Le Game Market 2014 : un pas de plus vers la folie

Comme promis, me remettant peu à peu de mes trois jours à Tokyo et du manque de sommeil que ce périple a eu la gentillesse de me faire subir, je vous invite à visiter avec moi le Game Market, édition hiver 2014. Nombreux sont les commentateurs habitués de cet événement à avoir remarqué que celui-ci prenait de plus en plus d’ampleur.
Quand le Game Market a ouvert pour la première fois ses portes au début des années 2000, une poignée de visiteurs seulement a fait le déplacement. Il faut dire qu’à cette époque, sinon grâce à quelques pionniers passionnés, le jeu de société n’avait aucune place dans la société japonaise. Les joueurs qui ont vécu cette période en parlent avec nostalgie mais on sent dans leur regard toujours autant de flammes que ces dernières années, la récompense à leurs efforts explose à la vue de tous.

Depuis quelques années, le jeu de société, même s’il reste un loisir de niche, se transforme beaucoup ici. Il y a de plus en plus d’auteurs, des cercles d’amateurs aux envies de création et les très rares auteurs à être exportés il a quelques années sont désormais partie prenante du marché au niveau international. Susumu Kawasaki, l’un des premiers auteurs à avoir été traduit via Asmodée (si mes sources sont bonnes), a laissé sa place à une flopée de jeunes auteurs : Seiji Kanai (qui tourne en rond depuis quelques mois, ne nous mentons pas), Hisashi Hayashi, Junichi Sato, I Was Game… les auteurs japonais sont maintenant devenus courants sur les boîtes qui jusqu’à présent favorisaient les noms à consonance germanique, francophone ou anglophone.

Seiji Kanai md

Seiji Kanai

 

Le Game Market de Tokyo a eu lieu le 16 novembre. Pour ma part, il a commencé il y plusieurs semaines. Se rendre au Game Market sous-entend, si vous souhaitez en profiter au maximum, de suivre les auteurs ou les éditeurs qui seront présents. Twitter, mon fidèle oiseau aux tons bleuâtres, n’a cessé de me siffler aux oreilles pendant presque deux mois. Tel jeu va sortir ici, tel auteur parle d’un de ses amis qui va faire ça, les organisateurs du Game Market ont lancé ce challenge, ou non, plutôt celui-là… C’est une surveillance permanente qui est nécessaire pour savoir quand précommander, quoi précommander, à quel événement s’inscrire, à qui parler, de quoi parler… Ma vigilance a cette année été récompensée par une trentaine de jeux. Mais il y en avait bien plus. Je dirais plusieurs centaines. Certes, une partie des jeux présents l’étaient déjà au Game Market précédent, ou à Essen, mais cette année a montré un nouveau dynamisme de la création japonaise.

Il n’y a pas de doute que ce dynamisme vient de la réussite des aînés. De plus en plus d’auteurs japonais étant reconnus à l’échelle internationale, les cercles d’amateurs n’hésitent plus à croire en leurs chances. Bien sûr, dans la masse des jeux proposés, une grande partie seront condamnés à disparaître après cet événement, feux follets ludiques dont seuls quelques happy few auront le loisir de vanter les mérites ou de les passer au bûcher. De nombreux auteurs m’ont aussi confié qu’une publication internationale ne les intéressait pas. Des mots, rien que des mots ? Peut-être mais pour fréquenter les événements ludiques, les magasins spécialisés et les auteurs, je peux affirmer qu’il y a une grande part de vrai dans ce discours.

De mes deux mois de préparation, que reste-t-il ?

Des jeux… oui, mais quoi d’autre ? De nouvelles sensations (rien à voir avec le lait !), une impression grandissante que les auteurs japonais prennent confiance en eux, un peu trop parfois. Certains ont perdu l’humilité qui leur permettait de créer sans s’imposer de normes, sans se coller à des modèles du passé. Ces derniers risquent fort bien de souffrir dans les quelques années à venir, perdus qu’ils seront dans des rééditions sans fin de leurs succès d’antan, ou enfermés dans des carcans ludiques déjà trop souvent vus (les Loups, y en a marre, franchement, et ne parlons même pas du UNO).

D’autres se rendront compte assez rapidement que leurs designs ne peuvent pas être exportés, pour une simple et bonne raison : c’est de la copie. Comme vous aurez l’occasion de l’entendre de la voix d’Emmanuel Beltrando, de Moonster Games, qui a gentiment accepté de répondre à mes questions d’inquisiteur espagnol en mal de torture, il existe encore sur les tables étroites du Game Market des jeux que l’on ne pourrait pas voir ailleurs dans le monde. Refaire Carcassonne, refaire Dixit, ou encore Jungle Speed… c’est bien si ça reste du domaine du fandom mais moins si c’est commercialisé, même si seuls quelques dizaines d’exemplaires verront le jour. Et puis, il y a ceux qui pensent avoir réinventé le jeu de société en proposant des créations pour le moins désespérantes. Car oui, il demeure indéniable qu’une bonne partie des jeux découverts au Game Market sont de piètre qualité. Pour lâcher un mot bien de chez nous : il y a de la merde en barre dans ce haut-lieu du jeu. Mais je reviendrai dessus un peu plus tard, dans un autre article.

Ce qu’il faut garder, une fois n’est pas coutume pour moi, c’est le positif. Le positif, il est dans la candeur qui subsiste chez beaucoup, cette même candeur qui autorise aux plus humbles de dépasser les frontières qu’imposent les normes en vigueur, ailleurs. Pourquoi se donner des limites ? Pourquoi ne pas considérer que ces limites n’existent pas et se lancer dans les projets les plus fous ? Après tout, c’est l’entreprise de quelques mois et quelques sous. C’est de là qu’arrivent souvent les jeux les plus incroyables et les plus passionnants que les joueurs occidentaux pourront peut-être caresser de leurs doigts envieux : Love Letter, avec son concept de 16 cartes, une folie quand dans le monde de l’édition le matériel prend parfois la place de la mécanique, Trains, quand soudain on affuble d’un plateau un jeu de deck-building (un plateau qui a une vraie utilité ludique), Tragedy Looper, réussir à créer un suspense purement cinématique avec des cartes et un plateau… Nier le raisonnable, c’est là la force de ces nouveaux auteurs. Un autre avantage qu’ils ont aussi, c’est qu’ils s’autopublient. Evidemment, les conseils d’un éditeur en Occident sont d’une importance souvent capitale pour la bonne qualité des jeux de société mais ne pas passer par ce regard expert, et influencé par ce qui préexiste et ce qui fonctionne ludiquement et commercialement, peut s’avérer un avantage exceptionnel. Qui oserait faire un jeu comme Les Corbeaux de Thri Salashi, ou un One Night Werewolf ?

La série des One Night Werewolf qui traîne ses pattes velues dans les Game Market depuis plusieurs années déjà.

La série des One Night Werewolf qui traîne ses pattes velues dans les Game Market depuis plusieurs années déjà.

Pré Game Market

Le pré Game Market est un événement qui a lieu la veille. Cette année, il était organisé dans l’un des magasins de la chaîne Yellow Submarine, en plein cœur du quartier de Akihabara. L’ouverture du préGM était prévue à 12h. J’avais donc toute la matinée pour me préparer et fouiller Twitter pour savoir quels jeux seraient présentés et quels auteurs seraient présents.

Le Yellow Submarine RPG est l'enseigne de jeux de société la plus connue à Tokyo, avec le plus joli et familial Sugorokuya. C'est ici que le pré Game Market a été organisé avec environ 70 joueurs et auteurs.

Le Yellow Submarine RPG est l’enseigne de jeux de société la plus connue à Tokyo, avec le plus joli et familial Sugorokuya. C’est ici que le pré Game Market a été organisé avec environ 70 joueurs et auteurs.

 

Le préGM est habituellement réservé à 50 personnes. Point barre.

Mais cette année, j’ai bénéficié d’un coup de pouce du destin, qu’on appelle aussi Tak, le responsable de Japon Brand. En effet, une fois les 50 inscrits atteints, l’organisateur de l’événement, Makoto Nakamura, a décidé que le lieu pouvait accueillir 20 personnes de plus. J’ai réussi à me faufiler parmi les derniers, alors qu’il restait 4 places disponibles.

En arrivant sur les lieux, au huitième étage d’un bâtiment qui s’effrite, à bord d’un ascenseur sorti d’un film qui parle d’échafaud, on entre dans un magasin de jeux de société très bien achalandé. Une partie est consacrée uniquement aux jeux japonais, que les auteurs envoient par voie postale demandant gentiment de les vendre, une autre aux RPG, principalement japonais mais aussi américains, et enfin la plus grande partie est réservée aux jeux de société importés ou traduits. Avec quelques perles ludiques égarées au milieu des jeux CGE, FFG, Iello, AsmodéeTorres, l’ancienne version à la boîte toute égratignée, El Grande, essoufflé par toutes les parties que des centaines de joueurs de passage lui ont fait subir… et j’en oublie surement.

Vers 12h15, la majorité des participants étant arrivés, Nakamura nous a demandé de nous asseoir à une table et de laisser les auteurs nous guider au milieu de règles de jeu encore toutes fraîchement sorties de l’imprimante, et de leur esprit ! Les règles assimilées, la partie bien entamée, voilà soudain que Nakamura nous interrompt tous et nous demande de nous présenter. Faisant partie des simples participants, et non des créateurs, je pensais pouvoir m’épargner une présentation formelle devant 69 personnes (et bien oui, 70 moins moi, ça fait bien 69, à vue d’œil hein)… mais non, tout le monde devait se présenter.

Et me voilà me levant déjà, un badge tourné de son mauvais côté, me laissant anonyme. Les visages qui se sont tournés vers moi étaient d’abord dubitatifs.

Ce n’est pas souvent que des étrangers se faufilent dans ce type d’événements. Mes premiers mots en japonais lâchés, j’ai senti comme un « ouf » muet s’extirpant de toutes les directions ! Ah, la surprise ! Après m’être présenté et avoir parlé de mes activités via mon blog www.japanboardgames.com, les auteurs et participants japonais m’ont applaudi ! Mission réussie. Les présentations ont duré entre 30 minutes et une heure.

Les deux balourds de chez TMG regardaient parfois d’un œil étonné les Japonais se présenter, avant de se lancer dans les rayons, mains dans les poches ou sur la bedaine, qu’ils avaient proéminentes. Bon, c’est vrai que je ne suis pas sympa avec eux mais il fallait vraiment les voir, deux extraterrestres que personne n’attendait, qui n’étaient évidemment pas inscrits et qui ne comprenaient rien à ce qui se passait autour d’eux. Parce que oui, les auteurs japonais ne sont pas les plus bavards du monde anglophone. Au contraire, même. Ici, on parle japonais et rien d’autre. Au grand désespoir de nombre d’entre vous, je n’en doute pas. Bref, les deux compagnons de la chanson perdus au milieu de ténèbres langagières se baladaient de-ci de-là, jetant des regards assez peu intelligents, je dois dire sur les parties qui se déroulaient devant leurs yeux. Bon, finissons-en avec les rois du Kickstarter à pas cher.

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La raison de leur présence était sans doute la création de leur branche japonaise, Koi Games. Alors, le Koi, c’est un joli poisson, c’est vrai mais c’est aussi une forme verbale impérative, qui signifierait, si j’avais envie de la traduire de façon familière : Aboule tes fesses ! Heureux hasard ou preuve de leur souci de communication, les deux compères ont signé Design Town, peut-être le seul jeu proposé aussi en anglais présenté ce jour-là. Pas de doute que vous le retrouverez dans une future campagne Kickstarter, sans modification ni de règles ni d’illustrations. 

Parmi les auteurs présents, il y avait Yokouchi, que j’apprécie beaucoup, pour sa gentillesse et la passion qui traverse ses jeux. Cette fois-ci, il présentait Trick and Deserts, un jeu de pli assez vicieux et plutôt agréable à jouer. J’ai établi une relation particulière avec Yokouchi en raison de son récent projet Kickstarter. Il a en effet lancé une campagne pour deux de ses jeux, The Majority, 1 et 2 ! Il m’a confié que l’article que j’avais écrit et diffusé sur ce projet avait eu une grande importance dans la réussite du projet ! J’étais bien sûr très heureux de l’apprendre, et c’est à mon tour de remercier tous les francophones qui ont soutenu le projet ! Il ne me reste plus qu’à espérer que les jeux vous plaisent.

Le nouveau jeu de l'auteur de The Majority, tout juste sorti heureux de sa camapgne Kickstarter. Le jeu était d'ailleurs proposé en add-on.

Le nouveau jeu de l’auteur de The Majority, tout juste sorti heureux de sa campagne Kickstarter. Le jeu était d’ailleurs proposé en add-on.

 

Afong, le promoteur japonais de nombreux jeux japonais étaient aussi sur place ! Il présentait deux jeux, plutôt intéressants selon d’autres que moi. J’ai pour ma part vu une partie s’étendre à l’infini, avec des joueurs coincés dans une boucle temporelle qui les empêchait de terminer leur partie. Plus d’une heure au lieu des 30 à 45 minutes proposées par la boîte, c’en était trop pour moi.

Me glissant entre les tables, j’ai eu l’occasion d’essayer Pirates Code, dont je vous ai déjà parlé dans une preview du Game Market. Ça doit être par ici, si vous cliquez ! Le jeu était rapidement expliqué. 14 cartes ! De la déduction, du bluff et des graphismes 8 bits thématisés pirates sans Johnny Depp. C’était très sympa à jouer et sous ses airs de petit jeu facile, les méninges brûlaient pas mal dans ma caboche de Français en mode langue étrangère.

J’ai en tout et pour tout eu l’occasion d’essayer plusieurs jeux. La plupart ne m’ont pas laissé une impression impérissable mais c’était agréable de pouvoir discuter directement avec les auteurs de leurs jeux. C’était d’autant plus agréable rétrospectivement, compte-tenu de la foule qui s’est précipitée dans le hall du Big Site le lendemain.

I Hate Game Market, dirait Simon

Si vous n’avez pas encore eu la bonne idée d’aller lire le compte-rendu du Game Market écrit sur BGG par Simon, joueur suédois aussi fou en matière de traductions que notre ami Sathimon (que je ne remercie jamais suffisamment), c’est que vous êtes des ludoprocrastinateurs qui n’en méritaient pas le nom !

A chaque nouvelle édition du Game Market, je partage ce sentiment que cet événement est détestable. Pour quelques raisons très simples… La première, c’est de savoir que le salon ne dure que 9 heures. Pas une de plus. Autant vous dire que si, comme moi, vous ratez un ami sur le salon, vous aurez à accueillir ses foudres pendant quelques jours tête baissée et humilité relevée de trois ou quatre niveaux sur l’échelle extraterrestre de l’humilité japonaise. J’ai donc eu connu une terrible mésaventure pendant ce Game Market. Et oui, l’auteur de Dungeon of Mandom est un ami de jeu et de discussions ludiques que je vais voir à chaque fois sur son stand pour le soutenir. Cette année, j’ai même financé son déplacement sur Tokyo en précommandant une bonne dizaine d’exemplaires de son jeu « carte postale » (un challenge sur lequel je reviendrai plus tard)… Malheureusement, le temps m’était compté (et je suis du genre à mal compter) et je n’ai pas réussi à le trouver !

La deuxième raison, la plus douloureuse qui soit, c’est la certitude entêtante que la plupart des jeux qui seront présentés disparaîtront le lendemain. Le Game Market a cette particularité désormais célèbre que les auteurs se jettent corps et âme dans la création et la vente d’un jeu à durée limitée. Le Japon souffre depuis très longtemps de ce syndrome des choses qui passent, vite, souvent trop vite. Parmi les 270 créations recensées cette année, par le site référence Tables Games in the World (clique ici si tu veux compter du bâtons version kanji), une très grande majorité ne seront plus jamais mises en vente. Elles sont là, certaines disparues en 10 minutes après l’ouverture, d’autres empilées en attendant que les acheteurs qui ont précommandé viennent les chercher… et les dernières, abandonnées par le goût ludique des visiteurs 2014, resteront sur l’étal avant d’être redistribuées de façon anonyme ou secrète sur les étagères de magasins tout aussi obscurs.

La troisième et dernière raison, parce que ma raison justement a décidé de se limiter à trois !, c’est que les auteurs s’autofinancent. Ainsi, pour eux, le système des précommandes leur permet de savoir avant même l’ouverture du salon dans quelle mesure la somme qu’ils ont investie de leurs poches peu profondes leur reviendra. Cette année, j’avais une liste de plusieurs dizaines de jeux précommandés. Non pour le plaisir de suivre Twitter 2 à 3 heures par jour pendant deux mois, mais juste pour celui de pouvoir vous présenter des jeux, sur la base des sensations qu’ils procurent lors des parties et non sur quelques lignes de règles. Ma feuille de précommande, je vous la scannerais bien pour vous montrer à quel point tout cela est difficile à organiser : il y a des préco avec des codes secrets, parfois avec 4 chiffres, parfois avec des chiffres et des lettres, ou encore avec une adresse courriel, enfin avec des QR codes envoyés la veille… Je vous laisse imaginer la panique lorsque vous passez d’un stand à l’autre à la recherche de ces données essentielles au retrait des préco. Je suppose que les habitués d’Essen doivent connaître ce sentiment. Mais essayez maintenant d’imaginer que vous n’avez pas trois ou quatre jours mais quelques heures pour remplir votre folle mission… Et dans une langue que les voisins du pays de Shakespeare maîtrisent rarement. Sans oublier que le système des précommandes vous garantit le jeu jusqu’à 14 ou 15h seulement.

Bref, je déteste le Game Market.

Et pourtant, je ne saurais passer une année sans m’y rendre. La vie est un paradoxe qui n’en finit plus…

5h30

Les premiers visiteurs sont arrivés devant l’entrée du hall 4 du Big Site vers 5h30. A cette heure-là, les transports en commun ne sont pas encore en service. Même si les températures au Japon sont généralement plus douces qu’en France à cette époque de l’année, un vent froid et piquant balayait l’esplanade encore nocturne du lieu. 4h30 avant l’ouverture. Pour quelle raison folle peut-on vouloir faire la queue si tôt ? A peine quelques dizaines de minutes plus tard, c’est déjà 25 personnes qui attendent patiemment, les bras croisés fortement entre le thorax et les épaules. Puis, une centaine de personnes apparaissent, points se mouvant péniblement en cette matinée qui ne semble jamais arriver au point du jour.

Dès 8h, deux heures avant l'ouverture du salon donc, la queue s'allonge et s'allonge...

Dès 8h, deux heures avant l’ouverture du salon donc, la queue s’allonge et s’allonge…

 

Vers 8h30, il devient difficile de compter les patients, dont les premiers commencent à montrer des signes clairs de fatigue. M. Oyo, du site TGIW, dont je parlais précédemment, a eu la bonne idée de questionner ces premiers arrivants. Quelle est donc la motivation qui vous a poussé à venir si tôt ? Tous, enfin à quelques exceptions près, ont répondu qu’ils faisaient la queue afin de mettre la main sur les quelques rares perles ludiques qui manquent à leur collection. Et oui, les plus passionnés ne se déplacent pas dans ces conditions peu propices à la sortie romantique pour les jeux amateurs qui peuplent les allées du salon. Ils viennent pour compléter leur collection. Dans les jeux cités : Royal Turf, sous cello !, l’extension Black Rose pour Mississippi Queen, Shadow Hunters, ou encore Ave Caesar, El Grande Decennial Edition, Battleline… Des jeux que chez nous, les plus anciens de la chose ludique commencent à revendre, pour céder leur place aux nouveautés d’Essen. Un autre paradoxe… Les joueurs japonais les plus passionnés n’achètent que des jeux encore sous cello. Pas question de les ouvrir. C’est comme s’ils ne pouvaient pas aborder les jeux d’aujourd’hui sans avoir pratiqué les Anciens. Apprendraient-ils le français qu’ils essaieraient d’abord de connaître sur le bout des doigts le latin et l’ancien français.

Au Japon, il ne faut pas sous-estimer les Anciens, ces jeux que nombre d'entre vous ont sans doute déjà usé jusqu'à la moelle. Tout cela, c'était avant le Cult of the New d'aujourd'hui. Mais ici, compléter sa collection avec des classiques compte presque plus que d'acheter les nouveautés.

Au Japon, il ne faut pas sous-estimer les Anciens, ces jeux que nombre d’entre vous ont sans doute déjà usé jusqu’à la moelle. Tout cela, c’était avant le Cult of the New d’aujourd’hui. Mais ici, compléter sa collection avec des classiques compte presque plus que d’acheter les nouveautés.

 

Je me balade pour ma part dans les allées vides du Game Market. J’y suis arrivé vers 8h15. A 9h, les exposants commencent à investir les lieux et à installer leurs boîtes, leur partie de démonstration. Les magasins, Banesto en tête, suivi de Gamefield, et d’autres, ont de grandes tables aux quatre extrémités du hall sur lesquelles s’étendent des dizaines de boîte. M. Nakano, un fidèle visiteur d’Essen et un pionnier dans le commerce du jeu de société au Japon, a confié sur Twitter qu’il avait vendu pour plus d’1 million de yens de jeux. 1 millions de yens. Rien que ça, en à peine 9 heures. Ça en ferait rougir d’envie certains.

Viennent ensuite les espaces consacrés à Oink Games, toujours éclatant de bon goût et de talent esthétique. Chaque année, cette remarque semble plus vraie encore que l’année précédente. Cinq des jeux de Oink Games étaient présentés, dont la nouveauté, Kaitei Tansen. Sasaki m’a expliqué en off, peu après notre interview, que les ventes de deux jeux avaient dépassé toutes ses espérances : Dungeon of Mandom et Yabu no Naka. 5000 exemplaires pour le premier, et un peu plus de 3000 pour le second. Sachant qu’au Japon, les meilleures ventes végètent dans les 1500 à 2000 exemplaires, ces chiffres sont inattendus. Evidemment, ils ne sont pas comparables à ceux de jeux comme Catan ou Carcassonne, les deux plus fervents représentants de l’aventure jeu de société.

Cette année signalait aussi la fin de l’épopée Lost Legacy avec une boîte contenant 9 sets de 16 cartes, créés en collaboration entre Hayato Kisaragi et 8 auteurs dans le vent. Les sets étaient proposés dans une grande boîte noire… écrin très joli de loin et beaucoup moins impressionnant de près. Pas de doute que Kisaragi a joué sur la tendance à la collectionnite pour faire un dernier coup. Chez lui, l’adage « rien ne se crée, tout se transforme » prend tout son sens.

Aux côtés de ces stars du Game Market, on pouvait aussi retrouver les gentils auteurs de BakaFire Party, dont le Tragedy Looper a hanté la GenCon, avec OWACON IE et Ruinous. Je vous en reparlerai le moment venu. Il y avait aussi les habitués : Okazu Brand, Chaga Chaga Games, Merc007, Makoto Nakamura

10h pétantes !

Assez peu malin que je suis, j’attendais patiemment l’ouverture des portes, caméra au poing. Soudain, j’entends derrière moi Tak me dire : « l’entrée est de l’autre côté ! »… Ni une ni deux, je cours dans la direction opposée. Pile à l’heure, je me place en face du bureau de la Poste qui s’installe ici le temps d’une journée et commence à filmer la marée humaine, courante et transpirante, moins heureuse que nerveuse et à l’affût, un plan appris par cœur du salon dans la tête.

Une longue queue s’allonge déjà devant le stand des gars de One Night Werewolf, un autre genre d’opportunistes, qui réédite le même jeu depuis des années. Les auteurs savent très bien que les joueurs japonais sont des collectionneurs et ils ressortent donc leur jeu en leur appliquant diverses modifications : le papier a laissé place au plastique, le loup-garou à un zombie ou à un Frankenstein version 8bits, et j’en passe. La queue ne se réduira que quelques heures plus tard lorsqu’ils auront réussi leur hold up bi-annuel.

Les auteurs de Chaga Chaga Games sont eux aussi victimes du syndrome « queue qui n’en finit pas ». Et à raison ! Leurs jeux sont toujours amusants, originaux et joliment réalisés. Ces auteurs viennent d’un collectif de Fukui, une jolie région un peu excentrée par rapport aux grandes villes que sont Tokyo et Osaka. Ils n’hésitent cependant jamais à se déplacer et à animer leur stand avec une énergie qui fait plaisir à voir.

Deux des auteurs de Chaga Chaga Games, l'un des stands les plus attendus du salon : Stamp Graffiti, Money King, Catalogue... autant de petits jeux que les Japonais adorent. Cette fois-ci, ils ont pu répondre aux centaines de joueurs qui ont fait la queue devant leur stand.

Deux des auteurs de Chaga Chaga Games, l’un des stands les plus attendus du salon : Stamp Graffiti, Money King, Catalogue… autant de petits jeux que les Japonais adorent. Cette fois-ci, ils ont pu répondre aux centaines de joueurs qui ont fait la queue devant leur stand.

 

Alors qu’aux quatre coins du salon des queues s’étirent, rendant la circulation dans les allées très difficiles, je remarque quelque chose qui m’étonne : il y a très peu de jeux à base de petites culottes. J’ai beau faire le tour du salon deux fois, trois fois, si ce n’est un ou deux jeux déjà présents en mai, rien. Pas d’adolescentes pré-pubères à la libido exacerbée, pas de petites filles en maillots de bain… Malgré tout, la population ne change guère de d’habitude. Les familles semblent un peu plus nombreuses, tout comme les femmes, mais rien d’exceptionnel quand on compare avec les salons français.

Du neuf et du moins neuf

Cette édition du Game Market est à n’en pas douter, l’une des plus folles que j’ai connues. La fréquentation du salon a très certainement encore augmenté. Les chiffres officiels annoncent une augmentation de 500 à 1000 visiteurs par rapport à celui de mai. Le hall, plus grand que la dernière fois, n’en était pas moins impraticable. Il m’a été très difficile d’aller chercher les jeux que j’avais réservés, d’une part parce qu’il était vraiment difficile de circuler parmi les allées du salon, et d’autre part parce que la visibilité était telle que trouver les stands devenaient a pain in the arse. Jamais je n’ai mis autant de temps à remplir mes grands sacs éco des supermarchés français où je fais chaque année mes réserves.

C’est aussi la première fois que je suis contraint d’envoyer les jeux par la poste, tout simplement parce que je n’aurais pas pu tout ramener jusqu’à Nagoya. Trop de jeux, trop de poids, et pas assez de bras. Et pourtant, j’en ai deux !

270 nouveaux jeux étaient présentés et bien sûr, il y avait du bon et du moins bon, voire du lamentable mais l’impression de voir apparaître un phénomène de création en ébullition ne m’a jamais paru aussi évidente. Les auteurs semblaient avoir fait fabriquer plus d’exemplaires aussi, laissant une chance aux retardataires et aux procrastinateurs de province de se procurer les jeux qui feront parler d’eux dans les mois à venir, ou à Essen prochain.

A ces nouveautés tant attendues des joueurs fous s’ajoutaient les éternelles rééditions. Seiji Kanai s’est une fois de plus fendu d’une nouvelle version de Love Letter, après avoir fait rééditer R, sous le nom de R Rivals, et Cheaty Mages, sous le nom de Magi-Arena. A quand un nouveau jeu ? J’ai posé la question mais n’ai pas eu de réponse. Aurait-il le syndrome de la boîte vide, comme un écrivain aurait celui de la page blanche ? Hisashi Hayashi présentait Rolling Japan, plusieurs semaines après la sortie du jeu à Essen. Ce type de sortie, avec une priorité accordée au marché occidental, gêne les Japonais. Mais ils ont aussi la particularité de pardonner très vite.

Seiji Kanai s'est fendu d'une nouvelle version de Love Letter, prenant exemple sur les jusqu’au-boutistes d'AEG.

Seiji Kanai s’est fendu d’une nouvelle version de Love Letter, prenant exemple sur les jusqu’au-boutistes d’AEG.

 

Ce qui m’a étonné, une fois de plus, c’est de voir que les auteurs dans le vent ne sont pas tombés en rupture. Avait-il produit plus d’exemplaires ? Ou vendent-ils moins ? C’est une question que j’ai essayé de poser mais sans réponse, là encore. J’ai malgré tout appris que Isaribi ne serait plus réédité au Japon, tout comme Trains avant lui, ou Shadow Hunters. Les Japonais vont envore une fois devoir se débrouiller pour se procurer des jeux japonais à succès en dehors des frontières japonaises. Étonnant phénomène que celui-là.

Une dernière petite chose… J’avais parlé il y a de cela quelques années déjà du défi des jeux à 500 yens que le Game Market avait organisé. Il en était sorti le très bon Sail to India, de Hisashi Hayashi, désormais édité par AEG et Iello. Cette fois-ci, un nouveau défi a été lancé aux auteurs. Il s’agissait pour eux de proposer des jeux sur carte postale. Oui, vous avez bien lu. D’après un blogueur japonais, qui présente de nombreux jeux sur Youtube, entre 50 et 60 jeux seraient sortis. Certains étaient distribués gratuitement à ceux qui les demandaient, d’autres étaient donnés avec l’achat d’un jeu… On y retrouve de très bonnes idées. Le loup-garou à un doigt, qui se joue jusqu’à 10 joueurs fait partie de ces bonnes idées, même si il y a quelques lignes, je vous ai dit que je n’en pouvais plus de voir des jeux de loup-garou. Ce genre d’entreprise un peu dingue fait du salon un événement unique en son genre. Et le plus amusant, c’est que presque tout le monde y participe ! Il y a une vraie volonté de faire plaisir aux joueurs dans ce type de démarche.

Bilan en quelques mots

Ce Game Market, comme je l’ai écrit dans mon titre, était celui de la folie. La folie créatrice, avec 270 nouveaux jeux, la folie du nombre de visiteurs, qui ne cesse d’augmenter et la folie de consommation, qui pousse à des extrêmes les habitudes des frénétiques d’Essen, en Europe.

Ce Game Market était aussi sans doute le plus épuisant, pour moi. Non, ce n’est pas parce que je vieillis (qui a dit ça ?), mais parce que même si le hall ne cesse de s’agrandir, il n’en demeure pas moins difficile de respirer dans ce lieu étouffant.

C’est aussi la première fois que je couvre les deux événements que sont le pré Game Market et le Game Market, pas seulement à coups d’appareil-photo mais aussi de caméra. Les interviews ont été compliquées à réaliser, tout simplement parce que je ne suis pas un expert de ce type de couverture médiatique. Toujours est-il que j’ai vécu cela comme une excellente expérience qui a redynamisé mon envie de participer au salon.

 

Le bilan est aussi une suite de nombres, que je détaillerai pas, pour le fun : 270, 7500, 34 ou plus, j’ai oublié, 105000, 17… pour commencer, ce n’est pas mal. Qui sait, peut-être qu’un jour, je serai moi aussi forcé de divulguer mes secrets et de jouer de transparence avec vous.

Je tenais avant de conclure cet article à remercier certaines personnes, rencontrées ici et là : Thomas et Colombine, en espérant que la fin de votre voyage a été réussi, Pierre et Akane, soutiens continus de mes périples tokyoïtes, Manu, qui se reconnaîtra, Tak, sans qui tout ceci serait beaucoup plus compliqué, Jun Sasaki, qui m’a autorisé à le filmer, malgré sa grande timidité, Mandy, pour sa bonne humeur et les auteurs et joueurs japonais, accueillants et suffisamment sympathiques pour se souvenir de moi et ne plus fuir en me voyant arriver, de peur que je ne parle pas japonais 🙂

Merci aussi évidemment à Ludovox, pour leur soutien !

Izobretenik

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10 Commentaires

  1. Amiral 24/11/2014
    Répondre

    Waouh, bel article et bien complet, bravo.

    Ce que je retiens finalement, c’est que le jeu n’a plus de frontières !

  2. Izobretenik 24/11/2014
    Répondre

    Oui, même si je pense que le marché japonais reste encore trop éloigné des familles, on peut désormais voir sur les boîtes de plus en plus de noms d’auteurs japonais et ce, grâce à quelques éditeurs qui ont eu le courage de leur donner leur chance.

    Merci pour ton commentaire.

     

  3. Shanouillette 24/11/2014
    Répondre

    Oui très beau reportage ! Merci beaucoup @Izobretenik

  4. lkz 24/11/2014
    Répondre

    C’est toujours un plaisir de suivre l’actualité ludique japonaise. D’autant plus lorsque l’article est complet et très agréable à lire. Par contre, à la description du salon, il me semble difficile pour un gaijin de s’y retrouver si l’envie lui prenait d’aller y faire un tour.

    PS: pour avoir eu l’occasion d’être allé au Yellow submarine à Akihabara (afin de mettre la main sur l’excellent Kobayakawa), ça devait être bien rempli avec 70 personnes à l’intérieur 😉

     

  5. madtranslator 24/11/2014
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    Quel boulot ! O_O bravo très bel article, on verra si TMG apportera des changements à Design Town !! 😉 Je rajouterai que j’ai eu la chance d’avoir un des ces jeux cartes postales dont tu parles, Hisashi Hayashi m’en a gentiment fait parvenir une. Je voulais aussi dire qu’il se lançait dans la création de jeux de société à plein temps ! J’espère que cela marchera pour lui. Merci pour les remerciements aussi 🙂 J’ai hâte de lire la suite…

    • Izobretenik 26/11/2014
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      Ouais, je suis un peu dur avec les gars de TMG. C’était plus pour le style 🙂 Design Town, je n’ai pas du tout accroché mais je peux imaginer que pas mal de joueurs seront intéressés.

  6. MeepleGaut 24/11/2014
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    D’habitude, quand un article dépasse les 4 ou 5 paragraphes, je décroche…

    Mais là, je dis Monsieur, parce que ton article m’a tenu en haleine jusqu’au bout.

    Merci pour cette belle virée à l’exécrable Game Market… Je demanderai le ressenti des Thomas et Colombine dont tu parles, car je suis quasi-persuadé de les connaitre.

  7. Izobretenik 26/11/2014
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    Merci à tous pour vos commentaires 🙂 Et surtout à Meeplegaut qui vient de se démasquer pour me faire plaisir !

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