► E.D.I.T.O. Le jeu de société et l’IA, vers une ubérisation de la création ?

Vous le savez déjà probablement si vous n’avez pas vécu dans un bunker les 6 derniers mois, les IA génératives d’images telles que Midjourney, Stable Diffusion, Dall-E se sont incroyablement démocratisées. 

Alors, la création purement humaine arrive-t-elle bientôt à sa fin ? Les illustrateurs que nous aimons tant vont-ils bientôt se retrouver sans emploi ? Ou allons-nous vers une “destruction créatrice” telle que l’avait définie l’économiste Schumpeter ? Une cohabitation est-elle possible ? Difficile de décrypter l’avenir, mais nous allons tâcher de dessiner quelques pistes.

Le jeu de société et l’IA, une ubérisation de la création ? 

 

D’un point de vue historique 

Rappel des faits : Ces logiciels génératifs ont été entraînés en aspirant des milliards d’images sur internet (sans discriminer libre de droits ou non), et parviennent désormais à fournir en quelques secondes une image de qualité bluffante. 

L’image gagnante de Jason Allen.

 

 

Jusqu’à l’an dernier, on pouvait encore croire que seul un œil non averti s’y tromperait. Mais ces certitudes-là ont été balayées dès lors que Jason Allen, fondateur de Incarnate Games Inc (éditeur des j2s Ascended Kings et Sing For Your Supper), passionné de jeux de société et de mondes imaginaires en général mais aussi d’informatique, a gagné la première place d’un concours d’art avec une illustration signée « Jason M. Allen via Midjourney ». 

Malgré cette signature explicite, certains jurés n’avaient pas fait attention au fait que l’œuvre avait été conçue avec de l’IA, mais aucun d’eux n’a souhaité remettre la récompense en question, ce qui a généré une violente polémique sur le web. 

Jason M. Allen s’est exprimé sur le sujet : “C’est intéressant de voir que toutes les personnes sur Twitter qui sont contre l’art généré par intelligence artificielle sont les premières à oublier qu’il y a un humain derrière ce travail. Est-ce que ça ne vous paraît pas hypocrite ?” Jason explique comment il a créé des centaines d’images par commande, et comment il a travaillé dessus plusieurs semaines ensuite pour obtenir son résultat final, sans jamais dévoiler ses secrets de fabrication pour autant.

Pour l’historien de l’art Paul Ardenne, l’arrivée de l’IA dans l’art s’inscrit dans une suite logique : “Tout ça n’a rien de très nouveau, surtout si on l’inscrit dans l’histoire de l’art technologique, cet art fasciné par les machines. Vous avez des artistes qui ont fait peindre des machines, comme Jean Tinguely (1925-1991) avec ses méta-Matics, vous avez ensuite toute une gamme d’artistes qui ont fait dessiner des ordinateurs, puis qui ont fait de l’art fractal dans les années 80, etc […] Ce n’est jamais que la continuité d’une très longue histoire des liens, en général féconds, entre les arts plastiques d’un côté, et la technologie la plus avancée de l’autre – technologie dont les artistes ont toujours souhaité s’emparer d’une manière ou d’une autre.”

L’aspect inquiétant de l’IA viendrait donc plutôt de sa grande et soudaine démocratisation. Tant que l’outil intéressait que quelques artistes contemporains qui exploraient les liens entre humanité et technologie, le sujet ne soulevait pas tant d’appréhension. Paul Ardenne toujours : “À travers ces récriminations on lit une sorte de nostalgie d’un art qui ne devrait être fait qu’avec les mains. Je suis assez surpris (…), si vous prenez par exemple un polaroid, dès les années 60, vous appuyez et l’œuvre sort, c’est l’appareil photo qui a produit l’image mais c’est quand même vous qui l’avez cadrée, qui avez décidé de la faire à tel moment, et avec tel sujet.” 

Autrement dit, l’IA resterait un outil au service d’une vision et d’une intention humaine. Oui, mais. 

Dans un monde où les modèles économiques poussent à la surproduction, un tel outil ne fera que accélérer “le déluge” pour citer Bruno Patino, président d’Arte France, qui compare cette innovation à l’invention de l’imprimerie au XVe siècle, ainsi porteuse d’une “rupture civilisationnelle”. C’est vrai de façon générale, et le secteur du j2s n’y échappe assurément pas, surtout dans une conjoncture économique toujours plus concurrentielle.  

D’un côté, le public est submergé, de l’autre, les créatifs souvent sur la brèche, et au milieu les éditeurs auront cette option de facilité (gain de temps, gain d’argent) qui risque bien d’attirer notamment les plus petites structures aux budgets serrés, mettant les illustrateur·ices sur un siège éjectable. En particulier celles et ceux qui n’ont pas encore réussi à se faire un nom : « Les logiciels d’IA, dans l’état actuel de leurs capacités, menacent clairement les illustrateurs les moins installés, les jeunes qui démarrent», s’alarme François Baranger, écrivain, illustrateur et concept-artiste (image ci-dessous). 

 

Crédits François Baranger

 

“Le problème des IA, ce n’est pas tant la puissance technique de ces outils qui impressionne tout le monde en ce moment, c’est qu’ils sont majoritairement utilisés par un tas de gens qui n’ont aucune compétence artistique ni sens esthétique, et qui font pisser aux algorithmes des images par milliers chaque heure, saturant les capacités esthétiques du public, transformant son goût, et ravalant toute image à un produit de consommation instantanée sur lequel l’œil ne s’attarde pas plus d’une demi seconde dans un flux ininterrompu.
L’usage qui est fait des AI n’est pas en train de remplacer les dessinateurs, mais il est en train d’achever de changer notre regard sur les images en proposant une omniprésence et une expansion totale du spectaculaire et de l’instantané” Richard Marazano – scénariste et dessinateur de
bande dessinée français

 

La question juridique 

Qui plus est, l’un des problèmes majeurs soulevés par ces IA génératives est lié au fait qu’elles s’assoient massivement sur le droit d’auteur, puisque les images qui les ont entraînées viennent de tous les horizons, sans prendre en compte les protections juridiques des œuvres en question. Il s’agit d’une sorte de “boîte noire” qui aspire tout internet depuis plus d’une dizaine d’années (et il en va de même pour la littérature, les articles de presse, etc.).   

Il est potentiellement possible avec le site HaveIBeenTrained.com de découvrir si votre travail d’artiste – ou vos photos personnelles – ont servi à nourrir la bête, ce qui permet, le cas échéant, de les faire retirer.   

Les limitations et l’encadrement de l’IA sont en cours d’écriture au parlement européen (c’est l’AI Act). L’objectif est de s’assurer que les systèmes d’IA sont utilisés de manière équitable et éthique. Par exemple, les fournisseurs devront indiquer que le contenu a été généré par IA, et publier des résumés des données protégées par le droit d’auteur utilisées. Un premier pas vers une transparence qui nécessitera d’être renforcée pour permettre la juste rémunération des ayants droit.

Outre-Atlantique, la justice américaine a quant à elle dernièrement décidé que les productions des modèles d’IA générative n’étaient pas soumises au copyright, et la loi sur le copyright, qui protège les œuvres de l’esprit et leurs auteurs, n’intègre pas les créations générées par des outils d’intelligence artificielle. « La paternité humaine est une exigence fondamentale du droit d’auteur » déclarait la juge Beryl Howell, précisant néanmoins qu’à l’avenir des “questions difficiles” seront soulevées concernant « la quantité d’intervention humaine nécessaire pour qualifier l’utilisateur d’un système d’IA en tant qu’‘“auteur » d’un travail généré ». En gros, le tout serait déjà de parvenir à cerner si la machine a fait tout le travail ou s’il y a une vraie démarche d’auteur derrière l’œuvre.  

Mais l’IA soulève beaucoup de questions juridiques « difficiles » en effet, d’ailleurs l’US Copyright Office a ouvert dernièrement une consultation publique sur de nombreuses problématiques démontrant l’étendue de ses interrogations, telles que l’usage d’œuvres sous copyright pour entraîner des IA ; l’application du droit au copyright pour les contenus générés par des systèmes d’IA ; les responsabilités dans le cas où de tels contenus violeraient des œuvres sous copyright ; mais aussi la question des IA génératives imitant l’identité ou le style d’un être humain… Bref, la réflexion est en cours, veuillez patienter. 

 

Collage d’images générées par l’IA à l’aide de Stable Diffusion.  Image : The Verge via Lexica

 

Récemment, trois sociétés d’IA – Stability AI, Midjourney et DeviantArt – ont répondu à une action en justice intentée contre elles par les artistes Sarah Andersen, Kelly McKernan et Karla Ortiz, qui ont accusé ces sociétés de violation massive du droit d’auteur. Les questions de paternité, de contrefaçon et de l’utilisation équitable sont au cœur de ce procès. La justice pourrait bien trancher en faveur des organisations développeurs d’IA artistiques si les outils servent sur des recherches à but non lucratif.  

Du point de vue des développeurs, la ligne de défense établie est que les IA artistiques techniquement ne « volent » pas des images sources pour en générer de nouvelles, puisque leurs algorithmes analysent les schémas mathématiques de modèles sources, et les utilisent ensuite pour créer à partir de zéro une nouvelle image. 

“Effectivement, pour l’instant, c’est un peu le « Far-West » d’un point de vue juridique… Chaque pays/région du globe faisant à l’heure actuelle sa propre petite sauce par rapport à ces technologies. (Technologies qui, pour moi, posent un grave problème qui va bien au-delà malheureusement du cadre culturel et de l’industrie du loisir.) Des projets de cadre/protection/limitation de ces usages sont en cours au niveau européen par exemple, mais cela reste très lent. Et pendant ce temps-là, le développement de ces I.A. va très vite, beaucoup trop vite, amplifié par le fait que tout un chacun, sans véritablement le savoir, entraîne ces programmes”, nous confie Djib, illustrateur freelance que vous avez pu voir sur Château Aventure, Schotten Totten, Clash of Rage ou prochainement sur Open Season. 

 

L’IA dans la pratique jeu de société

L’IA a déjà commencé à faire son chemin dans les pratiques du j2s, et au-delà de la création de jolis prototypes. Chez certains éditeurs par exemple, de plus en plus de projets sont soumis à des illustrateur·rices avec des images déjà définies par un directeur artistique ou un infographiste ayant utilisé ces technologies.

Djib toujours : “Pour l’instant, fort heureusement, ces images ne sont là que comme références visuelles. L’illustrateur a encore l’opportunité d’être rémunéré pour se réapproprier ces propositions avec son style, tout en respectant toutefois le cadrage, les schémas couleurs, etc. Auparavant, cette phase de recherches graphiques, très riche intellectuellement, très stimulante, nous était souvent impartie. Elle nous est désormais, sur certains projets, de plus en plus « pré-mâchée ». Le risque, si l’on voudrait être totalement défaitiste, c’est que les illustrateurs et illustratrices ne deviennent plus que des « retoucheurs » d’images générées par I.A, des alibis « Illustré par un humain ».” 

Même l’utilisation de l’IA pour la création de prototypes pose problème pour certains, car cela définit trop l’univers pourtant encore en cours de développement : “ça peut être un frein pour l’éditeur, qui peut aimer avoir la liberté de se projeter dans un univers graphique différent que celui imposé par le prototype. Cela peut représenter même un biais dans l’appréciation d’un gameplay”, nous explique Djib. 

Certains éditeurs s’y opposent franchement comme nous le verrons, tandis que d’autres ont annoncé avoir utilisé l’IA dans la création de leurs jeux, comme on a pu le voir lors de la dernière campagne de FryxGames pour l’extension Terraforming Mars. La controverse et les réactions outrées du public n’ont pas empêché le Kickstarter de récolter plus de 2,2 millions de dollars. 

En attendant que les choses se clarifient sur les réglementations, côté jeux de société, les illustrateurs organisent donc une forme de résistance. Ainsi, la CIL (Charte des Illustrateur·ices Ludiques), a réagi et lancé le label “illustré à la main” pour sensibiliser les professionnels et le public. Les maisons Lumberjacks Studio, Studio Twin Games, Palladis Games, Pandor Games, KYF Editions, Bombyx, La Boite de jeu, Catch Up Game, Rose Noire Edition et quelques autres ont déjà exprimé leur désir de faire figurer le logo dans leurs prochains tirages. 

“Bien que la démarche de la CIL ait trouvé un écho assez large auprès de la communauté ludique francophone, voire européenne, les éditeurs qui se sont exprimés publiquement sur ce sujet restent assez minoritaires” pourtant “quand on explique clairement les enjeux aux gens, ils sont très majoritairement du côté des créatifs”, commente Jérémie Fleury, illustrateur issu de l’école lyonnaise Emile Cohl (Fertility, Maka Bana, Yamataï, Fourberies…). 

“Il y a un vide juridique qui devrait être bientôt éclairci, mais en attendant ça, les différents acteurs font en sorte d’encadrer cet usage : les auteurs pour dire qu’ils ne souhaitent pas que leur jeux soit illustré par AI, ou les éditeurs comme une note d’intention pour marquer leur engagement. Pour l’instant, beaucoup de choses sont sur la base du volontariat, et si certains paraît-il jouent sur le flou, sans préciser si des IA sont à l’origine des visuels de leurs produits, je ne pense pas qu’il y ait de raison de douter de ceux qui mettent dans un contrat leur intention de travailler avec des humains.” – Christine Alcouffe, illustratrice dans l’édition jeunesse, le jeu vidéo et le jeu de société

Certains éditeurs se sont donc positionnés fermement sur la question. C’est le cas par exemple de Paizo (Pathfinder) ou Bombyx (Humanity) qui affirment ne plus accepter les œuvres d’art créées à l’aide de programmes d’intelligence artificielle. D’aucuns ajoutent désormais une nouvelle formulation à leurs contrats de création, stipulant que tout contenu soumis devra avoir été créé par un être humain. Paizo a précisé ainsi que « tant que les circonstances éthiques et juridiques entourant [les programmes d’IA] resteront obscures et indéfinies », le studio « ne souhaitera pas » associer ses marques à cette technologie. 

Tous les illustrateurs ne sont néanmoins pas forcément fermés à l’idée d’utiliser l’outil IA. Si la sortie du livre de Donjons et Dragons, Bigby Presents : Glory of the Giants a connu quelques déboires, c’était parce que l’illustrateur, Ilya Shkipin, avait avoué innocemment avoir usé d’IA lors de son travail. Ce dernier avait en effet indiqué sur le réseau social X qu’il avait utilisé des outils d’IA pour obtenir « certains détails ou pour peaufiner et éditer » une poignée d’illustrations numériques, et ce manifestement sans que Wizards of the Coast ne soit au courant. 

à gauche l’image générée à l’aide d’une IA, et à droite l’image finale d’Ilya Shkipin.

 

Après que l’illustrateur en a parlé publiquement sans se rendre compte qu’il avait ainsi ouvert la boîte de Pandore, l’éditeur s’est positionné : “Nous avons appris aujourd’hui qu’un artiste avait utilisé l’IA pour créer une illustration pour le prochain livre, Bigby Presents : Glory of the Giants. Nous travaillons avec cet artiste depuis 2014, et il a mis des années de travail dans des livres que nous aimons tous (…) Alors que nous n’étions pas au courant du choix de l’artiste d’utiliser l’IA dans le processus de création de ces pièces commandées, nous en avons discuté avec lui, et il n’utilisera plus l’IA pour le travail de Wizards à l’avenir. Nous révisons notre processus et mettons à jour nos directives pour les artistes afin d’indiquer clairement que les artistes doivent s’abstenir d’utiliser l’IA dans le cadre de leur processus de création artistique pour développer des œuvres d’art D&D.”  

Certains illustrateurs considèrent que l’IA peut être une source d’inspiration, un coup de pouce dans la recherche. De son côté, Jérémie Fleury indique : “Le seul usage que je tolère est celui d’un complément d’inspiration lors de la création d’un moodboard (une planche d’inspirations), tant qu’il n’impose pas une ligne directrice et n’entrave pas la liberté de l’artiste. Néanmoins, je ne pense pas que l’IA augmente la créativité à proprement parler. Au contraire, par son instantanéité, elle mâche le travail de l’artiste et va l’habituer à moins réfléchir et moins puiser dans son propre imaginaire. C’est pourtant la partie la plus magique de notre métier, partir d’une feuille blanche et créer quelque chose à partir de rien.”

Xavier Gueniffey Durin (alias Naïade) est un illustrateur français freelance qui a fait carrière dans le monde du jeu de société depuis 2010, et pour lui l’IA, n’a rien de très effrayant, tant elle a d’intelligence que le nom : “Les IA sont stupides et ne comprennent pas grand-chose à ce qu’on leur demande, elles sont capables de composer de superbes images mais pas celles qu’on attend finalement. Elles sont capables de copier assez fidèlement les styles les plus répandus ou les plus connus comme celui du studio Ghibli, le style comics américain, de certains artistes ultra-connus….. Mais finalment, moi qui suis un petit illustrateur peu connu avec un style de dessin pas très répandu, l’IA est incapable de synthétiser mon travail pour ne serait ce que s’en approcher. En plus, dans le monde ludique, le dessin est assez particulier parce qu’il doit répondre à des notions d’ergonomie, et là pour l’IA, ça devient trop compliqué parce qu’elle n’a pas de ressource, elle n’est pas logique, elle n’est tout simplement pas intelligente.” 

En effet, l’IA ne peut comprendre seule toutes les contraintes et spécificités liées au média j2s, tous ces détails qui font la différence et permettent une lecture et une prise en main facilitées, mais aussi l’immersion et la cohérence d’un jeu. Après tout, ce n’est pas pour rien que certains illustrateurs, tel Naäide, sont spécialisés dans ce domaine et ne vivent que du j2s. 

l’IA (qui devrait changer de nom, Synthétiseur d’image par exemple) peut être un formidable outil de soutien pour les créatifs (comme Photoshop, Google, Insta, les bibliothèques …) qui souhaitent aller plus loin dans leur démarche. On ne peut pas lutter contre l’évolution, mais on peut en faire un outil qui sert l’être humain et pas l’inverse. Il y aura bien entendu toujours des personnes sans qualité, sans créativité et sans conscience qui ne verront qu’un moyen facile de se faire de l’argent sur le dos des autres là où ils devraient voir un outil de progression personnel.” – Xavier Gueniffey Durin (alias Naïade) 

 

Pour ou contre : un dialogue possible ? 

Pour Cédrick Caumont, fondateur de Captain Games (et co-fondateur de la société Repos Prod), qui a utilisé l’IA pour ses jeux Sides et Path of Civilisation (et connu une vive controverse pour ce dernier), “l’IA est un outil de plus, qui peut être au service des dessinateurs.” Mais avant d’être pour ou contre, un débat posé doit pouvoir avoir lieu. Cédrick Caumont : “Tout le monde a parlé de nous, mais personne ne sait vraiment ce qu’on a fait ! Personne ne nous l’a demandé. J’ai plusieurs fois proposé le débat, car on a chacun le droit d’avoir ses opinions, j’ai plus de mal avec le dogme… mais ma porte reste toujours ouverte.”

Cédrick Caumont, graphiste, infographiste 3D, formateur Adobe (Photoshop…), anciennement à la tête de Repos Prod durant 16 ans, nous explique que l’IA lui a surtout permis de gagner du temps afin de pouvoir sortir le jeu à temps pour Essen. Il raconte : “J’ai trouvé que c’était un gain de temps formidable pour pouvoir générer une base, mais attention, cela reste une base, qui aurait pu provenir d’une banque d’images comme Adobe Stock ou achetée sur un Photo Stock. Sauf qu’ici, tu peux la générer toi-même, avec l’avantage de pouvoir faire énormément de DA [Ndlr : Direction Artistique] directement dessus. Les gens s’imaginent qu’il suffit de taper un prompt [Ndlr : instruction que l’on donne à un algorithme] et c’est terminé. Mais non. Certaines illustrations [de Path of Civilisation – Ndlr] ont tout de même nécessité des journées de travail. L’IA peut donner de très bons résultats uniquement si on passe du temps dessus, à faire de l’infographie et de la DA. C’est un outil de plus, qui peut d’ailleurs être au service des dessinateurs.”

L’auteur avec son jeu à Essen 2023


Pour Cédrick, nul doute que l’IA va entraîner un changement de paradigme, mais plus qu’une disparition, il voit les choses comme une évolution : “À mon sens, le métier de DA, celui de dessinateur, d’illustrateur et le métier d’infographiste vont fusionner. Si on fait le parallèle avec le cinéma, ce n’est pas uniquement le caméraman qui fait la belle image, il y a aussi un story-boarder en amont, un cadreur, un directeur de la photo, le régisseur lumière, etc, c’est tout cela qui permet de créer l’image”. 

“En fait, il y a depuis toujours des tas de jeux qui sont réalisés sans dessinateur ; j’ai passé 16 ans chez Repos Prod, on a sorti Time’s Up, Just one, ou encore Concept qui ont été réalisés sans dessinateur. Il y a aussi déjà plein d’illustrateurs qui ne sont pas tant de grands dessinateurs, mais qui se servent d’autres techniques – coupage, photo, compositing, etc – et ont d’excellents résultats sans que cela ne fasse de polémique.” D’ailleurs, le dernier prix de l’illustrateur des GBL récompense une cover montrant un origami photographié, et non une illustration dessinée à la main. 

“Le dessinateur, c’est un technicien qui maîtrise un geste. S’il est un simple technicien, l’arrivée de l’IA est une vraie menace pour lui, c’est vrai, car l’IA est une excellente technicienne. En revanche, si le dessinateur en question est aussi un peu DA, capable d’avoir une vision, de faire passer un message implicite, de véhiculer une certaine émotion, de raconter une histoire, et si en plus, il a du talent en infographie… on aura toujours besoin d’un tel savoir-faire.” conclut-il. 

 

 

Face à ce bouleversement soudain et le casse-tête juridique qu’il engendre, il est naturel de voir naître une forte défiance et qu’une certaine résistance s’organise. Les machines ont depuis longtemps remplacé l’humain dans les tâches ingrates mais on ne les attendait pas si tôt sur les métiers de la création. Quant à savoir qui a raison d’être pessimiste ou optimiste, chacun se fera son avis, les économistes n’étant jamais tombés d’accord sur la notion de chômage technologique qui, selon l’historien Gregory Woirol, existe depuis l’invention de la roue

Néanmoins, si dans notre société productiviste où les créatifs sont souvent sommés d’être ultra compétitifs pour gagner leur vie, l’IA cristallise logiquement de nombreuses craintes, la spécificité du métier d’illustrateur j2s devrait tout de même lui permettre de tenir ce bastion-là encore quelques temps, en tout cas pour une certaine frange de créations. Le professionnel capable de produire une image originale pensée pour le jeu en respectant toute la richesse du propos (mécanique et thématique) avec la pertinence et la finesse attendue aujourd’hui est encore loin d’être systématiquement remplaçable en deux clics. Au public, aux prix spécialisés, et aux médias d’affiner leur œil critique et de ne pas accepter des créations bâclées, rebattues ou à moitié difformes – comme on a pu le voir sur les visuels du dernier Essen.     

Passée rapidement de la périphérie de nos préoccupations en son centre, l’IA générative ressemble à un électron libre dont la direction et la charge peuvent encore être modifiées par les champs juridique, politique, économique et public. Nul doute que l’avenir continuera de nous apporter son lot de nouvelles réglementations et réactions des divers acteurs engagés.  

 

 Illustrations bannière & front : Julien Nesme 

 

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7 Commentaires

  1. ihmotep 26/10/2023
    Répondre

    Un sujet délicat traité avec beaucoup de finesse et d’informations, bravo ^^.

    Trop souvent les débats sur les nouvelles technologies se résume à « Pour ou contre » alors qu’en fait cela devrait être « Pour dans quelles conditions ». En cela je trouve que l’UE a une bonne approche, l’IA est un outil formidable qui manque de garde fous.
    Pour se faire une idée sur les IAs faut déjà les tester. On voit bien vite leur limite. Leurs réponses ne sont pas infaillibles. Pour utiliser régulièrement  ChatGPT dans le cadre de mon travail (de formateur pas d’illustrateur ^^) je rejoins Naïade : l’IA est un outil. Elle me permet de gagner beaucoup de temps. Elle aura une réponse bien plus exhaustive que je ne l’aurais eu moi-même. Mais aussi faire des erreurs qu’il m’est nécessaire de corriger par mon expertise. Elle pourra corriger et améliorer un contenu que j’ai créé, car sur l’aspect création à proprement parler elle sera médiocre. D’ailleurs au niveau universitaires beaucoup d’élèves utilise les IAs : une grande partie à tort, en créant du contenu avec l’IA qui sera de piètre qualité et sans citation des sources, mais pour d’autres ils vont confronter leurs propres idées aux résultats de l’IA, et via ce conflit sociocognitif améliorer leur criticité et leur analyse.
    J’arrête là je pourrai en débattre des heures ^^

  2. Datavinn 27/10/2023
    Répondre

    Quel article ! Merci pour tous ces axes d’entrées afin de mieux questionner  le sujet.

  3. ocelau 27/10/2023
    Répondre

    excellent article sur un sujet délicat, merci. Bonne remarque que le risque est aussi que le public va se conformer aux images de type IA et qu’on voit profiler un appauvrissement créatif.
    Dommage effectivement les réactions trop radicales envers certains qui annoncent utilisés l’IA, alors que d’autres l’ont peut-être déjà fait plus discrètement.

    Plusieurs fois que je vois la notion d’interdire des images d’IA, mais est-ce techniquement faisable ? Est-ce qu’une personne (même un illustrateur) pourrait présenter une ou des images qu’il crédit alors qu’en fait il aurait utilisé une IA (quitte à faire quelques retouches). Je ne crois pas qu’il y ait de système de marque certifiante (et quand bien même il en existerait, j’imagine facilement qu’une parade technique – outil sur le net, astuce graphique- permettrait de le contourner)

  4. Caherwain 30/10/2023
    Répondre

    En cas de doute, il existe des outils permettant de détecter l’utilisation d’images générées par IA, comme https://hivemoderation.com/ai-generated-content-detection par exemple.

    Enfin, des développeurs ont mis au point un logiciel capable de pourrir les datas avec lesquelles ces algorythmes « apprennent » : https://www.technologyreview.com/2023/10/23/1082189/data-poisoning-artists-fight-generative-ai/

    Donc oui pour exercer son œil critique. Mais si le consommateur ne se mobilise pas et que l’utilisation de ces images ne le gêne pas, au final, quelle différence ? Si c’est sans « risque » pour l’éditeur, qu’est-ce qui le retient d’économiser plusieurs milliers d’euros pour sortir un jeu à bas coût ? On verra où ça nous mène mais je ne suis pas aussi optimiste que cet article 🙂

    • atom 31/10/2023
      Répondre

      Merci beaucoup pour ces outils. Je ne dirais pas que Shanouillette est optimiste dans cet article, simplement elle garde une certaine distance et essaie de ne pas juger, afin de donner les éléments aux lecteurs qui vont se faire leur propre opinion sur le sujet. L’article est un édito et ce type d’article demande à mettre de côté son avis, c’est une position et un travail de journaliste.

       

  5. bgarz06 05/11/2023
    Répondre

    Superbe édito très bien documenté.

    Merci Shanouillette

  6. Shanouillette 06/11/2023
    Répondre

    Merci à vous pour vos retours, vos commentaires obligeants & constructifs !

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