Un petit Cocktail avec Matthieu d’Epenoux ?
Matthieu d’Epenoux est le dirigeant de Cocktail Games, éditeur spécialisé dans les jeux d’ambiance depuis 2001.
Ses éditions, distribuées en France par Asmodee, s’appellent Contrario, Unanimo, Hanabi, Sushi Go Party, Twin It, Top Ten ou encore Happy City : des noms qui ont véritablement marqué le paysage ludique de ces dernières années et qui n’ont d’ailleurs pas manqué d’être en lice pour de prestigieuses récompenses. Cette année encore, le petit Trio n’est pas passé inaperçu, et se retrouve dans les nominations de l’As d’Or Jeu de l’Année catégorie Tout Public, en face de Perfect Words et Sur les traces de Darwin…
Commençons par prendre un peu des nouvelles de Cocktail Games pour 2024 : comment va la société ? Vous êtes toujours sept personnes ?
Matthieu d’Epenoux : Dans un contexte où l’offre excède largement la demande, la politique du moins mais mieux a été plutôt payante et l’on va dire que l’on ne se plaint pas.
Nos dernières sorties ont bien fonctionné parce qu’elles ont été travaillées aussi bien en matière de contenu que de communication. Sans fanfaronner, j’ai l’impression que l’on s’est bien défendus et je m’en réjouis.
Prendre le temps de bien faire les choses, ne pas sortir des jeux « dispensables », respecter le client final en lui en donnant pour son argent me semblent être des choses importantes.
L’équipe c’est toujours 7 personnes et on a eu dans l’année deux nouvelles venues : Florence qui s’occupe de l’événementiel et des tests et Julia de l’export.
Si je ne m’abuse, Trio de Kaya Miyano est déjà la 10e nomination pour Cocktail à l’As d’or Jeu de l’année…
M. d’E. : Oui c’est bien ça. Et c’est juste incroyable que l’entreprise ait été autant nommée à ce prix prestigieux. Au départ, il y toujours des bons jeux, généralement une bonne collaboration avec les auteurs concernés et des choix éditoriaux faits collectivement qui tiennent la route. Et la nomination c’est la cerise sur le gâteau qui salue ce travail.
Cette année, c’est la bonne ? 😉 Comment fêtes-tu cela si vous l’emportez ?
M. d’E. : Je crois que cette année pour la première fois on se dit que c’est possible parce qu’on a l’impression que le jeu coche toutes les cases de ce qu’est un jeu tous publics dans le sens noble du terme. Trio fait partie de ces quelques jeux qui sont juste des évidences éditoriales où l’on sait qu’on a touché le bon numéro parce qu’ils vont rassembler un public très large et plaire globalement à tous les publics.
Mais, gardons la tête froide, parce qu’il y a deux très bons jeux en face qui sont dans des registres différents et qui pourraient largement remporter la timbale.
On fera la fête (SI ON GAGNE) vraisemblablement en petit petit comité.
En tout cas, le jeu cartonne déjà de manière impressionnante, peux-tu nous raconter un peu l’histoire de son développement et la “success story” qui s’en est suivie ?
M. d’E. : Le mot « success story » me dérange. Le jeu fonctionne très bien mais l’édition de jeux est une course de fond où il faut savoir pérenniser ses produits au-delà de leur première année. Et le beau bébé n’a pas encore un an.
Pour revenir sur la genèse du jeu, nous avons eu la chance d’avoir dans les mains cette pépite japonaise qui s’appelait Nana et avait été refusée par de nombreux éditeurs.
On a senti immédiatement le potentiel de la chose et les ajustements suivants ont été faits :
– Suppression de la règle à deux joueurs qui était dans le jeu initial et qui présentait moins d’intérêt car toutes les informations étaient connues (si un chiffre n’est pas dans les mains de mon adversaire, il est parmi les cartes sur la table)
– Les conditions de victoire ont été séparées pour faire deux versions de jeu : le mode SIMPLE et le mode PICANTE, une variante un peu plus stratégique.
– Et surtout, création et ajout de la règle en équipes, qui n’existait pas dans le jeu initial et qui lui permet de toucher un public un peu joueur.
En parallèle, Laura, notre graphiste illustratrice maison, nous a fait cette proposition de « thématisation » légère qui n’est pas centrale mais permet un habillage festif plein de couleurs. Le jeu « défonce » sur les linéaires et on le voit bien plus que les autres.
Ça, et le fait d’avoir un bon nom (qui correspond à la fois à la mécanique et qui rappelle le thème), ainsi que d’avoir fait jouer pendant des mois et des mois le jeu avant sa sortie, a certainement aidé…
Je crois que le premier tirage de Contrario s’élevait à 5000 exemplaires. Aujourd’hui à combien s’élève le premier tirage de Trio ? Peux-tu nous dire à combien il s’en est déjà écoulé dans le monde ?
M. d’E. : Le premier tirage de Trio c’était 22 000 exemplaires parce qu’à un moment donné si on y croit, il faut y aller. Et bien nous en a pris parce qu’on a quasiment évité la rupture.
Sur les ventes globales, des dizaines de milliers d’exemplaires… Pas besoin d’en dire plus.
Cocktail est toujours resté un studio indépendant malgré les vagues de rachats. J’imagine que tu as dû avoir des propositions alléchantes ces dernières années ; peux-tu nous partager ta vision des choses sur ce sujet ?
M. d’E. : Allo, allo, allo…. Je ne t’entends plus.
Ok 😉 Tout de même, cela fait plus de 20 ans que tu fais des jeux. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le marché et le paysage ont changé. Quel est ton regard sur les évolutions du secteur ? (Est-ce que le monde ludique “c’était mieux avant” ?)
M. d’E. : Non ce n’était pas mieux avant, c’était juste différent. Avec moins d’acteurs, moins de jeux et un sentiment de pionniers qui défrichaient un peu le marché. À l’époque, on mettait pas mal de jeux différents dans les mains des consommateurs avec à la fois des jeux incroyables qui sont encore là aujourd’hui, et des jeux plus discutables mais qui marchaient quand même (j’ai édité quelques jeux dont je ne suis pas rétrospectivement très fier)… Et il y avait toute une population de passionnés avec qui les échanges étaient riches.
Aujourd’hui, on est dans un environnement plus complexe avec une démultiplication du nombre de sorties, du nombre d’acteurs professionnels et du nombre de personnes qui jouent. Le jeu touche de plus en plus de monde et c’est bien. Mais il y a quand même une hystérie consumériste qui dépasse parfois l’entendement. Je prends, je joue, je jette. Comprendre nos nouveaux clients et essayer de s’adapter le mieux que l’on peut à un marché qui change à toute vitesse, c’est extrêmement intéressant je trouve.
Cocktail reçoit environ 200 ou 300 propositions de prototypes chaque année, et seulement en moyenne trois jeux sont édités au final, et parmi ceux-ci beaucoup viennent de repérage au Tokyo Game Market. Pourquoi ? Est-ce plus simple de travailler avec des auteurs japonais ? ^^
M. d’E. : Si je cumule tout, je pense que l’on doit recevoir 500 jeux par an et ça a énormément augmenté ces derniers mois. Nous en recevons en majorité par mail mais peu d’auteurs filtrent leurs propositions en fonction de nos attentes, et la perte de temps dans la lecture de règle de jeux qui ne sont pas du tout dans notre gamme est grande.
Et donc, pourquoi avoir focalisé sur le Japon ? Parce qu’on y trouve juste notre compte avec des jeux qui nous ressemblent en termes éditoriaux (petits jeux de cartes, malins, fun et qui changent souvent de la tendance que l’on trouve en France). Mais éditer des jeux japonais n’est pas un objectif, nous prenons le temps d’analyser les jeux de tous les auteurs qu’importe leur nationalité.
Travailler avec des auteurs japonais c’est très différent parce que les interactions avec ceux-ci sont beaucoup plus limitées. C’est à la fois un avantage parce qu’on ne va pas perdre du temps avec de l’affectif mal placé qui peut parfois être totalement contre productif. On se limite à l’essentiel : le jeu.
Mais c’est aussi un inconvénient car les échanges peuvent être limités, notamment lors du développement de jeu. Les auteurs japonais nous font totalement confiance sur le développement car ils ont déjà auto-édité ce jeu au Japon et ayant déjà travaillé dessus, les idées nouvelles doivent venir de notre équipe. Ainsi, pour les suites possibles des jeux ou l’ajout de mécaniques, missions, modes de jeu supplémentaires, ils nous laissent complètement la main. Ce qui est sympa c’est certain, mais qui peut quelque peu faire perdre du temps de développement.
Je sais que la question de la surproduction ludique te tient à cœur. Peux-tu nous partager ton constat sur le sujet ?
M. d’E. : Cela a été pas mal évoqué dans les lignes précédentes. Le paradoxe aujourd’hui c’est que les éditeurs veulent produire mieux en produisant moins loin. C’est très louable, mais est-ce que la priorité des priorités n’est pas de produire moins en réduisant drastiquement le nombre de sorties ? Même si la tendance s’inverse, je trouve très peu sain que certains distributeurs jouent encore les banques en finançant du stock inutile qui sera dévalorisé plus tard.
Parmi les choses qui ont beaucoup évolué ces dernières années, on peut évoquer le développement des jeux en ligne en particulier la plateforme BGA, où l’on peut trouver quelques jeux Cocktail. Peux-tu nous parler de cet aspect ? Est-ce que c’est un apport substantiel pour vous ?
M. d’E. : Je ne suis pas spécialement dans mon champ de confort pour parler de BGA.
On a trois jeux sur la plateforme :
Hanabi qui est un énorme carton et est passé d’un modèle gratuit à un modèle payant avec une transition, pas simple, mais qui s’est faite en douceur.
Happy City où cela nous a bien aidé au démarrage du jeu pour le vendre à l’export.
Et Trio, qui est une immense déception. Aussi curieux que cela puisse paraître, l’expérience de jeu en réel pour Trio est incroyablement plus forte qu’en ligne. Et la version sur BGA est un échec total. Je n’ai rien à reprocher au développeur qui a fait une belle adaptation du jeu.
C’est bientôt le FIJ, un festival qui lui aussi a énormément évolué depuis sa création. Quel est ton avis sur son organisation actuelle ?
M. d’E. : Je suis un très grand fan du Festival International des Jeux. Fidèle depuis 20 ans, j’ai vu cette manifestation prendre de l’ampleur au fil des ans avec un rayonnement qui va maintenant bien au-delà des frontières hexagonales. Pour moi, c’est un rendez-vous incontournable pour un éditeur de jeux car c’est à la fois un salon grand public de qualité avec une vraie diversité des publics mais aussi une manifestation professionnelle qui touche tous les métiers de l’édition et de la distribution.
Sans être obséquieux, je profite de la circonstance pour saluer l’organisation du Festival qui, par ses engagements et ses choix, a largement contribué à la mise en avant du jeu de société en France. Tout n’est pas parfait bien sûr mais les plus excèdent très largement les moins.
Quels sont les projets pour 2024 ?
M. d’E. : Bomb Busters, un jeu coopératif de déduction, qui sera présenté et joué à Cannes puis dans d’autres festivals avant sa sortie à l’automne prochain.
Jungo (nom non définitif), un petit jeu de cartes japonais qui est bien dans la suite de Trio.
Et tout début 2025, Top Ten Surprises qui est juste incroyable !
Peux-tu nous faire une petite recommandation avant de se quitter ?
M. d’E. : Trois recommandations :
Hitster, le jeu de chansons du moment ;
Dictopia, un formidable jeu de lettres ;
Focus, le jeu d’association d’idées à deux.
Merci beaucoup pour ton temps !
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morlockbob 13/02/2024
Toujours un plaisir de lire ce monsieur qui évite le blabla inutile. Et bon As d’or pour Trio (si , si)
Groule 13/02/2024
+1
Top Ten Surprises ? je dis oui. Les deux précédents ont fait l’unanimité ici.
ara 14/02/2024
Top l’interview comme d’habitude. Chapeau bas a Cocktail games et aux auteurs japonais : Trio, Love letters .. ils placent la barre très haut … on va essayer de relever le defi .. 🙂
atom 14/02/2024
Je rebondis sur la déception de Trio sur Bga, en tant qu’utilisateur de la plate forme “ça me semble logique”. Enfin disons que ça ne m’étonne pas plus que cela. En fait les jeux qui fonctionnent bien sur Bga sont surtout mécaniques, et Trio a une dimension sociale qui peut fonctionner en ligne si par exemple on joue avec des amis à distance, mais en réalité, on perd ce côté social et le jeu devient un peu trop mécanique. Sushi Go n’a pas ce “pb” il peut se jouer de manière purement mécanique.
d’Epenoux Matthieu 14/02/2024
Merci Atom pour cette explication de texte. Je n’y avais pas pensé mais pense que tu as tout à fait raison.
Fabien 14/02/2024
Matthieu je te trouve beau dans cette superbe veste Trio 🙂
Discours toujours constant et fidele a toi-meme ! Certains diront que tu radotes, mais c’est pour la bonne cause.
Passe donc nous voir a Montreal 😉