Humanity : Frères humains qui après nous vivez
Yoann Levet is on fire ! La longue période de calme qui a suivi la sortie de Myrmes (c’était en 2012, déjà !) a récemment cédé la place à une frénésie de publications. On a d’abord vu débarquer Turing Machine, qui n’a pas manqué de buzzer assez fort : sa prouesse à simuler un algorithme élaboré a contribué à lui faire décrocher une nomination à l’As d’Or 2023, catégorie Initié, ce qui n’est pas rien. Assez rapidement a suivi Archeologic, vanté comme son prédécesseur pour sa capacité à causer de gros noeuds déductifs aux cerveaux les plus endurcis.
Enfin, à peine quelques semaines plus tard, Humanity pointe le bout de son nez et fait encore grand bruit, où il est d’abord question d’esthétique clivante et d’un ébouriffant livret de règles. Point non négligeable pour rendre le jeu encore plus désirable : c’est Bombyx qui est à la manœuvre, et lorsque la maison d’édition bretonne nous mitonne quelque chose, on a tendance à saliver comme devant une assiette de palets au beurre.
C’est d’la Bombyx, bébé !
Loin d’être un spécialiste des jeux Bombyx, j’en ai pratiqué un certain nombre, et de ce que j’ai pu voir de leur production, j’en suis arrivé à cette conclusion certes primitivement lyonnaise mais non moins sincère : « Bombyx, pélo, c’est cher beau ! » Oui, généralement, la DA des jeux Bombyx me parle, je dirais presque à l’oreille. Je n’ai acheté Lueur que parce que j’ai découvert ses illustrations dingues, et je les trouve toujours aussi bluffantes (le gameplay, lui, m’a beaucoup moins convaincu). J’aurais aussi moult éloges à faire de la DA d’Abyss, de Sea Salt and Paper ou de Codex Naturalis, c’est un goût personnel, mais je sais qu’il est partagé par pas mal d’esthètes du jeu de société.
Las, la découverte de la boîte de Humanity a été un choc : force est de constater que je ne goûte absolument pas l’esthétique de ce spationaute sur son mauvais profil. Ah bon, c’est un jeu Bombyx ? me suis-je dit. Dommage, ça ne marche donc pas à tous les coups. Attends, a-t-on essayé de me convaincre, à l’intérieur, le jeu est quand même beau, sans parler du livret de règles, c’est du jamais vu ! Bon d’accord, ouvrons la boîte, c’était de toute façon mon intention…
Alors oui, ce livret de règles est incroyable : avec sa couverture rigide et sa nouvelle complète à l’intérieur, il pourrait presque être vendu séparément. Très bien, mais on parle d’un jeu, pas d’un album d’images. Si nous évoquions plutôt la DA des éléments de jeu ? Eh bien même son esthétique semble anachronique. Est-ce le retour en force du jeu marronnasse au visuel très peu ragoûtant, façon décennie 2000 ? Dans une large mesure, oui, mais en moins lisible. Quelques détails, comme ces figurines d’astronautes ou ces pions de score en acrylique, remplaçant les cylindres et autres cubes en bois, lorgnent, eux, vers le jeu contemporain. Le but était-il de retranscrire ce thème d’un futur visualisé depuis notre présent ? On a du mal à le croire.
Un travail de Titan
Pour qui est prêt à se laisser embarquer, le jeu vous propose une immersion sur Titan, plus gros satellite de Saturne, où des équipes de spationautes sont chargées de développer une base qui rendra à terme possible la colonisation humaine. Le contexte se veut scientifiquement crédible dans un futur à moyen terme, bien que le projet en question semble peu probable : l’épuisement des matières premières terrestres nous pend au nez, rien ne dit que nous aurons les capacités d’en mobiliser suffisamment pour un tel projet, mais admettons. On peut aussi aborder le jeu sous un mode moins réaliste, comme un pur jeu de science-fiction, l’expérience ludique ne s’en trouvera pas bouleversée.
Le principe du gameplay est assez facile à appréhender, le jeu ne prétendant pas à davantage qu’une difficulté intermédiaire, initiée. La mécanique est une imbrication de construction de moteur de production et de course aux objectifs, le tout étant mis en branle par un placement d’ouvriers et de tuiles. Ces dernières sont de deux types : des Modules à placer dans votre base qui vous rapporteront des ressources, et des Expériences à placer à côté de votre base qui vous feront progresser sur une piste de Science. Toutes ces tuiles vous rapporteront des bonus de placement selon leur position et leur nature, et ces placements sont également à prendre en compte pour remplir des objectifs (tuiles Mission).
À notre tour, on actionnera un de nos trois ouvriers astronautes, soit en le laissant travailler dans notre base pour qu’il active un Module produisant des ressources, soit en l’envoyant chercher un nouveau Module. Ces astronautes démarrent la partie avec une capacité d’action de 2, mais sont améliorables jusqu’à 4. L’action consistant à prendre un nouveau Module dans la station non seulement mobilisera la totalité de la force d’action de l’astronaute mais le bloquera pour un temps plus ou moins long, jusqu’à ce que le bras de la station passant devant lui vous le restitue. À ce moment, on le replacera dans notre base, à côté d’une tuile. Une nouvelle tuile acquise devra toujours être placée à l’endroit où se trouvait l’astronaute venu la chercher. Un brin de planification qui ne mange pas de pain.
Space cowboys
Originellement, Humanity s’appelait Time Farmers et cela ne nous rajeunit pas : Atom parlait du prototype en 2016 lors du Festival du Jeu de Montpellier. Comme son nom l’indiquait, il prenait place dans un environnement agricole et donnait un grand rôle à la variable temps. Toute la thématique a été revue au profit d’une approche futuriste très fouillée et documentée, le plateau principal tenant maintenant le rôle d’une station spatiale. Néanmoins, au cœur de la mécanique est resté ce rôle joué par le temps : il est symboliquement bien matérialisé par ce bras de la station qui tourne, à la façon de l’aiguille d’une pendule. L’idée est que nos ouvriers mettront davantage de temps à aller chercher certains Modules lointains et reviendront donc travailler plus tard à la base. C’est clairement l’idée la plus importante et la plus forte dans la proposition ludique, mais dans les faits cela reste assez peu immersif. Des Modules et des Expériences, sous forme de nouvelles tuiles, surgissent régulièrement sur la périphérie de la station, on va plus ou moins loin pour les récupérer, et on les ajoute à notre assemblage de départ, qui va ainsi s’agrandir et être capable de produire davantage de ressources.
Parmi les ressources du jeu, on trouve de l’énergie. On trouve ensuite des ressources basiques : Glace, Méthane, Insecte, ça a le mérite de nous changer des Bois, Pierre, Fer. Enfin, à chaque ressource basique correspond une ressource améliorée, respectivement Oxygène, Aircarbon et Préparation protéinée (bon appétit !). On peut dépenser 3 ressources basiques à la place d’une ressource améliorée équivalente, mais l’inverse n’est pas vrai. Déjà pas simple de se souvenir du sens qui fonctionne, mais attendez la suite !
Il va vous arriver une tuile !
Ces ressources sont produites par vos Modules en y faisant travailler un de vos trois astronautes, puis dépensées pour acquérir des tuiles de la station centrale. Plutôt que d’accumuler des jetons devant vous, vous recevrez (ou dépenserez) vos ressources en faisant tourner vos tuiles Module en sens horaire (ou antihoraire). L’idée semble bonne, mais à l’usage, elle cumule un nombre incroyable de défauts : d’abord, tourner sans cesse ses tuiles dans un sens, puis dans l’autre, on s’en lasse très vite ; ce n’est pas intuitif pour deux sous, on se trompe souvent de sens, on est toujours plus ou moins gêné par les tuiles voisines et on finit même par attraper des crampes ! Bon, ça, ce sont surtout des difficultés manipulatoires et, petite confidence, elles n’existent pas si vous jouez à Humanity sur BGA, qui gère tout automatiquement en un clic !
Mais surtout, au fur et à mesure que votre base se développera, vous aurez de plus en plus de mal à vous faire une idée rapide sur l’état de vos ressources disponibles. Telle ressource sera présente sur 3 tuiles différentes, voire davantage, il vous faudra toutes les recenser et additionner ce qu’elles contiennent. Pire, les tuiles sont si peu lisibles qu’on est souvent amené à confondre leur prix en ressources et les ressources qu’elles fournissent. Bref, un casse-tête sans nom qui vous coupe de tout plaisir à force de réfléchir à ce qui est du lard et ce qui est du cochon (comme quoi le thème agricole était peut-être plus adapté, mais je m’égare…).
Une couche de complication supplémentaire vient de ces Modules qui produisent deux ou trois types de ressources : à cause de ce système de rotation des tuiles, si on veut dépenser une ressource, on dépense automatiquement les autres en même temps, en pure perte. Le twist aurait pu être intéressant, obligeant le joueur à anticiper, à s’adapter, à faire des choix, mais il est tellement noyé dans l’aspect fastidieux de la gestion des tuiles qu’il perd très vite tout son sel et ne garde rapidement plus que l’aspect contraignant.
Un petit pas pour l’Humanité
Reste à considérer l’aspect scientifique du jeu, et là encore, rien de bien surprenant ni décoiffant : vous avancez sur la piste des points de Science essentiellement en réalisant des Expériences, c’est-à-dire en allant chercher les tuiles adéquates et en les assemblant. Une Expérience complète, constituée d’une partie gauche, une partie centrale et une partie droite vous rapportera davantage de points de victoire, mais rien ne vous oblige à la compléter ; selon les tuiles Mission que vous viserez, vous pouvez aussi choisir de ne cumuler que des parties droites ou gauches d’Expériences.
Ces tuiles Mission sont, elles aussi, génératrices d’un certain nombre de points de victoire. L’auteur y a ajouté une petite dose d’intranquillité puisqu’elles ne sont pas nécessairement acquises ad vitam æternam mais peuvent être subtilisées par un adversaire s’il atteint des objectifs supérieurs aux vôtres.
Le jeu étant constitué de trois périodes, à la fin de chacune d’entre elles, la piste Science rapportera des points de victoire, avec une prime au joueur en tête, avant que tout ce petit monde ne reparte de zéro. On a un peu de mal à contextualiser cet aspect du jeu, mais c’est la même chose que pour le reste : cela peut faire sens thématiquement si on se laisse porter, mais pour ma part, je ne me suis pas senti concerné par grand chose dans cette thématique et j’ai trouvé la tentative d’immersion bien laborieuse. Ni la DA, ni le gameplay et encore moins l’ergonomie du jeu n’ont réussi à me faire pénétrer dans cet univers, lequel n’est pourtant pas dénué de sens et de cohérence.
En résumé, j’ai le sentiment que l’application de la mécanique du jeu à son thème rate un peu le coche, mais que ses principaux soucis proviennent avant tout de sa lisibilité et de sa manipulation. Une fois l’expérience passée, je n’ai qu’une envie : me replonger dans Myrmes, qui n’a aucun des défauts évoqués ici et reste pour moi, toute nostalgie mise à part, la plus grande réussite de Yoann Levet.
Retrouvez les règles dans ce Ludochrono.
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Grovast 22/03/2024
Un flop ici aussi, jeu qui m’a paru ultra-laborieux et proposer peu de vision à long terme.
Le bras rotatif est surement la meilleure idée, malheureusement noyée dans tout le reste bien plus quelconque mécaniquement.
La DA et un livret ne font pas tout.