Carnet d’auteur : Precognition

Dans ces Carnets, nous laissons la parole à un auteur, un illustrateur, un éditeur, des créateurs qui nous partagent leur univers, leurs idées et turpitudes, car vous le savez, un jeu c’est aussi beaucoup de travail, de choix, de modification, avant d’arriver au produit final.

Nous avions déjà publié le Carnet d’auteur de Jules Messaud pour Akropolis. Nous nous réservons le droit de publier d’autres Carnets d’auteur.

La rédaction laisse la parole à Julien Prothière, auteur de Précognition, qui va nous dévoiler son œuvre à travers le temps.

 

 

Le journal de bord de Precognition 

 

Marotte :

  1. Sceptre surmonté d’une tête coiffée d’un capuchon bigarré et muni de grelots, attribut de la folie. 
  2. Tête en bois ou autre matériau utilisé par les coiffeurs et les modistes pour exposer des modèles. 
  3. au sens figuré Idée fixe 

Pourquoi cette définition de la marotte comme introduction ? Tout simplement parce que Precognition, c’est avant tout une idée fixe teintée de folie dans ma tête de bois ;). Plus sérieusement, depuis mes débuts dans le monde fabuleux de la création ludique, j’ai une idée fixe autour d’un jeu de draft coopératif. Le draft est pour moi un système de jeu tout à fait séduisant puisqu’il permet assez simplement la relation entre les joueurs. S’il pouvait être au service d’une relation coopérante, j’étais assez persuadé que cela donnerait quelque chose de fin, fait de dilemmes savoureux.

Mon tout premier jeu, Kréo, fonctionnait à la base avec un système de draft auquel j’ai été longtemps très attaché, jusqu’à ce que je comprenne que cela lui portait préjudice. Ce n’était que partie remise, car assez rapidement après avoir abandonné ce système pour Kréo, je me suis mis sur une nouvelle idée de proto proposant un système de draft coopératif, qui allait donner quelques longues années plus tard  Precognition.

L’idée thématique de départ se basait sur une fourmilière que chaque joueur avait devant lui. Le but était de récupérer le plus de nourritures possibles pour nourrir ses fourmis. Le jeu s’est longtemps appelé Anthills, à savoir fourmilière en anglais. 

Très rapidement, une mécanique de draft un peu particulière m’est apparue, et elle demeure dans la version finale du jeu édité. Cette mécanique, je l’ai d’abord appelé « draft à double bande » ; aujourd’hui on a voulu lui donner un nom peut-être un peu trop grandiloquent mais qui permet de faire le focus sur son originalité et de bien la prendre en main : « le dual select system ». 

En gros ces deux intitulés parlent de la même chose : du fait de sélectionner deux cartes (une pour soi et une pour son voisin) lors d’un tour, et de préparer ce que l’on risque de nous donner au tour suivant. Avec cette base, j’avais ma mécanique principale, nourrissant la relation entre les joueurs. 

 

Mais comment m’est venue cette idée ? 

C’est la thématique des fourmis qui m’a donné cet élément de jeu. Les fourmis repèrent de la nourriture et, grâce à leurs phéromones, indiquent aux autres fourmis de la fourmilière où cette nourriture se trouve. Ainsi, plus tard, les fourmis pourront la récupérer pour nourrir la fourmilière. Lorsque l’on fait passer ses cartes, le joueur suivant doit donc choisir parmi les cartes « phéromonées », celle qu’il souhaite donner. 

Une fois cette mécanique trouvée, il fallait l’habiller autour de la thématique des fourmis. Trouver des enjeux à sélectionner telle ou telle carte. Valoriser la façon d’anticiper ce qu’allait nous donner le joueur suivant. Pour ce dernier point, je me suis dit que les deux cartes sélectionnées chaque tour se devaient de plus ou moins s’associer entre elles. Si on anticipait bien, alors elles auraient des effets bonus l’une avec l’autre. Dans un premier temps, il fallait que nos deux cartes ainsi sélectionnées en s’additionnant, soient d’une valeur donnée pour faire un effet supplémentaire. 

Mais cette addition de valeurs était assez factice et donnait au jeu un caractère répétitif. J’ai donc décidé de changer cela en créant notamment différents types de nourriture qui ne fonctionneraient pas toutes de la même manière et donneraient ainsi aux joueurs un intérêt plus grand à prendre tel ou tel type de cartes. Avec les fourmis, la diversité était assez facile à trouver du fait de leur grande variété : nous allions récolter des graines, cultiver des champignons et élever des pucerons.

Concernant le système de draft double, je suis passé par différentes étapes pour forcer les joueurs à choisir tel ou tel type de cartes, afin que l’anticipation ne soit pas trop difficile. 

Dans un premier temps, certaines cartes étaient en rouge, cela indiquait qu’elles étaient phéromonées et qu’il fallait en priorité donner parmi celles-ci. 

Puis dans un second temps, j’ai fait disparaître le caractère permanent des cartes phéromonées. Dans ce nouveau système, c’était la position des cartes, par rapport à une carte centrale dans la main des joueurs, qui disait si elles étaient phéromonées ou non. À la fin de chaque tour, avant de faire passer les cartes à son voisin, chacun pouvait déplacer une carte dans sa main et ainsi changer sa nature.

 

 

 

 

 

 

C’est avec ce prototype sous le bras que je me suis rendu aux Ludopathiques de Monsieur Bruno Faidutti en 2018. J’y étais invité pour la seconde fois, cette fois-ci accompagné de mon second fils qui faisait école à la maison cette année-là. Lors de ce séjour, j’ai pris pas mal de temps à discuter et à jouer avec les Ludonautes, et en particulier avec Cédric que je connaissais vaguement depuis quelques années via le festival des jeux de Valence où je lui avais fait découvrir Kréo (encore lui !).

On a fait une première partie en début de séjour et on a rejoué deux fois les deux jours suivants. Cédric a tout de suite été très intrigué par cette mécanique de sélection de cartes. Je lui ai naturellement laissé le prototype afin qu’il puisse se faire une idée à tête reposée, et nous nous sommes quittés là-dessus.

Quelques semaines plus tard, se tenait le festival Paris est Ludique, et nous nous sommes évidemment donnés rendez-vous pour discuter de l’éventuelle suite à donner. Sur ce rendez-vous, Cédric m’a dit être intéressé pour faire le jeu avec moi mais il souhaitait changer de thème. Selon lui (et sans doute à raison je pense aujourd’hui), le thème des fourmis n’était pas le plus approprié pour faire un jeu d’anticipation à la manipulation exigeante. Par ailleurs, il venait de faire quelques sorties de jeux où le travail avec l’auteur n’avait pas été assez soutenu, et cherchait donc des auteurs prêts à travailler longtemps sur les projets. D’autant que selon lui, il y avait encore énormément de travail sur le jeu. 

 

De mon côté, j’avais besoin de signer le jeu afin de construire un partenariat solide avec un éditeur sans prendre le risque que le développement que j’allais donner au jeu ne soit vain s’il venait à abandonner le projet. Je partageais tout à fait le point de vue de Cédric sur l’énorme travail qui restait à fournir surtout si on changeait de thème ! Nous nous sommes bien écoutés l’un l’autre, et devant l’évidence de vouloir travailler ensemble, le contrat a été signé en octobre 2018. 

La première chose que nous avons rediscutée fut le nouveau thème. Mais dès nos premiers échanges, nous avions une vision commune. Avec cette mécanique de draft à anticipation, nous nous sommes tout de suite dit qu’il s’agissait de connaître le futur, de faire preuve de précognition. C’est donc tout naturellement que nous nous sommes tournés vers un univers futuriste. Comme chaque joueur avait à construire un petit monde sur son plateau, à le faire grossir, nous avons pensé à un univers post-apocalyptique où il faudrait sauver le plus d’humains possibles.

Les humains ont été quasi anéantis par un fléau majeur et les survivants doivent se protéger, se nourrir et survivre. 

 

Nausicaa de la vallée du vent de Hayao Miyazaki

 

Nourris tous les deux par l’univers extraordinaire de Nausicaa, nous voulions également que le jeu soit teinté d’espoir malgré le thème assez noir. Pour ma part, je suis très attaché à proposer des jeux qui nous invitent à imaginer des mondes positifs, où l’espoir est possible. Je trouve que bien trop souvent les choses sombres, noires, négatives ou cyniques prennent le devant de la scène à travers l’actualité, les œuvres cinématographiques ou encore le commérage. C’est une posture intellectuelle à laquelle je suis attachée que d’essayer de voir ce qu’il y a de beau ou de bon. C’est sans doute naïf pour beaucoup, mais c’est assez vital pour moi.

C’est ainsi que sont apparus les Ymunes, nos hommes-poissons mutants qui par leur pouvoir de précognition ont décidé de manière complètement altruiste de sauver les humains de ce fléau. L’univers, le décor étaient plantés. Restait maintenant à développer la mécanique pour gagner en fluidité, stratégie et équilibre. Un des problèmes du draft, si on veut bien y jouer, est de mémoriser les cartes que l’on voit passer afin d’anticiper ce que les autres joueurs pourraient avoir envie de jouer, voire ce qui pourrait nous revenir. C’était d’autant plus vrai pour notre système qui impliquait d’anticiper ce que notre voisin allait nous donner chaque tour.

 

 

Mémoriser des cartes est un exercice exigeant et assez clivant chez les joueurs. Surtout lorsque le jeu propose d’autres mécaniques imbriquées. Nous avons donc décidé assez rapidement de rendre visibles les cartes qui pouvaient être données au voisin. 

Par ailleurs, dans un premier temps, les deux cartes jouées pouvaient « comboter » de bien des manières. Nous voulions effectivement avoir beaucoup de variété dans les associations. Mais nous nous sommes rendus compte que cela était trop impliquant pour les joueurs. Il fallait se rendre compte de quelle carte combote avec quelle carte. Le nombre de coups possibles était trop important, et les joueurs préféraient ne pas trop réfléchir et le faire au feeling. La sensation de jeu n’était pas bonne. Nous avons donc décidé de simplifier cela en systématisant la combo des cartes seulement si elles sont de même couleur.

Pour construire l’ossature du jeu, nous avons repris les quatre grandes catégories de cartes du proto Anthills à savoir : 

  • les fourmis à faire prospérer sont devenues les humains à sauver.
  • la nourriture est restée de la nourriture (même si elle a été grandement simplifiée).
  • les protections de la fourmilière sont devenues les Ymunes.
  • les agrandissements de la fourmilière (cartes de développement) sont devenus les salles des machines et la collecte de batteries pour les activer.

Les Ymunes, qui thématiquement prenaient de plus en plus d’importance, ont pris naturellement plus de poids mécaniquement lorsque nous avons décidé de les affecter à deux tâches différentes possibles. En simplifiant le système de la nourriture, nous pouvions un peu complexifier le système des Ymunes. C’est ainsi qu’ils sont devenus, au choix des joueurs, médecins ou protecteurs. Les salles des machines nous ont pris énormément de temps. Nous voulions proposer à travers elle de la diversité, l’envie de jouer différemment d’une partie à l’autre. 

 

 

Je me rappelle une discussion enthousiaste dans la piscine de Cédric où nous étions partis tellement loin dans le délire, qu’on en avait presque oublié que nous étions en train de concevoir un jeu ! Nous avons donc élaboré 12 x 3 salles des machines afin de pouvoir en choisir 2 parmi 3 lorsqu’on joue à quatre joueurs. Mais il fallait les équilibrer ! S’en est suivi des dizaines et des dizaines de parties en direct, pas mal en ligne également sur Tabletop Simulator (période covid oblige) pour ajuster tout cela.

Et puis sur la fin du développement, nous nous sommes rendus compte que les effets tous différents des salles étaient assez durs à assimiler et que cela pouvait se faire au détriment de la compréhension de la mécanique générale du jeu, à savoir le système de sélection de cartes. Nous avons donc décidé d’uniformiser les salles pour les premières parties, et de laisser au verso la variété que nous avions développée et que nous prenions toujours plaisir à jouer pour les experts.

À ce moment-là du développement, alors que nous étions en train d’équilibrer l’ensemble, Cédric m’a fait rencontrer Sébastien Caiveau, illustrateur de jeu de société, pour savoir si cela pouvait nous convenir de travailler avec lui. J’aime beaucoup ses illustrations en général, et sur ce jeu en particulier. La couverture de la boîte marche particulièrement bien selon moi. Merci d’ailleurs à mon frangin, illustrateur également pour ces retours sur la dynamique de cette couv’. Je me suis tout de même permis une remarque sur ses illustrations : je voulais que nos héros Ymunes sourient. Pour moi, ces personnages très sages se devaient d’être bienveillants. Sébastien m’a entendu à Cannes dernier pour modifier ce dernier point. Je l’en remercie. 

 

 

Avec tout cela, le jeu commençait à vraiment bien tourner. Nous avions un système de jeu innovant, pas évident à manipuler mais assez épuré pour avoir envie de s’y plonger. Le jeu se jouait très bien en compétitif, et était savoureux en équipe, et le système se prêtait hyper bien pour du coopératif. Par contre, ce dernier mode, qui était la base du processus, était un peu plat et sans ressors. Il fallait lui trouver plus d’enjeux tout au long de la partie, la sensation de devoir bien se comprendre pour s’en sortir. 

C’est pour cela que nous avons mis en place ces tuiles objectifs à réaliser à chaque fin d’âge, qui tantôt prenait en compte chaque joueur tantôt un seul. Avec ces tuiles, chaque joueur a été encore davantage amené à regarder le plateau des autres joueurs, pour savoir qui s’occupent de quels objectifs. 

Grâce à ce dernier ajout, Precognition est enfin devenu après 6 ans de développement, mon premier jeu de draft coopératif. Ma marotte a été atteinte ! Pour autant, je m’aperçois que cette idée fixe persiste et que vous n’êtes pas à l’abri d’un nouveau jeu de draft coopératif ! 

Pour terminer, je dirai qu’à travers la création de ce jeu, j’ai rencontré Cédric et Anne-Cé avec qui j’ai passé de superbes moments de travail et de détente. Un gros MERCI à eux pour leur patience, leur travail, leur gentillesse, leur intelligence de cœur ! Je vous aime les amis.

 

 

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