Corto, ça bulle ?
Les jeux de société sont régulièrement comparés aux bandes dessinées notamment de par la démarche des auteurs : le cadre à respecter, l'aspect narratif, le story-arc. Mais finalement, peu de jeux s'inspirent directement d'univers de BD. En tout cas, aucun ne s'était jusqu'ici attaqué au monument Corto. Peut-être parce que ça mettait un peu la pression.
Pourtant c'est étonnant de constater que beaucoup de joueurs apprennent l'existence de l'oeuvre d'Hugo Pratt via ce jeu de société. Ils auraient pu la découvrir dans des musées (Paris, Rome…), dans leurs librairies près de chez eux, ou encore au détour d'une interview de Woody Allen ou d'Umberto Eco… Mais ils l'ont rencontré chez eux, autour d'une table, entre amis. Oui c'est pas si mal finalement. Le jeu de société, objet culturel disiez-vous ?
En tout cas, jouer à Corto m'a donné envie de ressortir mes bandes dessinées (ou plutôt ma « littérature dessinée » comme disent les aficionados lorsqu'ils évoquent les histoires de Pratt)…apparemment, ce "deuxième effet Corto" est très courant chez les joueurs. L'appel du large et de la mélancolie, quelque chose d'assez ésotérique finalement mais qui vous happe si vous y prenez pas garde.
Hugo Pratt -qui nous a quitté il y a bientôt 10 ans- aurait sans doute été fier de ce que Laurent Escoffier et Sébastien Pauchon ont réalisé, ne serait-ce que d'un point de vue formel, cette mise en cadre du jeu est très aboutie et très cohérente. Mécaniquement, nous sommes face à un jeu de majorité/placement impétueux qui ne parlera pas à tout le monde. Pour ma part, ça ressemble à un coup de coeur, oui mais comment résister à un tel charisme…
Bon, heum, regardons tout ça de plus près, c'est par là si vous voulez bien me suivre…
Coup d'oeil à la boite
La boite, éditée par Matagot & Ludocom, est belle comme une boite au trésor. Un aspect patiné, un coup de crayon comme une signature de Corto lui-même pour le titre et des aquarelles d'une dizaine de personnages du monde entier entourent notre héros central : on sent qu'on va pouvoir partir en voyage avec lui et on a hâte qu'il nous embarque…
La taille est presque équivalente à celle d'un Caverna, donc on s'attend à du matériel fourmillant. Vite, ouvrons voir !
Sous le capot
Et bien, non le matériel ne pullule pas ici. Le thermo et plutôt pensé comme un écrin… En ôtant les grands livrets de règles et d'aventures nous découvrons avec émerveillement deux sublimes bustes de Corto et Raspoutine. Il y a quelques planches à dépuncher et 6 plateaux en forme de fins rectangles (on en voit ici deux repliés, le bleu et le vert). Continuons…
ça c'est de la fig' de compet' !
Les collectionneurs vont être ravis avec ça !
Les figurines vont être déplacées pendant le jeu dès qu'un joueur aura la carte "Corto" ou "Raspoutine". Quand on les place quelque part, elles ont une large zone d'action : là où elles se trouvent et tout autour, soit 9 cases max.
– Corto rapporte de l'or s'il y a des amis à lui autour, et vous permet de placer deux marqueurs à votre couleur.
– Raspoutine élimine un personnage situé dans sa zone (chaque carte éliminée rapporte 1 or en fin de partie).
Derrière les bustes, on peut deviner la cinquantaine de jetons colorés. Ils serviront à marquer votre territoire !
La chasse au trésor
Les cartes vont afficher plusieurs informations en fonction de la couleur du fond, la couleur du bord, le personnage présent et éventuellement à quoi il pense, le texte ou les onomatopées et la présence ou l'absence de flèches sur les côtés. C'est riche mais c'est limpide !
En gros tout ça nous dit où la carte peut être posée et comment elle nous aide à asseoir notre emprise sur le plateau. Il va falloir combiner nos actions sur le moyen terme (et notamment en choisissant bien là où on pioche et le timing dans ce que l'on pose) en espérant que nos adversaires ne viennent pas nous bouter hors de nos cases !
On va avoir maximum 4 cartes en main et on va les poser sur les plateaux afin d'être le plus possible majoritaire -tout en essayant de récupérer l'or des différentes aventures avant les autres.
En effet chaque plateau propose des quêtes différentes qui rapportent de l'or, la présence de nos marqueurs rapporteront aussi beaucoup en fin de partie selon leur placement, et n'oublions pas que les personnages tués valent 1 or.
Les quêtes
Le livret d'aventures présentent les 6 plateaux de jeux : on va en utiliser que 4 ou 3 selon le nombre de joueurs, sachant qu'on va pas forcément les positionner de la même façon d'une partie à l'autre, cela va bien renouveler la physionomie de l'ensemble à chaque fois !
Chaque page du livret d'aventures explique le fonctionnement d'un des plateaux, les cartes et la quête spécifique à cette aventure. Comme je le disais précédemment, ces "quêtes" sont plutôt des objectifs qu'on va tenter de décrocher avant les autres et qui rapportent plus ou moins d'or. Cerise sur le gâteau, chaque plateau est tiré d'une BD qui nous est présentée en détails.
Les règles sont évidemment organisées comme une BD. Faut dire que Monsieur Laurent Escoffier est coutumier du genre, puisque son Pix (jeu original et très graphique lui aussi d'ailleurs) présentait déjà des règles en BD. Elles se lisent très bien dans l'ensemble, c'est clair et agréable.
Tout est là
Remarquez sous la boite, les 6 plateaux dont je vous parlais, conçus comme des strips qui une fois assemblés formeront le plateau de jeu.
Cela va prendre vraiment vie lorsque les joueurs vont commencer à poser leurs cartes dessus.
En tout cas, la charte des couleurs est bien choisie, le matériel rend hommage aux dessins de Pratt… On sent qu'un soin très particulier a été apporté à l'ensemble : nous sommes sous le charme !
Seul petit regret au niveau matériel : le train et le bateau en carton qu'il faut monter soi-même et qui ne s'emboitent pas très bien (encoches trop larges). Des socles en plastique sont prévus en guise de roue de secours. Rien de bien dramatique, loin s'en faut… Pour info, en cas de problème c'est le service Après-Vente de Matagot qu'il faut contacter (service@matagot.com).
Dans l'action
Et bien ça y est, la partie est lancée. L'un de nous vise le trésor du Fortune Royale, l'autre l'attaque du train, et moi je pars sur l'aventure des "Celtiques" pour décrocher quelques lingots. Malgré le fait que nous partons chacun sur un plateau différent au départ, l'interaction est vite au rendez-vous – et c'est pas peu dire. En effet le hasard de la pioche nous invite à passer par les autres plateaux ou à agir dessus à distance grâce aux actions qui opèrent sur toute la colonne/toute la rangée.
C'est une sorte de mise en abyme des aventures de Corto : nous sautons de cases en cases traversant les histoires comme il a traversé ses aventures. Vraiment une belle idée. Et là aussi le monde est parfois cruel, brutal. On prévoit bien une ligne globale de ce qu'on aimerait faire, mais il va falloir tenir la main sur notre gouvernail et tracer son chemin à travers les vagues, car les coups de mer peuvent surprendre !
Les tours sont rapides, niveau action du joueur c'est très simple : il suffit de poser des cartes. Oui mais faut-il les jouer maintenant ou attendre d'en savoir plus sur les intentions des autres ? Faut-il abandonner ce trésor pour viser l'autre ? Faut-il tenter le tout pour le tout et aller chercher une carte Raspoutine ? Quelle pioche je vise pour tenter de reprendre mon dû (la connaissance des différents decks augmentera grandement votre maîtrise du jeu) ? Le plus opportuniste l'emportera… mais ce sont bien les aventures de Corto : si rien n'est jamais acquis, les stratégies au long terme existent.
Bandes animées
Et voilà à quoi ça ressemble quand la partie est bien entamée : un plateau-BD coloré (et en relief) où tout le monde se tire dans les pattes !
Résultat : c'est vivant, hyper lisible, beau, malin, violent, prenant.
Chapeau bas.
Bien sûr, on ne contrôle pas tout, mais bien plus qu'on ne pourrait le croire de prime abord. C'est un jeu chafouin. Lire les intentions des autres et trouver des ruses pour les contourner est essentiel. Oh pour sûr, si vous n'aimez pas l'interaction direct, vous allez chanter. Et comme souvent, moins vous serez nombreux, plus le jeu sera cash et contrôlable. En tout cas, en ce qui nous concerne, le plaisir était au rendez-vous.
Violence et élégance
Et voilà la partie touche à sa fin. Tous les objectifs ont déjà été atteint, les derniers tours sont donc très tendus et agressifs, on essaie de casser les "quartiers" -comme on dit- à savoir les groupes de cases où les autres sont majoritaires.
Sur le plateau, j'ai une belle majorité mais cela ne suffira pas, j'ai ramassé trop peu d'or sur les quêtes… Voilà qui appelle à la vengeance !
"Sans curiosité on meurt et sans courage on ne vit pas." H.Pratt
Pour conclure, je dirais que si vous êtes un stratège façon Magnus Carlsen Junior, Corto ne sera pour vous qu'une folle parenthèse lunatique dans laquelle vous vous sentirez un peu désarmé. A 4 joueurs, tentez donc l'expérience en équipe, la barque sera moins remuante (2 vs 2, en gardant les mêmes règles mais en cumulant les scores des deux partenaires à la fin).
Si vous n'êtes pas touché par le trait d'Hugo Pratt et que son univers vous laisse de marbre, vous ne verrez peut-être que l'aspect abstrait de la mécanique du jeu et cela vous laissera probablement sur votre faim.
Mais si au contraire vous voulez un beau jeu conceptuel qui déborde d'amour pour la littérature d'un des plus grands de la BD, alors approchez. Si vous n'avez pas peur d'être embarqués dans un monde où tout peut se retourner d'un instant à l'autre, installez-vous. Et si vous êtes prêt à attaquer, tuer, voler vos amis, alors jouez, espèce de pirate ludique !
"Raspoutine : J'ai voulu t'offrir une émotion Corto, parce que je t'aime bien… C'est pour toi que je l'ai fait, Dieu seul sait ce que c'est moche de vivre dans un monde sans aventures, sans fantaisie, sans joie. Me comprends-tu, Corto ? Dis-moi ?…
Corto : Je te comprends, Raspoutine… Mais je sais aussi que chaque fois, tu es plus fou !
Raspoutine : Je pourrais te tuer."
Corto Maltese en Sibérie, Hugo Pratt, éd. Casterman, 2001, partie Les Lanternes rouges, p. 42
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tartopom 14/08/2014
C’est fou comme je n’ai pas aimé ce jeu. Je n’y ai trouvé aucun intérêt ludique. J’ai vraiment eu la sensation que c’était du fan service pur. Même si j’apprécie la BD, je trouve que le jeu est pauvre en matière d’illustrations, de matériel et de mécaniques. Les deux bustes, superbes, ne suffisent pas à rattraper le vide du reste.
En bref, grosse déception.
Shanouillette 14/08/2014
hoo tout doux là ! pas de sensation ludique ? comment ? lol je sais qu’il ne fait pas l’unanimité. moi j’adore. je trouve le système de placement de cartes et de majorité hyper méchant et le visuel en format comics strips est trop classe avec un peu de 3D inside (le train, le bateau..). Pour moi, un très beau titre avec un caractère fort.
Sha-Man 14/08/2014
Moi j’ai adoré ce jeu, les parties ont toujours été tendues avec une bonne dose de programmation d’atteinte des objectifs et d’opportunisme avec la violence des échanges entre les joueurs.
Après au niveau graphisme c’est très personnel, moi j’adore la reprise des illustrations en noir et blanc, que je trouve bien mises en avant par les fonds de couleurs unis.
Les plateaux ressemblent à de grandes estampes à l’encre et le livret de règles est très travaillé pour rester dans l’esprit graphique de la BD.
Je trouve que ce jeu a bénéficié d’un effort de création graphique très particulier, mais je comprends qu’on puisse ne pas y être sensible, car le parti pris est quelque part assez tranché.
Moi j’aime, toi t’aimes pas, vas donc écrire un avis sur la fiche de jeu que je puise le démonter ensuite. (non je blaaaague, je respecterai ton avis !)
tartopom 14/08/2014
Haha. Je dois quand même reconnaitre que leur point fort c’est d’avoir assumé jusqu’au bout leur graphismes et l’esprit BD.
Un peu comme un Tokaido qui est contemplatif (sans parler du système de jeu hein), Corto est un jeu qui se regarde tout autant qu’il se joue. Et comme vous le dites, il faut être touché par le style de Pratt.