Cross(média) et Trans(média) sont sur un plateau
Prenez un univers, faîtes-en un livre, un film, un jeu vidéo, et pourquoi pas un jeu de société. Si la communauté fidèle à cet univers est assez importante, vous pouvez être sûr de la réussite commerciale de votre projet. Il n’y a qu’à regarder le succès de tout ce qui touche à la Terre du Milieu pour s’en convaincre.
Ce phénomène a un nom. Ou plutôt, deux noms. Appelez-le cross média si les différents médias proposent la même « histoire », et transmédia si chaque média propose une « histoire » différente au sein d’un même univers (qui est alors enrichi).
Le cross média / transmédia touche aussi le jeu de société
Aucun domaine culturel n’est à l’abri de ce phénomène, que certains jugent uniquement marketing (parfois à raison), et que d’autres s’empressent de saluer. Le monde ludique est également concerné. La preuve en quelques points :
- Sur Ludovox, vous pouvez parcourir la rubrique « Écrans » où vous trouverez plein d’infos sur les portages de jeux de société en jeu vidéo, essentiellement sur tablette. Ces portages n’apportent généralement rien de nouveau dans les mécanismes ou l’ambiance du jeu, juste la possibilité de jouer contre une intelligence artificielle. On adhère, ou pas.
- Le processus inverse existe également : le cross média dans le domaine du jeu de société, c’est aussi l’adaptation de jeu vidéo en jeu de plateau. En vrac, on peut penser à la licence Assassin’s creed, à la licence Mass Effect, ou pour remonter un peu le temps, au célèbre Pac-Man !
- Vous pouvez également trouver des films (d’animation ou non), des séries, qui ont donné naissance, après leur diffusion, à des produits dérivés, dont des jeux de société. Pour prendre un exemple d’actualité, on peut penser au film Minuscule – La vallée des fourmis perdues de Thomas Szabo et Hélène Giraud (nominé des César 2015 pour le meilleur film d’animation) qui a donné naissance au jeu éponyme de Juhwa Lee. On peut encore citer le jeu de société tiré de la série X-Files de Chris Carter, dont Ludovox nous parlait lors de la GenCon (ici).
- Par contre, l’inverse (jeu de société qui donne naissance à un film) est beaucoup plus anecdotique, et, avouons-le, souvent ridicule. Petit florilège :
On pourrait aussi évoquer l’adaptation du Monopoly, que nous attendons tous avec une impatience enfantine, et dont Shanouillette nous parlait dans le forum.
Ou encore, évoquer la prochaine superproduction de chez Libellud 😉 :
( … zut, c’est juste une affiche promotionnelle … )
Le cross/transmédia touche donc le jeu de société / jeu vidéo, jeu de société / cinéma… Une autre typologie reste à aborder, celle sur laquelle je voudrais que nous nous attardions un peu. Dans un précédent article [NDLR : Libellud se la (ra)conte], j’évoquais la possibilité, pour les éditeurs de jeux de société, de se lancer dans la novélisation.
Novélisation, késako ?
La novélisation est un anglicisme, formé à partir de « novel » = roman. Il s’agit donc de la transformation d’un produit culturel (film, jeu vidéo, jeu de société…) en une histoire romanesque (par extension, on considère aussi que la novélisation peut prendre la forme de nouvelles, bandes dessinées, etc…). Le processus, très utilisé dans le milieu du cinéma, a également conquis le monde du jeu vidéo.
On sait tous qu’il existe des passerelles entre certains jeux et certains livres. Outre l’univers créé par Tolkien évoqué au début de l’article, pensons à Sherlock Holmes Detective Conseil qui fait échos à l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle, à Corto tiré de la bande dessinée éponyme (de Hugo Pratt), ou encore au récent Witness qui s’inscrit dans l’univers de Blake et Mortimer (créé par Edgar P. Jacobs).
Ces jeux sont donc dotés d’un background ayant déjà une place dans l’imaginaire collectif, ce qui permet une immersion un peu spéciale. D’autres jeux vont encore plus loin dans l’immersion littéraire, et notamment certains jeux narratifs. Ceux-ci nous proposent en effet, via des mécanismes de role-play et de narration, de vivre une épopée au sein d’un univers légendaire. Shanouillette nous parlait, par exemple, de la traduction française de Tales of the Arabian nights (ici), jeu narratif qui s’inscrit dans l’univers des mille et une nuits.
Mais, dans ces exemples, ce sont les œuvres littéraires qui préexistent au jeu. Il ne s’agit donc pas de novélisation, puisque ce processus définit une création littéraire postérieure à la création de l’œuvre originale. Pour qu’il y ait novélisation, il faut que le jeu de société soit créé avant que le livre ne soit écrit.
La novélisation existe-t-elle déjà dans le monde du jeu de société, ou est-elle à naître ?
Arrêtez un moment la lecture de cet article, et posez-vous sérieusement la question. Connaissez-vous des livres, que ce soit des romans, des bandes dessinées ou des albums jeunesse, qui soient issus d’un univers qui a d’abord été exploité dans le jeu de société ?
Des idées ?
Avant d’apporter une réponse à cette question troublante, une autre question se pose : quel intérêt ? La novélisation, [qui dans le monde ludique s’imagine très bien en tant que transmédia, mais très mal en tant que cross média], pourrait permettre de développer le background narratif de certains jeux. Quelques jeux, comme Mice and Mystics, reposent sur une trame narrative très forte, d’autres en développent une beaucoup plus discrète comme Ghost Stories, d’autres encore sont purement mécaniques ; l’intérêt de la novélisation décroît donc en même temps que cette énumération. Avec la novélisation, c’est donc la question de l’immersion du joueur qui est posée, et des moyens qui peuvent permettre de la rendre encore plus intense.
Revenons à notre problème premier : la novélisation existe-t-elle dans le monde ludique ?
Dans le monde vidéoludique, elle est très développée (Mass Effect, Halo, Assassin’s Creed… j’en passe et des meilleurs). Mais, dans le monde du jeu de société ?
Avant la rédaction de cet article, je ne connaissais que deux exemples de diverses ampleurs. Le premier, et de loin le plus gros projet de novélisation : Magic : the Gathering. Le jeu de cartes à collectionner de Richard Garfield, depuis plus de vingt ans, fédère une très large communauté de joueurs à travers le monde. Une large communauté de joueurs, c’est également, pour le service marketing de Wizard of the Coast, une large communauté d’acheteurs potentiels. Certains romans ont été traduits en français, mais beaucoup n’ont été distribués qu’aux États-Unis. En français, vous pouvez par exemple trouver la trilogie publiée à l’occasion de la parution de l’extension « Spirale temporelle » (2006), publiée en France par la Bibliothèque Interdite :
Pour l’anecdote, la Bibliothèque Interdite éditait (au passé, oui, l’éditeur n’existe plus) également en France les romans tirés du jeu de figurines Warhammer.
Ces trois romans semblent être les derniers à avoir été publiés sous cette licence ; soit le retour sur investissement n’était pas assez grand pour convaincre Wiazrds of the Coast de poursuivre l’aventure, soit les joueurs de Magic ne se sont pas révélés intéressés par le développement de l’univers en dehors du jeu et de ses rouages. Ceci dit, on ne peut pas non plus parler d’échec commercial, dans la mesure où aux États-Unis, ce ne sont pas moins de cinquante (!) romans qui ont été publiés. Pour info, la liste complète est ici.
Mon second exemple est beaucoup plus léger, étant donné qu’il s’agit de quatre planches de bande dessinée, en provenance du royaume d’Andor ! Ces quelques planches introduisent la dernière légende additionnelle officielle pour le jeu de base : « le combat de Cavern » (que vous pouvez télécharger ici). Cette courte bande dessinée et la légende additionnelle ont pour objectif d’expliquer l’absence du nain de l’extension Andor : Voyages vers le Nord :
Ces planches sont signées (scénario et illustrations) Michael Menzel, auteur du jeu.
Pour vous, LudoVoxiennes, LudoVoxiens, j’ai donc entamé des recherches, afin de trouver d’autres exemples, peut-être plus convaincants, peut-être plus exubérants… En fait, assez rapidement, j’ai trouvé un autre exemple, peut-être un peu navrant. Ceci :
Le Cluedo, et le livre dont vous êtes le héros, revisités par Hachette !
En 2014, c’est l’éditeur Jungle ! qui reprend la licence pour éditer une BD dont vous êtes le héros, à la sauce Cluedo.
Bon, d’accord, j’ai triché : il ne s’agit donc pas vraiment de novélisation, puisque ce sont des histoires à construire qui sont proposées, et non des histoires figées supposées donner des clés supplémentaires pour la compréhension de l’univers (bon, ok, approfondir la connaissance de l’univers du Cluedo ne fait rêver personne…).
Néanmoins, soulignons que ces livres sont destinés à de jeunes enfants (la collection bibliothèque verte traverse les âges !), et centrés sur un jeu qui fait la tête de gondole du rayon jeu des grandes surfaces à Noël. Soit, un public peu exigeant, nombreux, et qui connaît très bien ce jeu (parfois, c’est le seul que les enfants connaissent avec le Monopoly).
Ici, utiliser la licence « Cluedo » est donc un argument marketing, bien plus qu’une volonté de participer à l’extension d’un univers ludique (idem pour le film évoqué plus haut).
J’ai donc continué mes recherches. Laborieusement, tapant tous les mots clés imaginables dans mon moteur de recherche préféré…
Sans succès.
Mais, mon imagination a ses limites. Peut-être en connaissez-vous d’autres ?
Alors que la novélisation touche les autres secteurs culturels, elle n’a pas trouvé sa place dans le monde ludique. Pourquoi ?
Plusieurs raisons peuvent expliquer ce désintérêt du monde ludique pour la novélisation :
- Tous les jeux ne se prêtent pas à la novélisation. Il faut que l’univers de départ soit assez riche pour qu’il y ait un quelconque intérêt à développer l’univers de manière romanesque. Écrire un roman se basant sur Myrmes, par exemple, n’aurait pas d’intérêt puisque ce jeu est avant tout mécanique et ne développe pas d’univers spécifique… (quoique, les « aventures sur mesure » Cluedo prêchent le contraire…). Par contre, je serais curieuse de voir l’univers de Xidit développé de cette manière.
- Le public cible. Les joueurs lisent-ils ? Je me pose sincèrement la question. Pour le savoir, il faudrait par exemple que le Ministère de la Culture et de la Communication intègre la question à son enquête sur les pratiques culturelles des français (pour les curieux, c’est ici). Si la cible des joueurs-lecteurs n’est pas assez viable, peut-on espérer que les univers novélisés parviennent à atteindre des consommateurs non-joueurs ?
- Novéliser, ça demande certaines compétences. On ne s’improvise pas écrivain ! Ou, du moins, ça demande des compétences quand on veut faire dans le qualitatif. Qui dit compétences, dit temps, dit investissement. (Quid du retour sur investissement ?)
- Éditer des livres et des jeux, ce n’est pas le même métier.
Et si la dernière raison, « éditer des livres et des jeux, ce n’est pas le même métier », n’en était pas une ?
Pas le même métier, certes. Mais, en France, nous avons des éditeurs qui éditent à la fois des jeux de société, des jeux de rôle et des romans comme Matagot, Black Book (davantage spécialisé dans le jeu de rôle). Conjuguer ces deux domaines d’édition est donc possible !
D’autant plus que la novélisation (romans, bandes dessinées, nouvelles, etc…) apparaît comme la seule perspective crédible pouvant servir le développement d’un univers ludique; on imagine très mal un éditeur de jeu de société (je parle des vrais éditeurs, pas des Hasbro & co) pouvoir consacré le budget nécessaire pour faire du cross / transmédia via images animées.
Développer l’activité vers l’édition littéraire, et en faire un tremplin pour la novélisation des jeux, est donc clairement un pari stratégique que les éditeurs envisageront peut-être un jour. Pour le moment, nous restons sur notre faim.
fouilloux 09/02/2015
Article très intéressant!
Le sujet m’interpelle beaucoup, car je suis assez fan des jeux dans lesquels l’immersion dans un univers est omniprésente. J’aime aussi que le jeu me raconte une histoire (ça ne se devine pas en lisant mon dernier article hein ?) Et effectivement des jeux comme lord of Xidit donnent envie de se plonger dans un univers plus vaste que le jeu. Je crois qu’Ankama est un peu le spécialiste dans ce domaine.
Pour l’anecdote, j’ai depuis quelques temps un jeu en tête que j’aimerais créer, et je me dit que pour que le jeu me plaise, il faudrait qu’il s’intègre dans un univers déjà existant. Dans l’idéal, il faudrait que le jeu sorte en même temps qu’un livre se passant dans le même univers.
D’ailleurs, il me semble qu’un éditeur avait tenté de faire ça: en plus du jeu, on trouvait un livre contenant une nouvelle dans l’univers du jeu. J’ai oublié son nom, mais les deux jeux sortis parlaient soit de fantômes, soit d’enquêtes policières.
Shanouillette 09/02/2015
Phantom de chez Ludonaute sur lequel nous reviendrons prochainement oui ! et crimbox en effet.
Umberling 09/02/2015
Donjons & Dragons a connu de calamiteuses novélisations. Star Wars s’impose également dans le transmédia comme un ténor, avec des réinterprétations plus ou moins réussies. Tu cites Warhammer, qui est un bon exemple, mais il y a aussi Vampire : la Mascarade et Vampire : le Requiem, qui pourraient trouver leur place là-dedans. Sur une question de public, en effet, les rôlistes sont peut-être plus férus de lecture.
Par contre, pour moi, l’édition de livres et de jeux n’a rien à voir : l’editing d’un livre (le retravail et la correction) ne requiert pas du tout les mêmes compétences. En revanche, le processus de sélection est assez similaire, avec une ligne éditoriale, et le circuit de vente aussi, bien que le livre soit plus ordonné, car le médium a déjà un public et un fonctionnement établi, alors que le jeu n’est que jeune en comparaison.
El Cam 16/02/2015
Tu cites essentiellement des licences de jeu de rôle, qui sont par essence supposées supporter une histoire (ou plusieurs histoires, c’est tout l’intérêt d’un cadre de jdr, et du coup c’est très pratique pour en faire une série de romans). La qualité de ce qui en sort dépend des auteurs qui travaillent dessus, mais dans l’idée ça colle.
Les jeux qui cherchent à développer un contenu qui vaut la peine d’être novelisé passent en général auparavant par la case jdr (qui parfois précède le jeu) avant d’envisager la fiction linéaire (mice & mystic, warhammer ou claustrophobia). On a donc le cas inverse : une licence narrative qui se trouve adapté en JdS parce que c’est possible de faire un JdS avec n’importe quoi.
Les JdS qui commencent comme JdS n’ont pas vocation à développer un univers complexe : c’est un travail lourd, qui n’aide pas au développement du jeu lui-même, et qu’il sera difficile de mettre en valeur dans l’expérience de jeu.
Mirgwael 11/02/2015
L’univers Battletech a connu des déclinaisons en roman, en JdR et en jeux vidéo.
Par contre, en France, le circuit du livre est très spécifique avec des contraintes importantes comme les possibilités de retour, et avec des intermédiaires comme les diffuseurs et les distributeurs.
Pour tenir une boutique ou il y a un gros rayon librairie en science fiction et fantasy, à peu prêt la moitié de nos clients en jeux de société sont aussi des lecteurs au moins occasionnels, et environ la moitié de nos clients livres achètent aussi des jeux de société.
Jobe314 26/03/2015
Ankama a réussi aussi un joli coup en partant de son MMO en flash « Dofus » pour développer l’univers au travers d’un manga puis d’un dessin animé « Wakfu » (qui passe sur chaîne nationale).
En développant un « mod » d’arène PvP de leur jeu: Wakfu, ils ont par la suite sorti la version jeu de plateau avec les figurines: Krosmaster Arena.
Je passe sous silence les petits ratés en chemin sur un jeu de carte à collectionner et un autre jeu de plateau type dungeon crawler…