiler grand-chose. j’aimerais aborder les créatures mythologiques, des créatures comme les Fomoré, les géants, le cerf blanc, etc.

 

Quand on discute avec toi, on perçoit que tu connais et aime cet univers. As-tu consulté des historiens pour le jeu ? 

Tout ce que j’ai mis dans le jeu ne vient pas par hasard, je me suis beaucoup documenté. C’est un univers qui m’intéresse que ce soit par la musique, l’artisanat, etc. J’ai voulu utiliser les aspects historiques (en tout cas ce que j’en ai compris, mais je ne me prétends pas historien évidemment), archéologiques et en même temps les sources légendaires et mythologiques. D’une certaine façon, les cartes actions, c’est le côté historique, tandis que les récits épiques, c’est le mythologique, c’est comme cela que j’ai réussi à clarifier et combiner les deux aspects. Mais j’ai effectivement en plus consulté une archéologue et des spécialistes des légendes celtiques !

Ce que l’on connaît des Celtes est assez fragmentaire, c’est une culture orale dispensée par les druides et les bardes. Sans barde et sans druide, pas de transmission de leur culture, ce qui alimente des zones de flou historique. Ce sont ces zones un peu brumeuses qui me plaisent pour l’atmosphère que ça véhicule. La culture celtique ce n’est ni blanche ni noire c’est toujours un entre-deux, entre le monde des hommes et l’autre monde, entre la guerre et la paix, entre le monde réel et l’imaginaire, les hommes et les dieux, l’héroïsme et la mélancolie, etc.

 

 

 

Inis est sorti il y a 7 ans, j’imagine que tu en as tiré des enseignements. C’est un jeu que j’aime énormément, mais il arrive que dans des parties, on se retrouve dans des situations de blocages, où la partie peine à se clôturer. 

Beaucoup de reproches ont été faits à Inis, sur la longueur variable des parties, mais ça participe aussi au côté épique du jeu, une partie peut durer 45 minutes ou 3 heures, cela relève du « tout peut arriver ». Et en fait j’aime ça, cette surprise de la fin, mais si cela peut poser des petits problèmes d’organisation !

On a beau faire beaucoup de parties tests, on ne peut pas se baser uniquement sur cela. Une fois que ton jeu est sur les tables des joueurs, il va être joué sur des milliers de parties, et il va se passer des trucs qui ne te sont jamais arrivés. 

Il existe tout de même des mécanismes comme les exploits qui mènent à une conclusion, mais ce n’était pas complètement satisfaisant et fiable, c’est pour cela que dans Seasons (l’extension), j’ai rajouté une petite règle : « Nous voulons un roi » qui peut être utilisée sans avoir l’extension d’ailleurs. 

J’utilise parfois une autre variante, encore plus simple, consistant à donner un exploit aux joueurs qui ont obtenu une égalité et donc n’ont pas gagné mais auraient pu. Ce qui là encore permet de faire avancer le jeu. J’aime bien les deux solutions. La variante de Seasons, du fait d’une petite possibilité de victoire partagée crée des conditions particulières, il arrive parfois qu’un joueur essaie de gagner avec un autre joueur par exemple. 

 

 

 

Et si on partait pour l’espace. Pour Inis tu avais un matériau, comment as-tu créé l’univers de Galactic Renaissance

Très simplement. Je lis de la SF depuis que je suis ado, Asimov en particulier (le setting de Galactic vient directement de Fondations), Dune etc. Je suis plus attiré par l’âge d’or de la scifi : les années 50, 60, Richard Matheson, Jack Vance. A partir des années 60 des auteurs comme Philip Dick ou Michael Moorcock. Et pour les modernes Alain Damasio par exemple.

 

Comment distingues-tu Galactic Renaissance d’Inis. Qu’est ce qui les différencie ? 

Je n’avais pas envie de faire un Inis 2.0, on retrouve cependant des éléments qui sont proches, les planètes d’un côté et les territoires de l’autre. Mais ça reste deux expériences de jeu différentes. Le système central est différent, dans Inis on a un draft, dans Galactic on a un paquet de cartes, et il faut gérer son cycle de cartes. 

Dans Galactic j’ai voulu me débarrasser des questions de timing, il n’y pas de cartes de réaction comme dans Inis. Ce qui pouvait déclencher des questions sur l’ordre des actions. Inis c’est surtout un jeu de card advantage, alors que Galactic c’est un jeu de tempo. 

On aborde les notions de conflits, d’exploration, de désordre, d’alliance d’une façon un peu particulière, mais on retrouve les notions ambiguïtés entre les joueurs que l’on peut trouver dans Inis. Du fait que l’on cohabite, etc. 

Je ne sais pas si tu as remarqué, mais les jeux qui se passent dans l’espace ne se passent pas vraiment dans l’espace, on reste sur une zone plane. Et je voulais que le jeu soit en trois dimensions sans être en 3D, car c’est physiquement compliqué. Avec les portails on peut voyager partout, cela donne aussi le sentiment que le danger peut venir de partout. 

 

Travaux de Tano Bonfanti sur ArtStation

 

Comment as-tu été impliqué dans le développement du jeu, as-tu eu ton mot à dire sur le choix de l’illustrateur par exemple ? 

Ce qu’il y a de bien avec Arnaud chez Matagot c’est que l’on bosse ensemble, je suis totalement impliqué dans le développement.
Concernant le choix de l’illustrateur, j’avais fait état de ce que je voulais. Pour Inis, j’avais proposé Jim Fitzpatrick, sans y croire, mais Matagot a réussi à le convaincre. Pour Galactic Renaissance on avait fait un brief avec Arnaud et le Directeur artistique. Comme il y a un côté rétro de la science-fiction, j’avais envie d’un rappel des années 80, Mézières, Métal Hurlant, Bilal et bien sûr Moebius. Le directeur artistique nous a présenté le travail de Tano Bonfanti et ça nous a de suite plu. Anthony le directeur artistique actuel a piloté le travail, mais j’ai proposé le brief des planètes que Tano a créées spécialement pour le jeu. Pour ce qui concerne les personnages, on a utilisé le travail présent dans son “book”. 

D’autres projets dont tu aimerais nous parler ? 

La prochaine fois, je pourrai te parler de Blockbuster et Rise Against The Machine que j’ai créés avec mes amis Jean François et Catherine. 

Merci pour ton temps et ce long entretien.

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