Qui est Nestore Mangone ?
Nestore est auteur de jeux à plein temps et vient d’Italie du Sud, plus spécifiquement de Calabre, “une région montagneuse qui compte de nombreuses plages isolées et où il arrive que quelqu’un soit exécuté alors qu’il prend un café au bar” nous écrit-il avec l’humour caustique qui le caractérise.
Il a commencé à mettre un pied dans le monde ludique par plaisir et est tombé tout entier dans la marmite. Sa préférence va pour les jeux à l’ancienne mais il ne dira jamais non à un petit jeu de rôle. “J’aime aussi beaucoup le chocolat (avec au moins 70 % de cacao), le vin rouge (pas moins de 13 degrés) et le café non sucré (mais seulement celui qui est fait à la maison avec une cafetière Moka). Je suis également un lecteur passionné, vous savez donc quoi m’offrir pour mon anniversaire.”
Les joueurs et consommateurs ont facilement tendance à oublier les coauteurs et ne citer que l’auteur « vedette » lorsque celui-ci est célèbre. En réalité, un jeu est un ensemble d’idées, chaque auteur apporte sa pierre à l’édifice et mérite sa part de lumière. C’est pour cela qu’on avait à cœur de discuter avec Nestore Mangone, coauteur de Newton et de Darwin’s Journey avec Simone Luciani, mais aussi Autobahn ou Shackleton Base avec Fabio Lopiano, mais il a officié seul avec Stupor Mundi. L’italien a aussi d’autres projets plus originaux comme Last Spell. « Je parle très mal l’anglais, alors pour cette interview, j’ai utilisé ChatGPT ; si je dis des bêtises, c’est de sa faute. » Vous voilà prévenus.
Ludovox : Bonjour Nestore, et tout d’abord, félicitations pour avoir été en compétition pour l’Expert As d’Or avec Le Voyage de Darwin (il était aussi dans nos coups de cœur !).
Nestore Mangone : Je vous remercie ! C’était un honneur d’être nommé aux côtés d’un jeu sur la mafia. Pour l’Européen moyen, cela ne signifie pas grand-chose ; la mafia est un thème comme beaucoup d’autres, quelque chose comme « une offre qu’on ne peut pas refuser » et d’autres absurdités de ce genre. Mais pour un auteur calabrais (qui croit avoir une conscience politique) qui assiste chaque jour au harcèlement du crime organisé sur le tissu social dans lequel il vit… eh bien, pour quelqu’un comme lui… se retrouver sur la même scène qu’un jeu sur la mafia, c’est une sorte d’insulte. Cela dit, je suis pour la liberté d’expression, faites ce que vous voulez, mais personnellement, je préfère nettoyer une grange pleine de fumier.
LV : Le jeu de société peut-il utiliser tous les thèmes ? Est-ce que le jeu de société peut être politique ?
NM : Bien sûr, les jeux peuvent avoir n’importe quel thème ! Poseriez-vous cette question à un cinéaste ? Les films peuvent-ils couvrir tous les thèmes ? Pensez-vous que la littérature puisse avoir n’importe quel thème ? Les jeux, les films et la littérature DOIVENT explorer n’importe quel thème ; sinon, nous nous retrouverons dans un monde qui s’autolimite par peur de quoi ? La dissimulation d’une vérité a-t-elle jamais permis à une société de s’améliorer ? Les jeux peuvent être politiques de différentes manières. Le contenu peut être politique, le processus de production derrière le jeu peut être politique, le contexte dans lequel il est joué peut être politique, la décision d’aborder un sujet plutôt qu’un autre peut être politique, ou la manière dont un sujet est abordé peut être politique. Le problème est toujours le même : quel est l’esprit qui pousse les gens à agir d’une manière ou d’une autre ?
LV : N’as-tu jamais eu envie de faire un jeu de ce type-là ?
NM : En ce qui me concerne, c’est dans les ténèbres de la pensée magique que se cachent les démons de cette société, c’est pourquoi je parle souvent de scientifiques. Stupor Mundi est également né d’un personnage historique qui a une valeur politique. Quoi qu’il en soit, j’ai également un projet de jeu véritablement politique, il s’appelle Liberation et je pense que je le rendrai disponible gratuitement sur le web dans un avenir lointain.
LV : Quelle est la valeur de l’As d’Or en Italie ?
NM : J’ai appris l’existence de ce prix par le bouche à oreille, mais comme je le dis toujours à mes partenaires : même si vous n’étiez pas au courant d’un prix jusqu’à hier, vous devez aujourd’hui chercher à le gagner. Cela aurait été bien de gagner, surtout pour empêcher l’autre de gagner. Mais hélas, les choses se sont passées comme elles se sont passées.
LV : En France, nous aimons beaucoup l’école italienne de conception de jeux. Quelle est l’essence du game design italien, selon toi ?
NM : Je ne connais pas de points communs entre les jeux d’auteurs italiens, si ce n’est que ce sont tous de beaux jeux. Je pense qu’il existe une école européenne, mais c’est une opinion répandue. Les auteurs italiens doivent beaucoup aux jeux allemands au cours des vingt dernières années. Mais cela ne signifie pas que les beaux jeux créés en France ou au Portugal peuvent être distingués des beaux jeux italiens. Si on peut vraiment les distinguer… Je n’y arrive pas.
LV : Simone Luciani, Fabio Lopiano… Tu travailles beaucoup en binôme. Nous aimerions savoir comment tu travailles avec les co-auteurs. Suis-tu une méthode ?
NM : Chaque cas étant différent, il est impossible de répondre à cette question. Il existe principalement deux méthodes reconnues : le travail en vase clos après une période de brainstorming commun, ou le travail au coude à coude à différentes étapes. Mais rien n’exclut que ces deux méthodes alternent.
LV : Y a-t-il une signature, une « Nestore Mangone touch » ? Qu’est-ce qui définit ton game design ?
NM : Je n’ai qu’un seul objectif lorsque je crée un jeu de société : les règles de base doivent être simples mais les situations auxquelles elles s’appliquent doivent être immenses, et chaque jeu doit être différent, mais sans l’obsession d’avoir un millier de cartes ayant chacune un effet différent. J’aime quand le jeu est tout entier là, comme aux échecs ou à Lorenzo il Magnifico, c’est vous qui êtes le moteur de la variabilité infinie et non pas vous qui subissez l’assaut de 800 feuilles de texte et de vingt mille icônes mélangées. Une autre chose est que j’essaie de minimiser les règles non essentielles autant que possible, mais je passe beaucoup de temps à réfléchir à la mécanique principale, en essayant de la rendre tranchante et froide comme un riff de black metal. J’essaie d’alterner des mécaniques connues et sûres avec des idées originales, mais ce n’est pas indispensable, il est aussi possible de faire de bons jeux sans trop inventer, juste avec un travail de collage, avec du savoir, du tact et de l’ergonomie. Mais je ne cache pas le plaisir de faire des choses qui bousculent un peu les schémas, surtout quand je peux outrager un joueur acharné et lui faire mettre un beau 1 sur BGG.
LV : Parlons plus précisément de Darwin’s Journey…
NM : « Darwin’s Journey est un jeu de société créé par Simone Luciani et Nestore Mangone, publié en 2021. Se déroulant à l’époque victorienne, le jeu est basé sur les voyages de Charles Darwin et sur L’Origine des Espèces. Les joueurs incarnent des explorateurs en quête de gloire et de succès en collectant des échantillons de flore et de faune, en explorant de nouvelles terres et en finançant des expéditions scientifiques. Le jeu combine des éléments de placement d’ouvriers, de gestion des ressources et de contrôle des territoires, offrant un défi tactique et stratégique aux amateurs de jeux de société. Ses graphismes et ses mécanismes de jeu sont appréciés par la communauté des joueurs, faisant de « Darwin’s Journey » un titre populaire dans le monde des jeux de société modernes. » Voici ce que dit ChatGPT.
LV : Tu sembles ne pas avoir peur de l’intelligence artificielle ! Que penses-tu de leur arrivée dans le monde du jeu ?
NM : L’intelligence artificielle est le plus grand danger que nous puissions imaginer, juste après le mélange de nationalisme et d’armes nucléaires. Mais puisque l’intelligence artificielle existe et que son utilisation offre un avantage, je ne vois pas comment nous pourrions arrêter son expansion. Les humains doivent simplement apprendre à survivre aux monstres qu’ils créent ; jusqu’à présent dans l’histoire, il en a toujours été ainsi.
LV : Darwin’s Journey donne l’impression que beaucoup d’efforts ont été faits pour qu’il y ait une sorte de vérité historique. Était-ce le thème initial, ou est-ce venu plus tard ?
NM : J’avais des livres sur l’incroyable voyage d’un personnage merveilleux. Les livres étaient poussiéreux, mais j’étais trop paresseux pour les commencer, alors j’ai pris le téléphone, j’ai appelé Simone, il a dit oui, alors j’ai trouvé une raison valable pour commencer à les lire. En fait, le jeu est né parce que j’ai résisté à l’envie de dépenser cinquante euros pour de nouveaux livres et que j’ai terminé ceux que j’avais sur ma table de nuit, un peu comme lorsque vous payez six mois de salle de sport à l’avance pour vaincre la paresse.
LV : Comment est venue l’idée de spécialiser les travailleurs ?
NM : J’ai eu l’idée de la spécialisation grâce à la grappa. J’étais à la montagne dans un refuge de skieurs. Je ne skie pas, les skieurs me regardaient avec un dédain voilé, ils me faisaient sentir que je n’étais pas à ma place, mais seulement avant la grappa. Après la grappa, j’étais très à l’aise avec le froid, la lumière, la neige et l’existence.
LV : Le mécanisme des timbres est tout particulier, il semble anodin au premier abord, mais il nous permet de planifier des actions bonus tout en vidant notre plateau… Comment s’est-il intégré au jeu ?
NM : Le mécanisme des timbres, c’est mon amour. À l’époque, la communication était très lente, mais elle était fondamentale pour la diffusion des idées, tout comme aujourd’hui. Les réseaux de scientifiques que nous connaissons aujourd’hui ont commencé à se déplacer grâce aux différents systèmes postaux disséminés dans le monde entier. Nous avons voulu représenter cet aspect avec une mécanique où il faut être présent pour compter, il faut créer des liens, des relations, sinon on est laissé pour compte, c’est la raison. Le voyage de Darwin a duré trois ans, mais grâce à des lettres en papier très légères et à de lourdes caisses en bois, de nombreuses personnes ont pu suivre l’évolution de ses découvertes à des milliers de kilomètres de distance. Nous, en revanche, nous utilisons des téléphones portables pour regarder des unboxings de jeux. J’aime beaucoup le moment où le gars, dont on ne voit que les mains, feuillette rapidement le livret de règles. Merveilleux.
LV : As-tu eu des problèmes spécifiques et difficiles à résoudre lors de la conception de Darwin’s Journey ?
NM : La mécanique de base a été malmenée pendant des mois. Simone et moi en étions pratiquement au début. Nous avions essayé deux autres idées qui n’avaient pas donné de résultats convaincants. En fait, le plus difficile a été la mécanique de sélection des actions, tout le reste est venu assez facilement, notamment parce que nous étions guidés par le décor. L’histoire de ce voyage est tellement riche en éléments stimulants qu’on peut dire qu’il a été facile d’assembler le reste du jeu.
LV : À quel moment décidez-vous qu’un mécanisme est trop important, trop « croustillant » au point de devoir le supprimer ?
NM : C’est une lutte constante entre l’esprit de Noël et le Grinch. D’un côté, on aimerait donner aux joueurs un tas de choses agréables à faire et à découvrir, de l’autre, on pense que tout cela n’est qu’une façon bidon de cacher la valeur réelle de l’idée de base. Parfois, en l’absence d’une bonne idée de jeu de base, il suffit de la remplir d’éléments disparates, car tout le monde ne remarque pas la différence entre une belle mécanique et de nombreuses mécaniques médiocres. Beaucoup, d’ailleurs, ne sont même pas intéressés par la belle mécanique centrale ! Mais ils veulent une expérience enveloppante et pleine de stimuli. Il n’y a pas de bien ou de mal dans ces attitudes opposées, il y a deux façons d’aborder les jeux, toutes deux avec la même dignité. Personnellement, je préfère enlever ce qui me semble trop, mais ne pas laisser que l’essentiel, car le monde n’est pas si schématique, tu ne trouves pas ? Comment trouver le bon équilibre ? Je ne sais pas, c’est une question de sensations.
LV : Dans cet entretien avec Blackrock, Gonzalo Aguirre Bisi, le patron de Thundergryph, annonce une nouvelle extension de Darwin’s Journey basée sur son voyage en Océanie. Peux-tu nous en dire un peu plus ?
NM : L’extension se concentre sur une nouvelle carte avec différentes îles. Il y a quelques nouveaux mécanismes, mais rien qui réécrive totalement le jeu. Nous voulions procurer de nouvelles émotions à ceux qui ont épuisé le jeu de base, mais nous voulions aussi donner un sentiment de familiarité, et je pense que nous avons réussi.
LV : Parlons maintenant de Shackleton Base, un jeu en collaboration avec Fabio Lopiano, un opus assez ambitieux où chaque partie se joue avec 3 modules différents sur 7 que compte le jeu. Comment équilibre-t-on un jeu de type bac à sable et quels sont les problèmes rencontrés ?
NM : Nous avons joué à ce jeu pendant un an, une à deux fois par semaine, en essayant les différentes combinaisons et en jouant continuellement avec le moteur. Nous avons modifié les coûts, les bonus, les actions, en nous assurant que tout est rationnel et conséquent. Fabio Lopiano est très doué pour cela et Matthieu Verdier est vraiment un professionnel. Avec une telle équipe, le travail est beaucoup plus simple. Le jeu va donner lieu à une incroyable série de parties différentes, à chaque fois vous n’aurez qu’une trentaine de cartes qui peuvent sortir, mais elles donnent lieu à de nombreuses stratégies différentes…. Je parie qu’au bout d’une dizaine de parties, vous vous sentirez capable de fonder une base sur la lune, mais n’essayez pas.
LV : Peux-tu nous parler de tes futurs jeux ?
NM : Après une année de grande souffrance, les deux dernières ont été très intenses sur le plan créatif, ceci également grâce à Valeria : que je remercie ici pour avoir pris soin du chien errant qui vit dans mon cœur. Cette année, je vais sortir quatre nouveaux jeux, le plus proche étant Stupor Mundi pour Quined games (je tiens à remercier l’éditeur pour son infinie patience), que vous pouvez actuellement essayer sur BGA et que nous lancerons avec une campagne sur Gamefound le 7 mai.
Si vous le souhaitez, je peux également vous faire jouer à Timeless Journey ou Base, deux jeux de gestion qui sortiront cet automne. Enfin, Dolmen devrait sortir, un jeu complètement différent de ce que j’ai fait jusqu’à présent, c’est un jeu coopératif semi-abstrait, plus orienté vers le public familial. Dans tous les cas, je suis heureux de rencontrer de nouvelles personnes, donc si vous passez par l’Italie et que vous voulez jouer à quelque chose, envoyez-moi un email 🙂
Un grand merci à Nestore Mangone pour avoir répondu à nos questions !
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saka-saka 16/04/2024
Super interview ! Merci !
Le gaillard, tout calabrais qu’il est, a un humour que je trouve assez britannique… Il semble avoir un sens de l’absurde assez prononcé.
Sans raison véritable, j’avais tendance à penser que, dans ses collaborations, il était davantage à l’origine du thème que de la mécanique (la mécanique horlogère étant par exemple largement prise en large par Simone Luciani). Il semblerait que non : effectivement, il apporte beaucoup sa pierre à la thématique, mais pas que.
Il dévoile assez peu ses secrets de fabrication, mais on pouvait s’y attendre. En tout cas, c’est visiblement un gars attachant.
Shanouillette 16/04/2024
Calabria en force !!
Connor84 16/04/2024
Les italiens ont un sens de l’absurde assez prononcé, malheureusement on les connaît trop peu, par arrogance superlati·n·v·e. Umberto Eco est très drôle et très caustique, Curzio Malaparte sauf quand il était pote avec Musso (lini, pas Guillaume), les films choraux des années 50-60-70-80 aussi, etc. etc.
En tous cas, ça donne envie de lui envoyer une Bialetti, à l’ami Nestore. Et d’aller jouer chez lui, ou dans son magasin de meubles.