Kanagawa, à l’école d’Hokusai
神奈川沖浪裏
Lorsque j’ai entendu parler de Kanagawa, ce très beau jeu de Charles Chevallier et Bruno Cathala, la première fois, je me suis demandé pourquoi un lien était fait entre le maître Hokusai et cette préfecture proche de Tokyo…
La plus grande ville de cette préfecture est Yokohama, et ce nom qui résonne dans l’histoire japonaise comme le carrefour miraculeux d’avec le monde extérieur alors que le shogunat de Tokugawa imposait encore une fermeture quasi totale de l’archipel, m’évoque immédiatement le très récent jeu de Hisashi Hayashi.
Intrigué, et questionné plusieurs fois, notamment par des amis japonais, j’ai décidé de creuser un peu l’histoire d’Hokusai afin de pouvoir leur répondre avec moult détails.
Chacun connaît l’estampe la plus célèbre de ce grand maître de l’Ukiyoe : la Grande Vague, dont le titre japonais évoque plus clairement la fin toute proche des pêcheurs qui se sont perdus en mer au plus mauvais moment. La Grande Vague, pour moi qui vis au Japon depuis plus d’une décennie maintenant, a une puissance symbolique qui dépasse les époques et transcende l’art d’Hokusai.
C’est l’évocation cruelle, froide mais inévitable des catastrophes naturelles qui tourmentent l’archipel depuis si longtemps, l’image d’une nature encore invincible qui n’en fait qu’à sa tête, faisant craquer ou trembler la terre sous les pieds des habitants, les recouvrant d’eau jusqu’à en faire disparaître toute trace d’existence. Vivre au Japon, et nous en sommes tous conscients bien que nous essayions de ne pas y penser, c’est aussi accepter d’être certain qu’un jour, il faudra traverser la vie de façon tellement mouvementée que nous la perdrons peut-être.
Regardez donc ces pêcheurs bientôt ensevelis. Courbant l’échine devant la vague qui s’apprête à les avaler.
L’écume semble se transformer en une multitude de doigts crochus, de griffes prêtes à les déchirer, et le mont Fuji, statique et répondant avec humilité et impuissance à la vague au premier plan, n’a même pas droit à un regard.
Et pourtant, malgré cette impression de relation étroite entre la faiblesse de l’homme, ici des pêcheurs japonais sur leurs embarcations aussi longues que fragiles, et la puissance considérable de la nature, Hokusai était très influencé par l’art hollandais. La ligne d’horizon, le caractère profane de ses estampes, la représentation osée des pêcheurs, une classe sociale qui n’intéressait guère les Japonais de l’époque, l’emploi du bleu de Prusse… tout concorde à en faire une oeuvre tout aussi occidentale que japonaise. Et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles l’Ukiyoe résonne si profondément dans nos regards.
De 神奈川…
La Grande Vague est non seulement la plus célèbre mais aussi la première estampe de la série des 36 Vues du Mont Fuji. J’ai découvert en retournant les voir que celle-ci avait dans son titre japonais le mot 神奈川, à savoir Kanagawa, dans sa traduction française. Le lien entre Hokusai, l’Ukiyoe et le jeu proposé par les deux auteurs est soudainement devenu beaucoup plus clair.
Ce Japon fait de 和紙 de Washi, le papier japonais utilisé à l’époque pour l’impression des estampes (il y a encore aujourd’hui de nombreux artisans de Washi), de mers violentes et du Mont Fuji, est tellement évocateur que le choix du titre amène aux joueurs une multitude de références immersives. Difficile de faire plus efficace pour donner au jeu un thème fort et engageant.
…à Kanagawa
Ce jeu a été imaginé et développé par Charles Chevallier et Bruno Cathala, deux auteurs qui ont déjà prouvé que leur collaboration amenait de très bons jeux. Vous savez sans doute qu’Abyss compte parmi les jeux que je préfère et j’attendais avec une folle impatience de les revoir travailler ensemble.
Kanagawa est un jeu que je qualifierais de familial, dans la mesure où nous y jouons avec des catégories et des âges de joueurs très différents les uns des autres. La majorité des parties que nous avons faites impliquaient mon épouse et ma fille mais nous y avons aussi joué plusieurs fois avec des amis peu habitués à jouer ainsi qu’avec des joueurs thinky, anglicisme dédicacé à tous ceux qui détestent la surreprésentation des mots anglais dans les chroniques de jeux de société. 😉
L’âge référencé sur la boîte du jeu est 10 ans et plus… mais ma fille, du haut de ses 8 ans et jouant régulièrement aux jeux de société [NDLR : Vous pouvez apprécier la verve et la bouille de la petite Lana dans les vidéos Lana et son papa], n’a eu aucun mal à saisir les mécaniques du jeu, subtiles mais aussi très simples à cerner.
北斎!(Hokusai !)
Les joueurs y incarnent de jeunes disciples d’une école de peinture qui souhaitent approfondir la maîtrise de leur art afin de s’approcher du talent de leur maître Hokusai. Au cours de leur séjour dans cet atelier aux mille paysages, ils auront la possibilité d’améliorer leurs techniques ainsi que leur atelier afin de composer l’estampe qui deviendra l’oeuvre de leur vie.
Kanagawa est un jeu de draft mêlé de stop-ou-encore et saupoudré de set collection. Au début de chaque tour, le joueur actif posera des cartes face visible ou cachée (bien que la nature de la carte soit malgré tout représentée afin de réduire la part de hasard) sur le plateau Ecole. Une fois qu’une ligne est remplie, les joueurs décideront de prendre la carte proposée dans l’une des colonnes ou de passer.
Lorqu’un joueur passe, il indique qu’il souhaite prendre le risque d’attendre un tour de plus pour récupérer plus de cartes. Ce choix génère évidemment du risque puisqu’une carte fort convoitée peut vite disparaître et forcer le joueur à devoir composer avec des cartes qui s’intégreront moins bien à son estampe. La position dans le tour est aussi très importante, un joueur se trouvant en dernière position devant soit accepter de prendre beaucoup plus de risques afin de prendre plus de cartes, soit faire montre d’humilité et ne pas trop s’attarder sur la qualité potentielle des combinaisons à venir.
Ces moments de stop-ou-encore font une partie du sel de Kanagawa et la prise de risque n’est pas toujours payante, loin s’en faut. Comment cependant résister à l’envie d’être gourmand et de montrer à quel point notre art est maîtrisé… Thématiquement, cette mécanique intègre bien cette idée très occidentale, vous diront les Japonais, de vouloir mieux faire que les autres.
Cet élément dramatique de la mécanique du jeu m’évoque d’ailleurs une expression japonaise que l’on entend régulièrement :
出る杭は打たれる
Deru Kui Wa Utareru (Le clou qui dépasse se fait marteler)
Une fois les cartes récupérées de l’école, le joueur aura deux possibilités pour les poser devant lui : soit en les intégrant à son estampe, soit en les utilisant de manière à améliorer ses compétences en matière de peinture. Cette double utilisation des cartes apporte aussi beaucoup de matière au jeu et lui donne une belle flexibilité. Il sera parfois impossible pour un joueur de développer son estampe et ce dernier devra se satisfaire d’options utiles mais aussi parfois redondantes, ou peu enclines à l’aider dans son entreprise, renforçant ainsi encore l’intérêt de la récupération des cartes au bon moment.
Usant de ses pions Pinceau et des compétences Paysages qu’offrent son atelier et sa maîtrise de l’art de l’estampe, le joueur pourra aussi agrandir son oeuvre, en essayant d’y intégrer avec le meilleur équilibre possible (ou pas !) des évocations saisonnières cohérentes, ou bien des représentations figuratives : personnages, animaux, bâtiments et arbres.
L’équilibre et la capacité d’un artiste à se diversifier de façon pertinente lui permettra d’acquérir plus de diplômes, des tuiles qui accorderont des points de victoire en fin de partie, accompagnées parfois d’effets bonus très utiles pendant la partie ou à la fin.
Rien n’empêchera un joueur de se concentrer sur quelques-unes de ses compétences pour optimiser son score en prenant moins de tuiles mais avec plus de points de victoire. Ces tuiles rappellent immédiatement celles que l’on trouvait déjà avec intérêt et envie mais aussi parfois un peu d’amertume ou de regret dans Augustus (au passage, un jeu auquel nous avons joué plus d’une cinquantaine de fois ! Merci Lana !). Savoir prendre la tuile Diplôme au bon moment fait aussi partie des petits tord-cerveau dont le jeu se pare.
Dès qu’un joueur a au moins 11 cartes composant son estampe ou que la pioche est vide, la fin de partie est déclenchée… On finit le tour et on calcule les scores. Être capable de se diversifier suffisamment pour récupérer plusieurs diplômes, se débrouiller pour donner une cohérence saisonnière forte à son estampe seront deux des clefs de la victoire. Mais encore faudra-t-il être capable de prendre les bonnes cartes au bon moment, sans être trop téméraire ou trop peureux.
天がわしをもう五年間だけ生かしておいてくれたら、私は真の画家になれただろうに
Si le ciel voulait bien me donner encore 5 ans à vivre, je pense que je pourrais devenir un véritable artiste.
Cette citation du maître Hokusai lui-même me semble se prêter tout particulièrement à l’expérience de jeu. Elle répond finalement à la façon dont les joueurs peuvent créer une rejouabilité lyrique au-delà de celle mécanique. Essayer toujours de réaliser la plus belle estampe, revenir à son ouvrage en espérant enfin accomplir « l’oeuvre d’une vie », ou celle de la partie idéale dans notre cas. Qu’on me donne un tour de plus !
神奈川と言えば~
Kanagawa est un jeu aisé à expliquer et très agréable à jouer. Il y a quelques moments crispants où l’on est nerveux à l’idée de se faire voler cette carte que l’on convoite si violemment, ou ce diplôme qui nous échappe à cause de notre position dans le tour ou de notre gourmandise exagérée, mais c’est aussi ce qui donne au jeu une forte interaction. Ne pas aller voir ce qui se passe dans les autres ateliers vous mènera probablement à la défaite, à moins que les autres joueurs ne fassent de même. Mais il est préférable de ne pas y compter !
À 3 ou 4 joueurs, le jeu prend tout son sens et je conseillerai cette configuration mais nos parties à 2 joueurs nous ont aussi paru très plaisantes. Le hasard est certainement plus présent mais les parties sont courtes et cela ne l’empêche pas de donner un plaisir équivalent lorsque l’estampe commence à s’étendre sur la table.
Le travail graphique de Jade Mosch sublime les qualités mécaniques du jeu en lui conférant une ambiance unique et très évocatrice. Ses illustrations sont d’une beauté éblouissante et Hokusai lui aurait sans doute donné une petite tape fière sur l’épaule. Il est aussi à souligner l’intégration du langage mécanique très réussie dans l’expression visuelle du thème.
Ses illustrations représentent des personnages qui invitent à un voyage imaginaire au Japon, des animaux allant du papillon à la grenouille, fragments de nature que l’on retrouve souvent dans les dictionnaires de haïku, des bâtiments typiques, ou encore des arbres biscornus comme savent si bien les travailler les paysagistes japonais.
Le travail éditorial réalisé par l’équipe de Iello est à souligner. L’investissement qui a été fait dans le matériel démultiplie l’intérêt d’un jeu déjà mécaniquement très réussi.
Le seul petit détail négatif sur lequel je m’attarderai est le plateau Ecole qui, bien qu’il s’agisse d’une très bonne idée, me paraît d’une qualité moyenne. Non que j’aurais préféré un plateau plus traditionnel tant il est vrai que cela aurait réduit l’immersion mais j’attendais une meilleure qualité. Evidemment ça paraît toujours plus facile quand on vit au Japon. Ce plateau est un choix osé et original et il me semble nécessaire de souligner ce point. Nous l’avons remplacé par un tapis à rouler les sushis de bonne qualité afin de garder cette immersion.
J’adore les jeux qui proposent du stop-ou-encore (Diamant est l’un de mes jeux de chevet) en accompagnement d’autres mécaniques plus approfondies et Kanagawa, en offrant un univers graphique cohérent et thématiquement très marqué en plus de cet attrait mécanique indéniable, demeure pour moi l’une des belles réussites de 2016.
Un jeu de Bruno Cathala, Charles Chevallier
Illustré par Elk
Edité par iello
Distribué par iello
Pays d’origine : France
Langue et traductions : Anglais, Français
Date de sortie : 10-2016
De 2 à 6 joueurs
A partir de 10 ans
Durée moyenne d’une partie : 40 minutes
Crédits photo article : Henk Rolleman & Ashlee Cramb
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atom 04/02/2017
Article bien sympathique. Qui mieux que toi pour parler d’un jeu sur le Japon (Enfin sur les œuvres d’art japonaise). J’ai beaucoup apprécié la parenthèse historique, les risques de l’existence au Japon. on retrouve aussi cet aspect dans les mangas ou les animés, toute leur culture en est imprégnée.
Je n’ai pas encore joué au jeu j’ai un ami qui l’a, je l’essayerais, je n’avais pas compris que le jeu avait un petit coté stop ou encore ça pourrait bien me plaire.
Wraith75 05/02/2017
Merci pour ce très bel article, en plus ça m’a rappelé mes études d’histoire de l’art.
fouilloux 06/02/2017
Décidément Izo, c’est toujours un plaisir de te lire!
TheGoodTheBadAndTheMeeple 06/02/2017
Joli article 🙂
C’est le stacking des cartes un peu mal pensé qui serait mon seul grief pour cet excellent. petit jeu dont j’attendais beaucoup moins que cet agréablement moment qu’il propose !
eolean 06/02/2017
Un des plus beaux articles que j’ai pu voir sur le vox. Le jeu ne semble pas fait pour moi mais c’était un plaisir de te lire, merci !
Max Riock 08/02/2017
Merci Izobretenik, c’est toujours super intéressant quand on mélange culture et jeux de société.
Est-ce que ce jeu peut être proposé à des non-joueurs ?
fouilloux 08/02/2017
Ah mon avis oui.
Umberling 08/02/2017
Oui ! C’est au final assez simple, malgré les apparences.
yannibus 08/02/2017
Yop, merci Izo.
Concernant le jeu à 2 joueurs, je dirai que c’est un peu la même chose que pour Chateau de Bourgogne à 2, tu sais que potentiellement, tous les batiment/perso… ne sortiront pas et tu dois intégrer ce risque dans ta stratégie.
J’ai fait une vingtaine de parties à 2 et les écarts de score avec mon adversaire principale sont de l’ordre du point (avoir l’assistant/maître au dernier tour est quasiment toujours déterminant).
++