Autopsie d’une cover avec l’illustrateur : Sabordage [#5]
Ceci est un numéro spécial d’Autopsie. Déjà, nous nous intéressons un jeu en avant-première, puisqu’il ne sera à priori pas disponible avant 2016. En plus de ça, nous allons explorer cette couverture complètement différemment puisque c’est l’illustrateur lui-même qui va nous expliquer son travail, step by step : Pourquoi tel élément a été conservé ainsi, pourquoi tel autre a été évincé, quel était le cahier des charges, bref, vous saurez tout sur le pourquoi de cette cover. On va d’abord poser deux trois questions au principal intéressé avant de voir comment son travail s’est orienté pas à pas, puis nous retournons le harceler un peu. C’est parti !
Le jeu ? Sabordage, un jeu de pirates à l’ambiance cartoon où les joueurs vont construire leur bateau et s’attaquer les uns les autres : en fonction des tuiles que vous installez sur votre bateau vous pourrez envoyer des boulets de canon sur vos adversaires ou vous défendre par un système de tuyaux, de murs et autres repoussoirs à ressorts qui renverront les boulets sur vos ennemis. Une phase de draft permet d’abord de se répartir les tuiles, puis on programme en plaçant tout ça sur notre bateau, et enfin on tire tout ce qu’on peut, allumant les mèches de toutes tailles pour mettre le feu aux poudres et voir ce qu’il advient de notre esquif. Le joueur qui prendra la mer avec le plus grand navire remportera le trésor et la victoire. Les canons et les voiles serviront à départager les éventuelles égalités.
L’illustrateur ? C’est Djib aux commandes. Vous le connaissez peut-être si vous avez eu l’occasion de jouer à Ultimate Warriorz ou si vous trainez sur Ludovox, car nous l’avons déjà interviewé plusieurs fois. A PEL, Cannes ou à l’occasion de la sortie de la Nuit du Grand Poulpe qu’il avait illustré.
La cover ? Pour le moment, la voici :
« C’est Igor Polouchine, le directeur artistique d’Origames, qui m’a proposé d’être l’illustrateur sur Sabordage. On avait déjà travaillé ensemble sur La Nuit du Grand Poulpe, pour Superlude, et on était en train de remettre ça sur Clash of Rage, pour Euphoria Games. Une belle histoire d’amour en somme ! 🙂
J’ai rapidement fait un test sur une tuile générique du jeu et quelques éléments, histoire de voir si on était bien sur la même longueur d’onde. Tout cela a été validé, et quelques mois après, on a vraiment commencé la production du jeu. »
« Dès le départ, l’ambiance graphique voulue était très claire : Igor voulait quelque chose de frais, de plutôt cartoon. Les mécaniques de gameplay inventé par Roméo Hennion, l’auteur du jeu, m’inspiraient vraiment une atmosphère à la « Bip-Bip et le Coyote », quelque chose de très « Acme », très « Lonney Tunes » : Sabordage est un jeu où l’on doit à la fois construire le plus gros/beau bateau de pirate tout en détruisant et sabotant celui des p’tits copains d’à côté. Tout ça avec force canons, gatling gun, ressorts géants pour renvoyer les boulets, tuyaux pour les faire passer chez le voisin, etc…
Donc, c’était du petit bonheur pour moi ; je me suis tout de suite senti à l’aise avec le thème. J’avais bossé à mes débuts, en 2004, sur un jdr de pirates (« Pavillon Noir » chez Black Book Editions), mais dans une veine très réaliste, ce qui n’était pas trop mon fort à l’époque. C’est donc avec plaisir que j’ai pu m’extraire un peu des thématiques très med-fan, et aller à fond dans l’imagerie « Pirates ».
Pour les 5 capitaines représentant les joueurs, j’ai eu total carte blanche, et je remercie encore Igor pour la confiance accordée. Mes seules directives sur le sujet étaient d’avoir 3 personnages masculins et 2 féminins ; à moi d’attribuer les 5 couleurs des joueurs (Jaune, Rouge, Noir, Vert, Noir et Bleu) aux personnages que je souhaitais.
J’ai évidemment cherché des personnages assez archétypaux, tout en leur inventant une petite histoire, qui, j’espère, transparaît dans leur look ( le petit pirate avec un gros tromblon, sa Némesis le pirate maudit façon Davy Jones/Long John Silver, etc…) : le but étant justement de s’amuser avec les codes, les clins d’oeil. Je ne sais pas si cela se voit, mais je me suis fait particulièrement plaisir sur La Baronne (La « Lili » que se disputent Prosper, le capitaine Jaune et son ennemi juré, Black Jack) : ma « chouchou » parmi ces 5 là ! 🙂
Pour les tuiles du jeu, j’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur les gabarits très clairs, précis et déjà bien réalisés de Roméo : j’ai « juste » eu à y apporter une dose de fun et d’ambiance. Là aussi, c’était très agréable à travailler. »
STEP 01 : Recherches sur la mise en scène
Vu que l’on avait effectivement des personnages hauts en couleurs, ç’eut été dommage de ne pas les ré-exploiter.
J’ai donc fait un test rapide, avec Scarlett (la capitaine rouge) au premier plan en train de nous foncer dessus, et les autres capitaines sur le pont, dans différentes actions.
C’était plutôt dynamique, sexy (« Plus rapide, plus séduisant… ») mais… je trouvais qu’on « mentait » un peu sur le jeu avec ce choix de mise en scène. L’accent était trop mis sur les personnages, et donnait à penser que l’on avait affaire plutôt à un jeu d’escarmouche en coopératif. Ce que Sabordage n’est absolument pas ; c’est même tout le contraire 🙂
Du coup, j’ai proposé à Igor une autre mise en scène, qui me trottait en tête depuis quelques temps… »
STEP 02 et 03 : Composition symétrique
« Depuis quelques semaines, j’écoutais en boucle la B.O de Pirates des Caraïbes 3 ( sans doute la meilleure)…Pour cette couv’, je voyais donc bien une scène d’abordage entre 2 bateaux, avec rafales de tirs de canons, fumée,… Quelque chose qui sente bon la poudre, quoi.
Dans Sabordage, les bateaux des joueurs sont construits en parallèle sur la table ; mise à part la couleur de la poupe, ils ont un côté générique. Seul le nombre, la disposition des tuiles et des équipements varient. Je voulais donc garder cet esprit « symétrique », qui pouvait donner une compo « forte » à l’image, et mettre l’action sur les bateaux et les équipement délirants ; les Capitaines ayant finalement peu d’impact sur le gameplay (comprendre que le joueur « Rouge » n’a pas un « pouvoir », un gameplay spécifique qui le distingue du joueur « Vert, par exemple).
J’avais en tête un plan assez « cinémascope », ou façon tableau d’Art pompier, mais en version « toon ». D’où l’idée du cadre… »
Step 04 : Bon en fait, c’est carré !
Step 05 : La version finale
Step 06 et 07 : Couleurs et parité !
Step 08 à 11 : On peaufine…
« Une fois les éléments à peu près tous mis en place, je suis passé au travail sur les éclairages, le détail, les « effets spéciaux », etc… J’ai aussi grossi la taille des personnages qui me semblait un peu petits à l’écran. »
Step 12 à 15 : Miroir cassé et noms d’oiseaux
« Alors… Je suis un peu embêté avec cette question du « style ». Car c’est souvent « les autres » qui essaient de te coller une étiquette 🙂
Du coup, j’ai un peu l’impression d’être mal placé pour en parler ; d’autant plus que, concernant mon travail, ce n’est pas un aspect qui me préoccupe en priorité. Mis à part bien sûr si, pour une commande donnée, on me demande de coller à un style bien précis.
À mes débuts, on m’a parfois collé l’étiquette « manga » (au sujet de mon travail sur « Polaris », par exemple) ; ce qui sonnait trèèèès péjoratif venant de ces personnes là : genre, « Baaah, du manga ! », quoi…
Alors, oui, comme beaucoup de personnes de ma génération, j’ai été « élevé » en partie à la japanimation (Albator, Goldorak, Cobra, Saint Seya, Akira…), mais aussi à d’autres productions plus européennes et américaines (Ulysse 31, Fraggle Rock…). Les mangas doivent représenter 5% au maximum de tous les albums de BD constituant ma bibliothèque : quelques Akira, Gunm, Dragon Ball, Blame, 2 ou 3 Tezuka et Taniguchi… Bref, du classique, quoi ! 🙂
Par contre, je suis davantage fan de BD franco-belge (L’Aquablue de Reno et Hautière, Les Tzarom de Lupano et Cauuet, Orbital, Okko,…) et de comics américains (notamment des dessinateurs comme J.Scott Campbell, Joe Madureira, Stuart Immonen, Marko Djurdjevic…). Même si j’ai depuis longtemps décroché le rythme de la production actuelle, je connais assez bien les univers Marvel (je continue d’ailleurs à collectionner les vieux Strange Origines – et leurs fameuses fiches de super-héroïnes/héros). J’en dessine très rarement, mais je ne désespère pas de travailler un jour pour ce genre là, soit sur des personnages connus, soit sur mes propres créations. »
En vrac, j’adore les bouquins de Neil Gaiman (Neverwhere, The graveyard book,…), les Annales du Disque-Monde de Pratchett, certaines productions Dreamworks (The Croods, Kung Fu Panda…) et Pixar/Dinsey (Les Indestructibles, Monstres et Compagnie, Big Hero 6…), les films et les univers de Guillermo del Toro, tout ce qui me tombe sous la main en (bons) artbooks de films (District 9, Pacific Rim, HellBoy…) jeux vidéos (Mass Effect, Darksiders…), séries animées (Wakfu,… ), etc. »
« Mes goûts de « consommateur » sont globalement les mêmes que mes envies de dessin : depuis Ultimate Warriorz, je travaille effectivement pas mal sur des univers tendance « med-fan sauce cartoon », mais j’aime pouvoir varier les plaisirs, bosser sur des créatures réalistes bien trash façon Chtulhu ou Polaris, des mechas à la « BattleChasers/Warmachines », des personnages post-apo’/Mad Maxiens, de la S-F « toon » à la Wildstar. »
Qu’est-ce qui fut le plus difficile sur ce projet ?
Tu nous parles bien du gameplay, as-tu joué au jeu avant de dessiner ?
« Question piège ! 🙂
Non, pour être franc, je n’ai jamais joué à Sabordage avant d’en réaliser les illustrations, mais Igor m’avait fait passer au préalable les règles complètes du jeu, que j’ai évidemment lu, et, dès que j’avais besoin d’un éclaircissement sur un point de règle ayant un impact sur le graph’ (et inversement), il me répondait toujours.
En règle générale, si le brief de l’éditeur est très clair, tant dans l’explication des règles, que dans la description de l’ambiance souhaitée et des contraintes techniques pour la maquette, jouer au jeu avant de travailler sur les illustrations n’est, à mon sens, pas une obligation. C’est un plus, certes, mais on peut très bien « sentir » le projet, l’essence du jeu sans ça. Peut-être que mon expérience de joueur aide aussi un peu à cela.
En tous cas, je m’intéresse toujours de près aux règles du jeu dès le début du projet, afin de coller au mieux aux différentes contraintes et attentes. Et, dans le doute, je n’hésite pas à « harceler » le D.A ou l’éditeur pour avoir des explications sur tel ou tel point graphique, si je sens que cela peut avoir un impact sur la lisibilité et la compréhension du gameplay.
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TheGoodTheBadAndTheMeeple 23/09/2015
Superbe article/interview/format !
Le jeu etait fun (proto cannes 2015) et c’est tres interessant de retrouver la frabrication de la couv que je trouve belle perso. La scene claque !
Shanouillette 24/09/2015
Merci 😀 et merci à Djib pour sa disponibilité ! Ça claque bien oui. Le proto a besoin de quelques équilibrages mais ça arrivera en 2016.
Cormyr 28/09/2015
Super article. Très intéressant de découvrir comment un illustrateur compose sa couverture.
La question qui vient : aurais-tu analysé correctement la couv’ sans les explications de l’illustrateur ? Comparer une de tes analyses a priori avec les explications a posteriori de l’illustrateur pourrait être intéressant et amusant.
Shanouillette 29/09/2015
Merci ! Oui ça serait rigolo comme démarche. Après je clame haut et fort le droit à l’interprétation subjective 😀 Il y a forcément une part personnelle dans l’action d’interprétation, comme il y a souvent des effets qui échappent à l’artiste lui-même…
atom 29/09/2015
J’ajouterais qu’il y a une part culturelle aussi, pour nous la couleur du deuil c’est le noir, au Japon il me semble que c’est le blanc.
Zuton 30/09/2015
Après les autopsies externes, en voici donc une interne aussi intéressante que les précédentes avec la description du cheminement graphique détaillé par l’auteur de la pochette et en plus, cerise sur le gâteau, l’interview / rencontre de l’illustrateur : top top ! (Sympa aussi, l’image animée !)