Le conte est bon ! Sagaland

Un jeu mythique

Mythique, Sagaland l’est à plus d’un titre !

C’est d’abord un jeu culte qui a le rare privilège d’avoir traversé les générations jusqu’à nous. Créé au début des années 1980, auréolé du prestigieux Spiel des Jahres 1982, son succès lui a valu de multiples rééditions au cours des trois dernières décennies. À l’instar du célébrissime Trivial Pursuit né à peu près en même temps il est toujours édité de nos jours, ce qui en fait incontestablement un grand classique ludique. Même si sa renommée est moindre que son illustre contemporain, Ludovox ne pouvait évidemment pas passer à côté d’un tel monument.

Spiel des Jahres 1982

Spiel des Jahres 1982

 

Mythique, Sagaland l’est également par sa thématique. En effet le jeu nous propose de revisiter l’univers des contes de fées des frères Grimm. 

Hansel et Gretel, Blanche-Neige, la Belle au bois dormant, Cendrillon ou le Hardi Petit Tailleur seront évoqués, mais aussi d’autres contes moins connus en France. Cette thématique et l’atmosphère qui s’y rattache sont indéniablement l’un des grands atouts du jeu comme nous allons le voir…

Une lecture artistique et psychanalytique

(Nota : Rassurez-vous, vous pouvez vous dispenser de lire les élucubrations qui suivent si la longueur de cette section vous rebute !

Dans ce cas entrez tout de suite dans le vif du sujet en sautant à la section suivante.)

On n’a pas couramment l’occasion d’utiliser de tels adjectifs pour évoquer un jeu de société, mais Sagaland offre un ressenti d’une richesse qui mérite qu’on s’y attarde un instant.

Naturellement c’est quelque chose de très subjectif. Rien n’empêche de ne voir dans ce jeu qu’un simple amusement familial pour occuper une soirée avec les gamins, ce qui est tout à fait vrai aussi.

Cette façon d’appréhender Sagaland au premier degré paraît d’ailleurs inévitable si l’on s’en tient aux rééditions récentes qui ont fait le choix malheureux d’un design cul-cul la praline façon Disney. Je pense notamment à une version où la boîte met en scène un prince bellâtre et blondinet, sosie de celui des biscuits du goûter. Ces designs insipides infantilisent le jeu et lui ôtent malheureusement beaucoup de son pouvoir de séduction.

Le héros du goûter

Le héros du goûter

 

Oublions donc ces contrefaçons officielles commises par l’éditeur lui-même pour renouer avec l’original…

Celui-ci nous frappe par la beauté de ses illustrations qui sont des petites miniatures d’artiste, pleines d’une sensibilité qui renvoie directement à l’esthétique du romantisme allemand, dont les frères Grimm furent parmi les plus illustres figures.

Le romantisme allemand prit place essentiellement au début du XIXème siècle. Ce mouvement fut l’expression d’une génération désenchantée qui, au classicisme inspiré de l’Antiquité et à la philosophie pontifiante des Lumières, préféra le repli sur soi et le rêve, le merveilleux et l’introspection. Une fascination naquit pour le mystère et les secrets, les vallons brumeux, les forêts sombres, les ruines médiévales ou les mythologies anciennes liées aux esprits de la nature. En compilant à cette époque les contes populaires de culture germanique pour les fixer par écrit, les frères Grimm créèrent un patrimoine littéraire universel qui aujourd’hui encore est un pilier incontournable de la production artistique occidentale et façonne jusqu’à nos psychologies. En effet quelle jeune (ou moins jeune) femme actuelle n’espère pas secrètement rencontrer un jour le « prince charmant » dont elle rêve depuis qu’elle est petite fille parce que les contes de fées lui ont promis qu’il viendrait un jour pour elle ?

Sombre forêt, vieille tour et feux follets... so Deutsch romantic !

Sombre forêt, vieille tour et feux follets… so Deutsch romantic !

 

Les contes des frères Grimm sont profondément ancrés en nous et dans notre inconscient collectif, et au-de418là des historiettes merveilleuses qu’ils nous racontent au premier degré, ils sont porteurs d’une extraordinaire force symbolique et d’une « réalité » psychologique bien plus forte que beaucoup d’histoires pourtant à priori plus réalistes (des auteurs célèbres ont écrits des ouvrages sur l’importance psychanalytique des contes de fées).

Ce long préambule nous permet de revenir à Sagaland et de comprendre pourquoi, tout en étant « une création ludique originale et rien de plus », il s’inscrit néanmoins dans la lignée d’un héritage socio-culturel à la fois très allemand dans sa forme (en filiation directe avec le romantisme allemand via l’esthétique et la référence aux frères Grimm) et très universel dans son contenu puisque les contes sont devenus entre-temps un patrimoine universel.

Du romantisme allemand on retrouve les atours : un graphisme à l’ancienne qui évoque des gravures médiévales, une sombre et inquiétante forêt de sapins, un château digne du Neuschwanstein de Louis II de Bavière… Cet exotisme possède une certaine nostalgie qui touchera sans aucun doute les joueurs dont la sensibilité est justement romantique (au sens « romantisme allemand » bien sûr, pas au sens « amateur de films avec Hugh Grant » !).

Un château digne du Neuschwanstein de Louis II de Bavière

Un château digne du Neuschwanstein de Louis II de Bavière

 

Sur le plan symbolique, Sagaland constitue lui-même une sorte de conte de fées matérialisé par le plateau et la mécanique de jeu.

Ainsi, l’extrémité gauche du plateau pourrait se raconter ainsi : « Il était un fois dans un petit village à l’orée d’une vaste forêt… ». Le conte continue vers la droite (dans le sens de la lecture) par ladite vaste forêt, ses détours qui se perdent, ses feux follets et sa magie, ses éventuels obstacles (la rencontre d’autres joueurs qui vous renvoient à la maison et la nécessité de recommencer plusieurs fois comme souvent dans les contes), la découverte d’objets magiques… Bref une véritable quête initiatique. Il est d’ailleurs à noter que les psychanalystes associent la forêt à la représentation de notre subconscient, ce qui renforce le symbolisme de la quête intérieure. Enfin à droite du plateau l’arrivée au château du roi avec le rite de l’épreuve, et en cas de succès le traditionnel happy end.

Il était un fois dans un petit village à l’orée d’une vaste forêt…

Il était un fois dans un petit village à l’orée d’une vaste forêt…

 

C’est ainsi que Sagaland parvient à mettre en place une alchimie surprenante et subtile qui fait converger son esthétique, sa thématique et des échos symboliques et psychologiques plus profonds pour faire résonner en nous d’inconscientes réminiscences. Un jeu dont on ne s’étonnera dès lors plus que son charme envoûtant résiste aux décennies.

Principe général du jeu

Le plateau représente une forêt sillonnée de chemins où les joueurs se déplacent de clairière en clairière en lançant les dés. Dans certaines clairières se trouvent des feux follets qui signalent la présence d’un artefact magique lié à un conte de fées (le soulier de Cendrillon, le miroir de la méchante reine de Blanche-Neige, etc.).

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Oké, il va falloir se souvenir que la couronne se trouve ici…


Quand un joueur arrive sur une telle clairière, il soulève discrètement la figurine en forme de sapin qui s’y trouve et regarde l’artefact dissimulé dessous. Il devra mémoriser les artefacts ainsi découverts et leurs emplacements sur le plateau de jeu, car une fois arrivé au château du roi, il devra indiquer sans se tromper l’emplacement de l’artefact représenté sur la carte du sommet de la pile de cartes placée dans la cour du château.

Il va donc falloir trouver le miroir magique de la méchante reine de Blanche-Neige...

Il va donc falloir trouver le miroir magique de la méchante reine de Blanche-Neige…

 

En cas de succès, il empochera la carte et pourra tenter sa chance avec la carte suivante. En cas d’échec, il reviendra instantanément à son point de départ. Le gagnant sera le premier joueur à empocher 3 cartes.

Quelques règles additionnelles pimentent le lancer des dés et ajoutent indéniablement une petite excitation : pensez donc, si on réalise un double on a le droit de faire de la magie (wééééé !!!) c’est-à-dire au choix

1°) se téléporter instantanément dans la clairière de son choix pour y reluquer sous le sapin,
2°) se téléporter instantanément au pied du château pour arriver plus vite à l’épreuve du roi, ou
3°) battre les cartes pour changer l’artefact à trouver.

Autant dire qu’on croise les doigts à chaque lancer ! De plus, quand on arrive sur une clairière déjà occupée par un adversaire, on renvoie illico celui-ci au point de départ comme aux petits chevaux, gniârk gniârk gniârk !

Téléportation !!!

Téléportation !!!

 

Le matériel

Il est très simple mais évocateur et d’excellente qualité :

  • un plateau de jeu superbement illustré qui évoque la beauté rude et inquiétante de la Forêt Noire

  • des figurines coniques en forme de sapins qui donnent une élévation 3D à cette forêt et en renforcent l’ambiance mystérieuse

  • des petits pions « voyageurs » en bois au design sympathique

  • treize cartes représentant les treize artefacts magiques cachés dans la forêt

  • deux dés

Un jeu très familial

Les règles sont très simples et sont immédiatement assimilables par les enfants.

De plus la façon d’utiliser les dés est très intéressante car une fois les deux dés lancés, outre l’usage de la magie en cas de double, on peut utiliser un seul dé ou les deux. Les points d’un dé permettent d’avancer dans une unique direction, mais on n’est pas obligé de choisir la même direction pour les deux dés. Ainsi en tirant un 5 et un 3 on peut avancer de 8 cases, mais on peut aussi avancer de 5 puis revenir en arrière de 3.

L’intérêt ? Pour pouvoir soulever un sapin il faut que celui-ci se trouve sur la case finale d’un déplacement. Les résultats des deux dés peuvent donc se combiner de plusieurs façons, charge à chaque joueur de réfléchir à comment optimiser au mieux le résultat de ses lancers en choisissant, additionnant ou soustrayant. Un excellent entraînement au calcul mental pour les enfants, avec des chiffres simples et un enjeu motivant.

J'ai tiré un 5 et un 2. Je peux donc aller au sapin du bas en passant par la gauche. Non ! Mieux : je visite le sapin à côté de moi en 2 puis je descends à droite en 5 et je soulève un second sapin.

J’ai tiré un 5 et un 2. Je peux donc aller au sapin du bas en passant par la gauche. Non ! Mieux : je visite le sapin à côté de moi en 2 puis je descends à droite en 5 et je soulève un second sapin.

 

Outre ces qualités appréciables du point de vue des adultes, Sagaland séduira les jeunes joueurs par sa thématique magnifiquement illustrée évoquant un univers et des histoires qui leur sont familiers, par l’usage jubilatoire de la magie et du « retour à la maison » et par le côté « chasse aux trésors » (Sagaland, c’est un peu comme chercher les œufs dans le jardin le jour de Pâques… mais tous les jours si on veut !).

Sagaland demande d’avoir une bonne mémoire et de la chance aux dés : les enfants peuvent donc être tout aussi bons que les adultes si ce n’est meilleurs, ce qui est une vertu pour un jeu familial.

Des parties en deux temps

En jouant à quelques parties de Sagaland on s’aperçoit vite de l’émergence de deux phases de jeu bien distinctes…

Au début la forêt est une terra incognita et on ne peut pas faire autrement que consacrer un minimum de temps à son exploration pour aller mémoriser des sapins.

Puis au bout d’un certain nombre de tours quelque chose change subtilement dans l’atmosphère… les joueurs commencent à se scruter comme des adversaires de poker dans le sous-sol enfumé d’un bouge de Macao… il y a de la tension dans l’air, tout le monde est dans l’attente et surveille les mouvements de l’ennemi comme la lionne surveille une gazelle qui s’éloignerait imperceptiblement du troupeau. Et soudain le doute n’est plus permis : la gazelle s’éloigne bel et bien et fonce vers le château ! Autrement dit, l’adversaire sait où se trouve le fichu artefact magique du dessus de la pile de cartes !

Branle-bas de combat ! Le violet est en route pour le château !

Branle-bas de combat ! Le violet est en route pour le château !

 

À partir de là, en général la partie devient un grand n’importe quoi : même si on ne sait pas où est l’artefact, tout le monde se chope un gros coup de pression et se met à foncer au château pour intercepter le joueur qui a donné le signal de la curée et l’empêcher de fournir la bonne réponse en le renvoyant à la maison. Sagaland devient un jeu de massacre qui voit s’affronter les prétendants au pied du château, chacun essayant de réussir le lancer de dés qui lui permettra soit d’entrer au château pour tenter sa chance (rien n’empêche d’indiquer un sapin au pif, sur un malentendu ça peut marcher) soit de dégommer un autre prétendant.

Arrivée à ce stade, la partie a complètement abandonné sa composante exploratoire pour devenir trépidante et jubilatoire jusqu’à la fin.

La ruée vers le château !

La ruée vers le château !

 

Un couac mineur

À noter que selon la règle officielle en cas de bonne réponse on a aussitôt le droit de retenter sa chance pour la carte suivante dès le prochain tour de jeu. Vu qu’il n’est pas évident d’entrer dans le château, ne pas avoir besoin d’en repartir est un avantage énorme et le joueur qui vient déjà de gagner une carte a donc d’autant plus de chances de gagner la suivante, puis encore la suivante au tour d’après, etc. tant que sa mémoire (ou sa chance !) ne le trahit pas et que personne ne parvient à le déloger entre-temps. Renvoyer le joueur au point de départ aussi bien en cas de réussite que d’échec constituerait sans doute une variante beaucoup plus équilibrée…

Un lointain héritier

À titre d’anecdote, on notera l’arrivée ces derniers jours sur le marché de Korrigans, un jeu français dont certains aspects peuvent rappeler Sagaland. L’ambiance n’est pas celle des contes germaniques mais des légendes celtiques (une ambiance un peu pétante à la Disney par contre), et on trouve sur le plateau des figurines menhirs de forme curieusement conique sous lesquels sont cachés des bonus. Pour plus d’infos n’hésitez pas à consulter la brillante chronique de votre serviteur dédiée à ce jeu ! 🙂

Conclusion

pic881175_mdSagaland est un petit chef d’œuvre permettant des niveaux de lecture étonnants susceptibles de nous emmener bien plus loin que le strict cadre ludique.

Pour s’en tenir néanmoins à celui-ci, les atouts principaux du jeu sont :

  • Des règles simplissimes et efficaces qui mettent à égalité adultes et enfants.

  • Un « programme d’entraînement cérébral du docteur Yamonkakakipu » avant l’heure avec calcul mental, optimisation de trajets et exercice de la mémoire, tout ça sans même y penser.

  • Du fun (faire de la magie / éjecter les adversaires).

  • Une ambiance très réussie autour de l’univers des contes.

  • Comme certains contes présents dans le jeu sont moins connus, le jeu est l’occasion d’ouvrir un livre de contes pour partir à la (re)découverte de ces histoires avec vos enfants et créer un joli moment de partage loin de la télé et des jeux vidéo.

Ses principaux défauts :

  • Si vous êtes totalement réfractaire à tout jeu nécessitant de faire preuve de mémoire, fuyez ! C’est le ressort principal du jeu !

  • Les possibilités de contrôle sont réduites puisque les actions et déplacements possibles dépendent directement du résultat des dés (en même temps c’est aussi pour ça que c’est familial et que vos gamins auront une chance de vous mettre une taule).

  • Un petit défaut d’équilibrage dans la règle aide trop le joueur qui vient de gagner une carte (heureusement rien n’oblige à appliquer cette règle).

  • Des rééditions criardes et sirupeuses desservent ce très beau jeu. Préférez l’original !

Bon jeu !

>> La fiche du jeu

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3 Commentaires

  1. Shanouillette 28/11/2014
    Répondre

    Entre Sagaland et sa chronique sur Korrigans, Inky se préoccupe de ce que vous pouvez mettre au pied du sapin.. ^^

  2. Grovast 28/11/2014
    Répondre

    Oui, merci pour cette seconde chronique délicieusement rétro.

    J’imagine que la première édition (dont en effet les illustrations ont du charme) est devenue difficile à se procurer. Je vais ouvrir l’oeil en vide-greniers 😉

     

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