Pirates de Maracaibo – L’eurogame lâche du lest

Il n’est maintenant plus rare de voir des versions de célèbres eurogames revisitées par leur auteur pour ouvrir leurs œuvres à un plus large public. Troquer un peu de profondeur, de calculatoire, pour plus d’accessibilité, plus de dynamisme. Épurer un jeu complexe, pour le rendre plus court, plus fluide, moins lourd, tout en conservant son âme et ses sensations. En termes de game design, la mission est loin d’être une mince affaire. On peut le dire : c’est même un véritable challenge.

L’an dernier, les frères Fryxelius m’avaient surpris avec leur adaptation Terraforming Mars : Le jeu de dés. Dans mon Just Played, il m’a paru justement dosé. Je retrouve cet esprit de Terraforming Mars, le plaisir de jouer est là, mais aussi et surtout l’envie d’y revenir. Pour preuve, je le sors régulièrement, encore il y a quelques jours à peine. Un autre tentative, moins convaincante selon moi, a été menée avec Astro Knights, un remake un peu plus rapide de Aeon’s End.

C’est le même défi que se sont lancés Alexander Pfister avec deux auteurs associés, Ralph Bienert et Ryan Hendrickson (Jeanne d’Arc: Orléans Draw & Write), pour Pirates de Maracaibo, une version revisitée et allégée de son précédent jeu Maracaibo, sorti en 2019. Alors que le précédent était destiné à un public exclusivement expert, Pirates de Maracaibo élargit son spectre et s’ouvre également au public initié. Alors, le régime minceur pour navigateurs à base de poisson maigre fait-il une bonne recette ?

 

 

Pfister et son laboratoire ludique

Alexander Pfister est un auteur qui explore, qui essaye, qui teste, qui propose des modules optionnels dans ses jeux et qui fait évoluer ses mécaniques. Dans la nouvelle édition de Port Royal – Big Box, on trouve des modes solo, coopératifs, des variantes (voir le Test). Tous ne sont pas extraordinaires (le solo par exemple, un article ici), mais dans le lot il y a une ou deux perles. Idem, avec l’extension Maracaibo: Uprising et ses modules compétitifs, coopératifs, en campagne, ou solo (voir le Solo is Beautiful). Il faut faire le tri, c’est le « dawa » dans le livret de règles, mais dans le tas, le mode coopératif tire une belle épingle du jeu, malgré une mise en place trop lourde (voir le Just Played).

S’il manque un peu d’ordre et de choix d’auteur dans tout cela, Pirates de Maracaibo se distingue de ses prédécesseurs car cette fois, il va droit au but. Il conserve le même principe que Maracaibo (nous l’aborderons au chapitre suivant), mais ici point de jeu modulable à outrance : une seule proposition et les règles sont propres. Oui, il y a quelques petits modules discrets en dernière page mais rien de vilain. La gamme de jeux Maracaibo d’Alexander Pfister atteindrait-elle son stade de maturité ?

 

Un air de famille

De quoi parle-t-on concrètement, qu’y a-t-il dans ce jeu ? Vous qui avez aimé Maracaibo pour son thème, pour l’étendue de ses possibilités, pour son gameplay varié, lisez attentivement ce chapitre. Vous qui restez dubitatif face à la lourdeur de ce titre ou ses parties qui traînent en longueur, faites de même car vous risquez d’être satisfaits. Enfin, vous qui débarquez et ne connaissez rien, voici un paragraphe pour vous mettre dans ce bain salé !

Maracaibo est un Eurogame par excellence, dans lequel vous incarnez un navigateur en soif de gloire et de richesses à travers le commerce autour des Caraïbes. Vous offrez aussi vos services en tant que corsaire pour trois nations rivales que vous allez convoiter en compétition avec vos adversaires. Il est difficile à classer en termes de mécaniques : à la fois jeu de course, jeu à moteur, jeu à combo, jeu à contrats. C’est un peu tout cela à la fois.

Pirates de Maracaibo, bien que différent visuellement, conserve toutes les propriétés de son aîné. Cependant, rien qu’en regardant la taille de la boite, on comprend qu’il y a moins de chose. Pour bien le cerner, je vous propose d’explorer le jeu point par point.

Tout d’abord, le thème de l’activité maritime dans les Caraïbes du XVIIe et XVIIIe siècle reste inchangé, au détail près que nous n’incarnons plus de riches navigateurs, mais de la racaille de pirates en quête d’or et de gloire ! Hurray !

Vous l’aurez remarqué sur les photos, l’immense plateau de jeu a été remplacé par une mer de cartes. Celles-ci représentent les rencontres possibles avec des personnes qui rejoindront votre équipage, les lieux d’échange, des propriétés à acquérir. C’est l’équivalent d’une rivière de cartes, que l’on va acheter ou juste activer en se positionnant dessus. Sauf qu’ici, on peut parler de mer, car le choix est grand.

 

S’arrêter sur une île permet d’améliorer son bateau puis d’activer un effet. S’arrêter sur une carte en mer permet de l’acheter pour la collectionner.

 

Comme pour Maracaibo, le principe du jeu est une course à travers les Caraïbes, même si nous ne parcourrons plus exactement un circuit. À chaque manche, on avancera à tour de rôle son meeple de 1 à 3 cases vers la droite, faisant naviguer son bateau d’Ouest en Est. Lorsque l’on s’arrête sur une carte, on a la possibilité de l’acheter (équipage, équipement), ou bien d’activer son effet s’il s’agit d’une île. Le premier arrivé au bout de la mer de cartes gagnera un franc avantage. Cependant, il sera parfois plus intéressant d’y renoncer pour s’arrêter sur une carte qui se combinera bien avec notre jeu. On jouera ainsi 3 manches en repartant de la gauche, avant de compter les points. Ainsi, ce sont les joueurs qui donneront le tempo de la partie, en coupant court ou en faisant durer, ça ne change pas.

La course est toujours divisée sur deux plans : la mer et l’exploration de la jungle. Chaque joueur dispose d’un meeple placé sur un plateau Exploration, représentant une équipe d’explorateurs dans la jungle. L’action principale se situe sur la mer, mais il sera possible parfois d’activer une action d’exploration. On pourra alors faire avancer son meeple sur un le circuit, afin de gagner des bonus sur la case d’arrêt et aussi dans l’objectif d’atteindre l’arrivée le premier, avant la fin de la partie. Sur ce plan, rien n’a changé ou presque.

 

Le plateau des explorateurs.

 

Hormis la course, le cœur du jeu est toujours le même : une collecte de cartes associée à un moteur. On achète des cartes qui nous donneront des revenus en or ou en points de victoire, ou augmenteront nos capacités. Comme les éléments de gameplay pouvant se combiner avec d’autres sont nombreux, celles-ci auront une grande diversité d’effets. On cherchera le bon équilibre entre se spécialiser et toucher à tout.

Le principe de quêtes de raids est toujours là, en plus simple. Les quêtes pourront également se collectionner mais seront simplement des récompenses de fin de partie. À la différence de Maracaibo, il n’y a plus l’enjeu de défausser des cartes de sa main au bon endroit et au bon moment pour les remporter : baisse de charge mentale donc. Les raids quant à eux ont un rôle différent. On y revient dans le chapitre suivant.

Enfin, le plateau personnel représentant son bateau est toujours là. On va pouvoir le faire évoluer à travers les actions que l’on activera tout le long du jeu. Chaque évolution est indépendante et se connectera avec une des nombreuses fonctionnalités du jeu : exploration, raid, revenus, etc. Le choix est suffisamment varié pour avoir toujours une option utile à la situation.

 

Un navire encore peu amélioré.

 

En définitive, ce chapitre se résume donc en « toujours, toujours, toujours… ». Mais alors, par la barbe de Neptune ! Qu’y-a-t-il donc de nouveau dans cette boite ?!

 

La collecte et la cache de trésors : la principale nouveauté

Un nouveau principe de pillage et enfouissage de trésors à base de cubes en bois ouvre une autre voie de compétition. Chaque joueur possède un petit plateau Repaire. Dans celui-ci, thème oblige, il ou elle pourra planquer des trésors pillés sur les îles. Ce petit jeu dans le jeu a tout son poids, car il va permettre de scorer lourdement en fin de partie. C’est donc une priorité.

Le tout se fait en deux étapes :

  • Premièrement, il faut s’arrêter sur une des cartes permettant de faire un raid, ce qui va contraindre votre petit bonhomme de chemin, et vous faire renoncer à d’autres optimisations, au risque de perdre la partie. Ce raid débouchera sur un jet de dés. Vous pourrez dépenser les points obtenus grâce à des options de pillage que vous débloquerez (si vous trouver le temps). On ira ainsi piocher des pierres précieuses ou de l’or, et le stocker.
  • Deuxièmement, il faut transformer l’essai : se débrouiller à activer une action Enterrer un Trésor, partout ou vous pouvez (sur le plateau Exploration, en améliorant votre bateau, achetant des cartes, etc.). Vous déclencherez ainsi de petits bonus et gagnerez des points en fin de partie.

 

Exit les pistes de prestige auprès des 3 nations et leur compétition effrénée. D’ailleurs, il n’est plus question de nations. Cette course-là est définitivement supprimée au profit d’un petit monde d’activations et de combos qui apporte satisfaction et qui met sensiblement moins de pression sur l’interaction.

 

 

En parlant d’interaction, elle change elle aussi sensiblement de nature. Dans Maracaibo, Si vous voulez vous rendre sur une case occupée par un joueur, c’est la disette. Vous ne bénéficiez que d’une partie de son effet, et ramassez les miettes, une interaction frustrante lorsque votre parcours est planifié à l’avance. Ici, vous ne léguez qu’une petite pièce. C’est toujours quelque chose en moins, mais le tour n’est pas cassé en deux. 

Le principal de l’interaction est devenu indirect et se situe au niveau de la collecte de trésors. Lorsque vous pillez un cube sur le plateau, la valeur du trésor en question (pierre, or, perles) diminue. On peut donc ainsi faire du chantage à un joueur riche en cubes et dominant la partie en se focalisant sur la valeur du cube en question. S’il ne veille pas à déclencher des effets qui feront monter le cours de l’or ou de la perle au détriment d’autres effets, c’est la défaite assurée. Ce petit jeu de tir à la corde est nouveau ici.

 

Tailler dans le lard

À première vue, le jeu n’a pas de raisons d’être plus léger. Si vous avez lu les chapitres précédents, je suis convaincu que vous vous êtes posée la question. Il y a au moins autant de concepts autour du gameplay qu’auparavant. Alors quel est le secret de cette recette allégée ?

Et bien je crois que la réponse est « un peu partout ». L’auteur à raboté tout ce qui pouvait l’être. On avance que d’une à trois cases (au lieu de 1 à 7 !), réduisant un peu les choix et l’Analysis Paralysis. D’autre part, la diversité des effets sur les cartes, est réduite, rendant la lecture un peu plus facile, malgré une quantité toujours aussi importante d’iconographie qu’il faudra digérer à la première manche. Les choix associés aux raids et aux quêtes sont également un peu plus épurés. Enfin, le concept des médailles et de leur effets déclenchés sur les cartes a également été retiré. La somme de toutes ces optimisations se ressent et simplifie l’analyse du jeu. Enfin, les manches sont plus rapides, rendant possible une partie en moins de 2 heures (compter dans les 25 minutes par joueur).

Le jeu gagne en légèreté, il fait moins mal au crâne. Mais surtout, il est plus dynamique que son aîné. Un tour peut être joué en moins d’une minute, et parfois en 30 secondes. Plus besoin d’attendre une demi vie entre deux tours.

 

 

Alors, est-ce un bon troc ?

Si vous avez connu et aimé Maracaibo, la question est de savoir si celui-ci vaut le coup. La diversité impressionnante des cartes et tuiles a forcément été un peu réduite, mais tenions-nous vraiment à ne rien lâcher ? Il est clair qu’une analyse fine a été faite par le trio d’auteurs, qui ont remis en question chaque élément du jeu. Preuve d’un travail d’orfèvre, ce qu’ils ont choisi d’élaguer ne nous cause aucun regret. De plus, l’essence, les sensations du jeu sont conservées.

Par ailleurs, le jeu devient un peu plus opportuniste, afin de permettre de jouer de façon légère et plus rapide un soir de semaine. Cependant, si votre crainte est de perdre la dimension de planification d’un jeu eurogame expert, rassurez-vous : on se rend vite compte qu’en anticipant son parcours, on gagne un avantage certain. D’une partie à l’autre, on pourra pousser l’optimisation un peu plus loin, comme avec son prédécesseur. Optimiser devient d’ailleurs encore plus central, car il y a moins de tours de jeu et pas le temps de tout faire.

Pour toutes ces raisons, j’ai le sentiment que Pirates de Maracaibo réussit avec brio son pari d’ouvrir le jeu à la fois au public initié et expert. Si vous détenez le précédent opus, faut-il le revendre ? Je répondrais oui si votre principal souci était la lourdeur et la longueur des parties, car c’est bien là que la magie opère. Enfin si vous découvrez la gamme, je ne peux que vous recommander de vous laisser tenter par ce jeu, étant donné toutes les étapes de maturation dont il a bénéficié à travers les opus précédents. C’est bien un fruit mûr et juteux que nous avons là !

 

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