E.D.I.T.O. Turbulences américaines et onde de choc sur le monde ludique

La guerre commerciale lancée par Trump en particulier contre la Chine, qui se voit actuellement attribuer une surtaxe de 145% au total, n’est pas sans impact sur le secteur ludique. Les témoignages affluent sur le web : de nombreux éditeurs ont dû revoir leurs prévisions et envisager une augmentation des prix pour compenser cette hausse des droits de douane. Certains porteurs de projet ont été contraints de demander un effort financier supplémentaire à leurs backers, malgré les contributions déjà versées. D’autres, en revanche, ont choisi d’absorber eux-mêmes les surcoûts, tandis que quelques-uns ont opté pour un partage des frais. Globalement, de nombreux éditeurs suspendent, retardent ou annulent leurs sorties dans un climat d’incertitude et de frustration. Quelques-uns reconsidèrent également leur participation aux principaux salons qui, eux-mêmes, devront probablement voir leur affluence à la baisse. Certaines maisons d’édition modifient la typologie des jeux à venir dans une logique de minimisation des risques. Les conséquences, multiples, demeurent propres à chaque situation mais le vent d’inquiétude ne s’arrête pas aux rivages américains. Si les éditeurs États-Uniens sont en première ligne, l’onde de choc dépasse largement les frontières. 

 

Des éditeurs français aussi impactés 

Un éditeur français déclare anonymement sur BGG qu’il participera à moins de conventions américaines et que ses stands seront plus petits, tout en « prévoyant d’augmenter le prix de nos jeux aux États-Unis et donc de vendre probablement moins ». Comme beaucoup d’autres, cet éditeur produit à la fois en Chine et en Europe, mais « nous pourrions produire davantage en Europe, car l’Europe deviendra une partie plus importante de notre activité » écrit-il. 


De son côté, Emmanuel Beltrando de SWAF témoignait dernièrement sur
FirstPlayer : “Tous nos jeux sont développés en interne. Dans notre business model, on fait beaucoup d’Export, et notre gros marché, c’est les Etats-Unis. Par exemple, Pandasaurus avait pris 7 000 Shackleton Base aux US et tout s’est écoulé en une semaine, ils en ont donc recommandé. Et on avait notre Kingdom Crossing aussi, notre sortie Essen, avec une très grosse commande. On attendait les annonces pour confirmer les reprints. Le 2 avril, Trump annonce 54% sur la Chine. À ce moment, on perd toutes nos fab US. On perd beaucoup d’argent. On va forcément moins vendre à l’Export, et le prix unitaire du jeu va augmenter. Soit on licencie, on arrête de développer des jeux, soit on augmente les prix.” 

De son côté, Timothé Leroy de Blue Orange, nous dit : “Cela a effectivement de gros impacts sur Blue Orange USA. Les prix vont forcément beaucoup bouger aux US, surtout avec la nouvelle hausse. Mais l’incertitude est à son plus haut niveau. Il y a des changements chaque semaine. On cherche et on trouve des solutions, on gère la situation au mieux, on n’a pas le choix que de s’adapter de toute façon. Cela va fatalement passer par des hausses de tarifs en fonction du taux du moment.”

La situation est donc pour le moins tendue pour tous les éditeurs qui exportent à des partenaires US mais aussi pour tous ceux qui passent par le financement participatif. La Boîte De Jeu par exemple, nous dit : “Nous sommes impactés car l’immense majorité de nos jeux est vendue à l’Export, nous avons différents partenaires aux USA. De plus, nos jeux qui passent par le financement participatif et sont livrés dans le monde entier sont aussi directement impactés. Et nous avons en plus une partie de notre activité qui consiste à porter des financements participatifs pour d’autres éditeurs.”

 

Le financement participatif en suspens

La majorité des projets de financement participatif comptent sur la Chine pour livrer, et se retrouvent donc directement fragilisés par l’imprévisible actualité tarifaire. La plateforme Kickstarter, qui compte de nombreux petits éditeurs dans ses utilisateurs, a d’ailleurs dernièrement posté un article intitulé « Naviguer entre les tarifs douaniers et les frais d’expédition : Conseils pour les créateurs sur Kickstarter« .

Dans une mise à jour Kickstarter du 5 avril pour Forsaken de Game Trayz Lab, Michael Mihealsick parle de “menace existentielle pour tous les éditeurs américains de jeux de société” et donne un exemple des capacités de production américaines : “Le dernier devis que j’ai reçu d’une usine américaine était de 6,81 $ par unité pour un jeu qui aurait coûté 0,98 $ à fabriquer à l’étranger.

Price Johnson, directeur de l’exploitation de Cephalofair, a publié une mise à jour concernant la seconde édition de Gloomhaven, devenue hors de prix. On peut lire : « Nos prochaines étapes sont incertaines et nous sommes obligés de changer tous les jours.” Il ajoute : “Pour parler franchement, notre industrie, nos emplois et nos projets sont attaqués par la politique commerciale volatile et auto-infligée des États-Unis. Au cours des deux derniers mois, nos coûts de fabrication ont augmenté de 104 % en raison des droits de douane américains…” 

 

“Une menace existentielle pour tous les éditeurs américains” – Michael Mihealsick

 

Certains projets sont tout simplement annulés, comme ici chez Fresh Monkey Fiction avec Longbox Heroes, tandis que beaucoup d’autres temporisent. L’éditeur américain Coin Flip Games qui prévoyait une nouvelle campagne de crowdfunding à la fin de l’année 2025, se retrouve à repenser totalement le projet et les suites de son activité : « Je suis en train d’étudier des stratégies de fabrication alternatives. À l’avenir, je sortirai des jeux uniquement sur cartes, en print-and-play”. 

D’aucuns prennent une partie des frais en charge et laissent le choix à leurs soutiens pour la suite, comme Plaid Hat Games qui s’est engagé à couvrir les droits de douane jusqu’à 54 % sur son crowdfunding Ashes Ascendancy. Si les droits de douane sont supérieurs à ce montant lorsque le jeu sera prêt à être expédié, les soutiens auront la possibilité d’obtenir un remboursement, de payer un coût tarifaire subventionné ou de retarder l’expédition jusqu’à ce que les droits de douane tombent à au moins 54 %. « Nous ne chercherons pas à maintenir notre marge bénéficiaire, et nous ne répercuterons qu’une partie des frais de douane sur vous.”

Matagot & Kolossal Games, qui ont récolté plus de 1,25 million d’euros sur Gamefound pour Kemet: Rise of the Gods l’été dernier, ont annoncé aux soutiens américains qu’ils devraient payer un supplément de 2 à 7 euros, selon leur pledge. “Nous allons assumer nous-mêmes une part importante de ces coûts, mais nous devons demander un peu d’aide pour couvrir le reste.” écrivent-ils dans leur dernière mise à jour

 

Des usines aux US ? 

Un constat fait l’unanimité chez les éditeurs : les capacités de fabrication aux États-Unis restent insuffisantes et particulièrement onéreuses. Elles exigent souvent des volumes de commande élevés, sans pour autant garantir une qualité irréprochable (pas toujours au niveau des attentes actuelles), tout en étant incapables de rivaliser avec les capacités de réactions et de créations des usines chinoises qui ont désormais plus de 20 ans d’expérience et de développement derrière elles. 

Une avance qui ne peut pas se réduire en un claquement de doigt, surtout dans un contexte aussi incertain, quand le locataire de la maison blanche semble mener une politique incohérente et chaotique. Quand bien même les USA voudraient créer des usines, il ne faut pas oublier que fabriquer les machines nécessitent matières premières et propriétés intellectuelles ancrées en Asie. L’analyste spécialiste de la tech américaine Dan Ives considère qu’il faut compter 4 à 5 ans pour construire une usine aux US. Anne-Laure Delatte, directrice de recherches au CNRS ajoute : « Cela demande des investissements, des infrastructures, des savoir-faire industriels souvent perdus« . 

Usine chinoise de jeux de société yimipaper.com


Isabelle Vandamme d’Instaplay confirme, en tant que trésorière de l’Union des Éditeurs de Jeux (UEJ) : “
Pour les américains c’est une vraie catastrophe, il n’y pas d’usine (ou très peu) aux US qui sont actuellement incapables d’absorber ce qu’ils font fabriquer en Chine et en Europe. Quand bien même il y a des usines, elles font de la carte, et pour tout ce qui est silicone, bois, plastique, c’est un vrai problème”. 

Il est important de ne pas paniquer mesure-t-elle malgré tout. L’administration américaine peut encore rétropédaler, elle l’a déjà fait. Actuellement, avec l’UEJ, nous analysons la situation, nous cherchons des solutions et nous les validerons juridiquement ensuite pour définir ce qu’il est possible de faire. L’UEJ reste à la disposition des éditeurs, qu’ils n’hésitent pas à nous contacter.

 

Un impact qui touche toute la chaîne 

Le séisme douanier ne peut évidemment pas rester neutre pour les autres maillons de la chaîne américaine. Distributeurs et boutiques sont aussi concernés. Todd Morton, directeur des recettes chez PSi, un important service américain de vente de jeux de société, a déclaré à BoardGameWire : « Pour les distributeurs, cela ajoute une pression énorme sur la planification des stocks et les flux de trésorerie. Et pour les détaillants, cela signifie que les jeux seront plus chers sur les étagères, ce qui risque de ralentir les dépenses des consommateurs.”  

 

Blog de Stonemaier games

 

Jamey Stegmaier sur son blog pense qu’une désintermédiation est inévitable, avec un développement accru des ventes directes en ligne et sur les salons. Il écrit : “Les droits de douane auront un impact moins important sur ces prix directs que sur les prix de détail, qui impliquent un multiplicateur, de sorte que les distributeurs et les détaillants disposent de marges durables. Il y aura beaucoup plus de jeux qui ne seront disponibles qu’une seule fois et jamais plus.

Sur son blog, Frank West, de The City of Games (derrière L’île des chats), a déclaré dans un billet intitulé « Une industrie en crise : Que pouvons-nous faire ?« , qu’il était peut-être temps de repenser complètement le modèle traditionnel de distribution. Il propose de considérer un montant tarifaire qui permettrait d’amortir les frais inattendus comme les taxes douanières de manière à partager la charge entre les différents acteurs. “Il est peut-être temps d’arrêter de s’appuyer sur des modèles vieux de 20 ans et de commencer à construire quelque chose qui fonctionne dans le climat d’aujourd’hui. Pour survivre, nous devons nous adapter et sortir des sentiers battus, car ce sont les choses que nous pouvons encore contrôler en tant qu’industrie. Car les tarifs douaniers, les guerres et les crises maritimes ne sont pas près de disparaître.

 

Port de Nankin, dans la province du Jiangsu, en Chine, le 8 avril 2025.


Plus direct, plus petit, plus local ?  

On peut donc imaginer à terme que les dynamiques actuelles modifient les modèles de consommation et accélèrent l’émergence de nouveaux schémas de distribution, notamment en favorisant la désintermédiation. Certains éditeurs le font déjà, à l’instar de l’éditeur britannique Alley Cat Games qui a déjà annoncé limiter les ventes ultérieures aux conventions et à son site web afin de favoriser la vente directe. Par ailleurs, certains éditeurs pourraient d’ores et déjà compenser l’augmentation des frais par une hausse des coûts sur l’ensemble de leurs produits. 

Ces évolutions pourraient aussi s’accompagner d’une transformation des typologies de jeux publiés, en faveur de certains formats qui connaissent déjà un essor impressionnant. En particulier, le jeu de cartes incarne une tendance loin d’être anecdotique. Comme on a pu le constater lors du dernier Festival International des Jeux, ces derniers ont déjà pris une place de plus en plus prépondérante dans les sorties récentes, avec une pagaille de jeux de plis. De nombreux témoignages d’éditeurs vont dans le sens d’une sobriété matérielle. « Je prévois davantage de jeux de cartes de petite taille et de format standard, des emballages moins chers tels que des boîtes de rangement ou des boîtes télescopiques en deux parties, et moins de composants personnalisés« , déclare par exemple l’éditeur américain Copper Frog Games sur BGG. 

Si la production en Chine devient de plus en plus incertaine, il est probable qu’une relocalisation partielle de la production s’opère vers d’autres régions du monde, notamment vers l’Europe, même si “ça ne se fera pas sans casse” présage Benoit Bannier. “À la rigueur, ça peut encourager les US, à demander des prods Europe pour certains produits mais, entre le transport plus cher, le change avec l’Euro et les prix de prods, ils seront de toute façon perdants.” nous dit-il. “Si les gens avaient voulu acheter les jeux 10 ou 20 euros de plus pièces pour des prods locales, ça ferait un moment qu’on serait en prod locale. Ce sujet est globalement celui de la consommation qui se pose à une échelle internationale. On veut tout, tout de suite, pas cher. Si on prend un jeu comme Danger que nous fabriquons en Europe, le prix de prod Europe est 60% plus élevé que le prix Chine. On ne fait pas ce choix pour une question de prix, mais pour une question de délais et de capacité de réassort rapide.” nous dit-il. 

Néanmoins, ces nouvelles dynamiques pourraient être renforcées par les incertitudes géopolitiques, les tensions commerciales croissantes et les coûts logistiques en constante fluctuation. Et dans ce contexte, la France pourrait, dans une certaine mesure, tirer son épingle du jeu grâce à l’implantation de la nouvelle usine Game In France, qui devrait être opérationnelle d’ici la fin de l’année (news). Ce projet représente un véritable tournant pour le secteur français, en offrant une alternative de production locale qui pourrait répondre à plusieurs enjeux cruciaux pour les éditeurs, même si l’usine se concentrera d’abord sur tout ce qui est papier et carton. Le projet, d’après Timothé Leroy (co-fondateur de l’usine avec Christian Molinari) “avance très bien”, nous aurons des nouvelles prochainement. 

 

À lire aussi : Final frontier Games en faillite pointe du doigt CMON
                     Flat River Group suspend toutes ses activités d’import et sa maison Greater than Games (Spirit Island)

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8 Commentaires

  1. Keerka il y a 9 jours
    Répondre

    Un édito fort intéressant, avec beaucoup de points de vue différents. Merci pour vos articles qui sont toujours au top 🙂

  2. Doc.Fusion il y a 8 jours
    Répondre

    Très bon edito, très instructif, merci.

  3. The Dude il y a 6 jours
    Répondre

    La guerre commerciale lancée par Trump en particulier contre la Chine, qui se voit actuellement attribuer une surtaxe de 145% au total, n’est pas sans impact sur le secteur ludique.

    Il semblerait que ce 145% ne touche pas les jeux de plateaux, mais les jouets. D’après cet article de blog https://www.highnoongame.com/post/the-boardgame-industry-is-burning.

    The Real Tariff Numbers (When You Do It Right)

    If you ship a complete board game—cards, minis, rulebook, dice, tray, and box—shrink-wrapped and ready to go, you classify it under:

    HTS Code 9504.90.6000 – “Articles for arcade, table, or parlor games” Old Tariff Rate: 0% New (IEEPA) Rate: 20%

    Yes, the IEEPA law dropped a blanket 20% duty on nearly every product coming out of China. That includes board games—even if they were previously exempt.

    But that’s it.

    Twenty percent. Not 145. Not 245.

    Un travail de journaliste d’investigation est à faire sur le sujet, pour vérifier tout ça. Amha.

     

     

     

    • Shanouillette il y a 6 jours
      Répondre

      Merci pour ton retour. J’ai contacté plusieurs acteurs qui devraient pouvoir éclairer cette histoire de code HTS ; en attendant, je dirais qu’il s’agisse d’une hausse de “seulement 20%” n’est pas à minimiser, d’autant qu’elle se situe dans un contexte d’incertitude où une hausse plus forte touche un certain nombre d’autres produits et attaque ainsi le pouvoir d’achat général. C’était d’ailleurs le point de départ de la GAMA (The Game Manufacturers Association) au 3 avril : “Les droits de douane de 54 % sur les produits chinois augmenteront considérablement les prix des produits de consommation (…) La hausse des prix réduira le revenu discrétionnaire, ce qui empêchera les consommateurs de s’offrir des articles tels que les jeux.” 

      • Conan le berbère il y a 6 jours
        Répondre

        Le taux de 20% dispo pour la Chine sur le site de l’HTS date de début mars (voir convention spéciale à ne pas confondre avec le taux de 20% pour la Russie, l’Iran et la Biélorussie), et il y a un code HTS supplémentaire (j’imagine pour éviter de changer tous les codes toutes les cinq minutes) pour presque chaque article, voir la conversation ici:

        https://boardgamegeek.com/thread/3499141/hts-codes-and-understanding-tariffs

        Par exemple, les voitures électriques ont un code (8703 80 00), qui renvoie au code 9903.91.03 qui donne une surplus de droit de douane de 100% depuis mars, et il y a un deuxième code pour avril, avec des taux et des exceptions différentes.

        • Shanouillette il y a 6 jours
          Répondre

          J’ai eu le retour de Geoff Engelstein, président de la TTGDA, qui planche actuellement sur un livret blanc sur la question des taxes.

          Voici son retour sur l’article de D. Cenac :

          “La partie de cet article concernant les tarifs est incorrecte.

          Il se fonde sur une mauvaise compréhension de la manière dont les codes HTS sont appliqués, sur l’ignorance des listes tarifaires supplémentaires et sur la signification des tarifs « réciproques ».

          En dehors de mes activités liées au jeu, je possède une entreprise qui importe des millions de dollars d’articles en provenance de nombreux autres pays, et j’ai 30 ans d’expérience dans le domaine des règles d’importation, ainsi qu’une équipe spécialisée dans la compréhension des règles tarifaires. Je pense donc apporter une bonne base de connaissances à cette question.

          Les droits de douane supplémentaires imposés à la Chine ne figurent pas dans la nomenclature tarifaire harmonisée (HTS), sur laquelle cet article semble fonder son argumentation. Ils figurent sur une liste distincte de la section 99. Comme vous pouvez le voir dans ces récentes directives des douanes américaines, les articles doivent être classés à la fois avec le code HTS normal et avec une classification secondaire de la section 99. C’est à cette dernière qu’est appliqué le tarif supplémentaire.

          CSMS # 64680374 – GUIDANCE – Reciprocal Tariffs, April 5 and April 9, 2025, Effective Dates

          L’affirmation selon laquelle les tarifs « réciproques » des États-Unis ne s’appliquent pas parce que la Chine ne tarifie pas les importations de jeux de société est également fausse. Les droits de douane que d’autres pays appliquent aux États-Unis n’ont aucune incidence sur l’application de ces droits de douane dits « réciproques ».”

           

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