Damien Chauveau nous ouvre les coulisses du financement participatif

Damien Chauveau, auteur et éditeur de Hybris, communique beaucoup sur sa page kickstarter, partage son expérience et ses difficultés, nous donne un aperçu des coulisses de la conception jusqu’à la production.  

Pour approfondir la réflexion de l’édito de l’Actu du participatif #2 sur les frais de livraison des jeux en campagne de financement, nous avons questionné Damien sur le sujet épineux du moment.

 

 
Bonjour Damien, merci de nous faire visiter les coulisses d’un financement participatif. Nous parlerons des différentes étapes de votre dernier financement – Hybris -, depuis la conception jusqu’à la production. Ensuite, nous aborderons l’aspect de la gestion d’un Kickstarter et de la communication par les news. Enfin, nous consacrerons la dernière partie de cette interview à l’organisation – notamment financière – de la livraison d’un KS.
 
Bonjour et merci pour cet interview. C’est toujours un plaisir de pouvoir expliquer et montrer les coulisses de chaque étape d’une création originale. Nous avons énormément appris et j’espère pouvoir, humblement, le transmettre un peu à vos lecteurs.
 
 
 
 
 

Quelles sont les grandes étapes qui permettent de faire d’un prototype, d’abord un jeu de société viable pour le financement participatif, et ensuite un jeu livré à vos backers ?

 
On peut voir plusieurs niveaux de lecture dans cette question.
On peut le voir d’un point de vue purement marketing, sur l’objet, sa façon de le vendre et de le présenter. On peut le voir d’un point de vue joueur, sur le gameplay et sa solidité, mais j’ai envie de le voir et de le transmettre par le biais du passionné que je suis.
Chaque projet est unique, et à ce titre, notre vision du jeu de société est de réaliser un univers qui tient dans une boîte de jeu. La première étape est alors l’écriture, la définition de l’univers, la création de ses codes, pour ensuite en faire découler des mécaniques logiques et intriquées à l’univers.
Ce processus créatif en game design se nomme la narrative design. On utilise une méthodologie du Top Down qui consiste à définir l’univers pour aller vers la mécanique du jeu. Ce sont souvent des processus qui viennent du jeu vidéo, que nous avons ici appliqués sur notre jeu Hybris.
Une fois ce travail accompli, on passe à l’élaboration des règles pour en faire un prototype qui sera soumis à des stress tests et à de nombreuses itérations suivant les retours observés. Dans notre cas, cela s’est fait lors de très nombreuses conventions pour faire jouer un maximum le jeu et voir si il y a un bon accueil du public visé.
 

 

Une fois toutes ces étapes franchies, on peut penser à la forme de l’objet pour atteindre un financement participatif. Il est temps de faire un travail éditorial : travailler sur l’ergonomie du jeu, sa compréhension graphique, l’élaboration de la direction artistique et tous les acteurs nécessaires en adéquation. Puis vient le choix des matériaux, leurs tailles, leurs poids… Bref, l’ensemble concret du jeu qui commence à devenir un produit. Les étapes dites prévisionnelles, budgétaires et de communication sont bien évidemment en parallèle du créatif pour pouvoir atteindre les objectifs, et ainsi fixer un cadre réaliste pour un financement participatif.

Vient ensuite la longue étape de la pré-production et la production : réussir à atteindre la qualité escomptée du matériel du jeu suivant les fabricants, puis l’étape logistique de la distribution.

Actuellement nous sommes à l’étape de production, qui est un sacré morceau. Une fois tout ça de fait, il y aura la vie du jeu, le running comme on dit en jeu vidéo, où nous serons également présent.

 

Quels sont les principes qui vous guident pour lancer et livrer un jeu à la suite d’un financement participatif ?

Nous appliquons les méthodologies issues du jeu vidéo aux jeux de société. Étant jeune dans cet exercice, Aurora Game Studio a beaucoup appris sur le tas en essayant d’être le plus rigoureux possible, et en tenant toujours informés nos backers sur chacune de ces étapes. Il y a bien sûr des « pipelines » de production à suivre (notamment pour les usines), mais il est également très important d’être structuré sur chacune des étapes du jeu.

 

Trouves-tu que le fonctionnement des plateformes de financement participatif permet de publier un jeu sereinement ? Selon toi, quels sont les avantages et les inconvénients de ce modèle économique ?

C’est un modèle économique qui a permis à de nombreux créatifs de proposer des jeux sous une forme inédite contrairement à la distribution habituelle dite retail. Ce modèle a tant chamboulé toute l’industrie qu’il a fait émerger de nombreuses sociétés basées uniquement sur celui-ci. De plus, ce secteur est devenu extrêmement concurrentiel et agressif. Il y a donc le risque de vouloir (ou d’avoir voulu) toujours proposer plus que le projet précédent. Je dirai donc qu’il amène une forme d’autonomie, mais qui doit être maîtrisée. Mais les codes même du financement participatif peuvent vite amener à être irraisonné, c’est une déviance dangereuse, et les événements actuels nous le montrent. Ce sont les deux côtés de la pièce : on a accès à une validation (ou non) de la communauté très rapidement, mais il est très difficile d’être « contenu » pour contenter. 

 

 

La gestion du KS d’Hybris est plébiscitée. Les backers font l’éloge des mises à jour nombreuses et régulières qui ont permis de suivre l’avancement du projet. Or, je suppose que la publication de ces news prend du temps. Comment vous y prenez-vous pour faire avancer votre projet tout en soignant sa communication ?

Sans les joueurs nous n’aurions aucune raison de faire des jeux. Il est alors évident qu’on doit les inclure de façon aussi horizontale que possible à la création que nous proposons. Nous prenons toujours un temps d’une ou deux journées en tandem pour la rédaction des news et des éléments graphiques. Nous avions un rythme de publication de deux fois par mois que nous avons réduit lors du début de la mise en production. Nous aimons beaucoup montrer notre façon de penser, d’organiser notre travail, de bosser et cela permet à de nombreuses personnes de voir la charge de travail que cela demande. À l’identique, nous avons toujours montré et expliqué chaque étape, même quand ça ne parait pas sexy sur le papier, comme la colorimétrie et à quel point ça peut être important dans le processus industriel.

 

 

Comment avez-vous estimé la livraison de votre dernier projet, et quels sont les éléments qui ont engendré du retard ?

Alors nous avons beaucoup discuté avec de nombreux partenaires avant de lancer le projet afin d’avoir des coûts et des devis. Bien évidemment, ces devis nous ont servi à établir la base du financement, mais également des frais de port et des différents coûts. C’est sans compter notre inexpérience dans le métier et le Covid. À cause de celui-ci, nous avons vraiment appris ce métier à la dure. On s’est pris le séisme des augmentations de la matière première, de l’indisponibilité de certains matériaux, des coupures d’électricité des usines chinoises, de lockdown pour la stratégie zéro covid sur le sol chinois, de la spéculation des transporteurs… Bref, un cocktail explosif qui engendre fatalement du retard, car tout le monde veut fabriquer son jeu et le livrer au plus vite pour continuer de faire tourner son entreprise. Pris dans ce maelstrom, nous faisons face comme nous le pouvons au bon vouloir de ce que les usines peuvent ou veulent faire. 

Quels sont les acteurs mobilisés pour la livraison d’un jeu de société et quelles en sont les étapes principales ?

Alors la logistique est un pan assez complexe dans ce métier, fort heureusement nous sommes épaulés par Intrafin (ndlr : entreprise de distribution de jeux et de jouets) dans cette étape. Premièrement, l’usine doit finir le colisage des jeux et va ensuite les entreposer sur palette filmée (cette étape peut varier suivant le distributeur). Puis un transporteur va les amener (ou les chercher), afin de pouvoir les mettre dans un container (préalablement loué auprès d’une entreprise) pour un bateau à la destination du même port. Il y a après, toute une gestion administrative du contenu, une déclaration pour le pays cible de la marchandise, puis vient concrètement le transfert dans le ou les containers. Il y a des règles de poids, on ne peut pas remplir à ras bord, et une notion volumétrique du poids qui est importante à prendre en compte. Plus un jeu est gros, moins on va mécaniquement en mettre, et plus il faudra de containers, d’assurances, de déclarations, etc. Les gros jeux sont vraiment une plaie à expédier, et les coûts peuvent exploser pour eux. Ces jeux contrairement à ceux de Shem Phillips, sont plus délicats à envoyer. 
 
 
 
 
Une fois le transport réalisé et quand le bateau a le droit d’accoster, il y a l’étape des douanes : vérification des normes, du contenu, puis déballage. Cette étape peut prendre pas mal de temps (entre 1 et 4 semaines). Quand tout est en règle, il faut pouvoir rapatrier le contenu (palettisé ou non suivant les choix) jusqu’à un HUB pour le dispatcher. Le métier de ce dernier va être d’inventorier et stocker les jeux et les accessoires, puis d’éditer les bons de livraison pour chaque backer en fonction des fichiers que leur donne les créateurs du projet. Ils pourront donc préparer la gestion backend (envoi de mail, édition de tracking) avant de passer au colisage pur, consistant à faire les colis (cela peut varier aussi en fonction des choix d’usine).
Pas une mince affaire quand on débute, je peux vous l’assurer.
 
 

Pourrais-tu nous citer quelques exemples d’ »incidents » qui vous ont fait prendre du retard pour Hybris ?

Il y en aurait beaucoup ! Nous avons eu des soucis colorimétriques qui nous ont fait perdre facilement 2 mois, ce sont des torts partagés dans ce cas-là. Mais on pourrait aussi parler du temps qu’a pris notre partenaire chinois pour les moules des figurines : nous avons été très exigeants et cela les a pas mal bousculé lors des aller-retours de celles-ci. Ils voulaient réduire la qualité, mais ce n’était pas en adéquation avec le devis. Tout mis bout à bout, il aura fallu des mois pour 9 figurines ! C’est juste incroyable. Heureusement que nous avons mutualisé d’autres tâches en parallèle. Mais nous aurions aussi pu parler de la rédaction des règles, de la traduction, de la coupure d’électricité…  

 

 

Selon toi, qu’est-ce qui a permis à vos backers de se montrer compréhensifs ?

D’être transparent à chaque étape. Dès qu’il y avait un problème ou même une prémisse de problème, nous l’avons dit, sans détour. Cela permet d’être déjà serein et en accord dans la problématique qu’on doit surmonter, mais en plus on se sent soutenu par la communauté. Celle d’Hybris est incroyablement bienveillante : nous rencontrons souvent les backers sur les salons, discutons avec eux sur les forums. Nous sommes aussi des backers sur d’autres projets donc nous appliquons juste la règle suivante : ce que nous faisons, c’est ce que nous aimerions voir d’un projet qu’on a soutenu. 

Depuis le début de la pandémie de Covid-19, les frais de livraison semblent parfois s’être envolés. Du côté des backers, on peut avoir l’impression que les frais de port se limitent à l’envoi d’un colis d’un point A à un point B. Peux-tu nous expliquer comment les frais de livraison sont calculés, et quels sont les facteurs susceptibles de les faire augmenter ?

 

 

Il y a de nombreux facteurs que je ne connais certainement pas. Il y a fatalement eu la spéculation des transports qui a été le facteur numéro un. Nous avons ensuite tous les coûts intermédiaires qui sont souvent indexés sur ce coût (assurance, etc.). On peut également parler du last miles, ces derniers kilomètres pour avoir le jeu chez vous. Ici les prix sont super forts et il est facile de le comprendre, cela dépend du prix de l’énergie. Même des entreprises comme Amazon décident d’augmenter ses frais. Et on ne parle même pas du prix du papier pour réaliser les cartons de colisage… Bref de nombreux facteurs qui combinés aux taxes, font exploser la facture.

Aurais-tu un exemple chiffré de cette augmentation ?

Dans notre cas, 9% d’augmentation sur le papier entre devis et réalité pour vous donner un exemple tangible et concret !

Merci de nous avoir ouvert des fenêtres de compréhension du fonctionnement interne d’un financement participatif.

Merci à toi pour cette interview 🙂

 

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5 Commentaires

  1. Morlockbob 15/08/2022
    Répondre

    Très chouette de parler des jeux d une autre façon, plus humaine. Par contre il est temps de se réapproprier le langage, ces termes anglophones ne sont pas toujours clairs si on est pas dans le milieu.

    • El Duderiño 18/08/2022
      Répondre

      Je suis d’accord avec toi. Mais la difficulté, c’est, d’une part, qu’il n’y a pas toujours d’équivalent français pour certains mots et, d’autre part, qu’à l’intérieur du milieu, on comprend facilement ce à quoi ces mots renvoient…

  2. Fabien 17/08/2022
    Répondre

    Tres bonne interview. Ici on aime les anglicismes dans le domaines professionel. Alors keep up with the great job !

    • El Duderiño 18/08/2022
      Répondre

      Merci beaucoup ! Il faut remercier aussi Damien pour sa disponibilité, ses réponses sont vraiment éclairantes 🙂

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