Terres d’Arle : on en parle
Essen est maintenant derrière nous, et il est assez étonnant de constater le peu de bruit généré dans nos contrées par Terres d’Arle, le petit dernier d’Uwe Rosenberg.
D’un point de vue international, sa pourtant très honorable 14e place actuelle au Essen Ranking Tracker, qui est le classement des jeux Essen 2014 selon leur notation par les utilisateurs du site BoardGameGeek, ne reflète pas tout à fait son exceptionnelle moyenne de 8,29 au moment où nous écrivons ces lignes. Seul un autre jeu fait mieux dans les 25 premiers, mais le faible nombre de notes (« seulement » 244 votants) influe sur le calcul.
Premières armes sur ce jeu de niche, à destination des experts et uniquement pour 1-2 joueurs.
La Frise en grand
Après avoir arraché le cello avec les dents et courageusement entrepris de soulager les 11 punchboards de leur contenu, on se rend rapidement compte d’une chose : ces messieurs de Feuerland Spiele ont vu grand. Les tuiles sont de dimensions généreuses, quasiment hors norme. Conséquence directe, les plateaux personnels, taillés en fonction, sont carrément gigantesques : une « petite » grange, de format A4, et un plateau domaine encore plus spacieux. Ajoutez à cela les deux plateaux communs : votre surface de jeu habituelle pour 4 joueurs y suffira à peine.
Dans un deuxième temps, on se dit que ce choix n’est pas que du luxe. La police et les différentes informations restent facilement lisibles, même sur les tuiles les plus chargées. Loger 6 bovins dans la même Double Stalle se fait sans trop peiner. Gros doigts, ce jeu a été pensé pour vous. Le confort de jeu sera idéal pour peu que vous n’ayez pas eu la mauvaise idée d’organiser ça sur une table de camping.
La qualité de l’édition est elle aussi au rendez-vous. Pas de doute, c’est une nouvelle fois de la belle ouvrage. Rien à redire sur les différentes épaisseurs d’éléments en carton : il va falloir être sacrément peu soigneux pour les dégrader. La présence d’une planche de stickers donne un peu d’allure aux marqueurs de denrées et jetons « ouvrier ». Ils permettent également de mieux différencier les vaches des moutons. Sans cela le blanc et le beige étaient un peu proches.
Nous avons détecté un unique détail colorimétrique pas spécialement heureux : la ressource Lin est verte pour ce qui concerne marqueur de ressources et pictogrammes, or le champ de lin tire lui sur le bleu/violet. Un peu curieux mais on s’y fait vite.
Le lot de sachets zip inclus suffit à trier efficacement l’ensemble, qui s’entasse pêle-mêle dans l’énorme boite sans insert. Sans être tout à fait pleine à ras-bord, la taille de cette dernière se justifie : un format inférieur aurait été un poil court.
Côté illustrations, Dennis Lohausen reste dans le sobre et le discret. Rien de spectaculaire, mais on peut difficilement dire qu’il n’a pas fait le job. Petit détail sympa qui renvoie à l’alternance de saisons du jeu : la même illustration principale a été déclinée en une version été sur le couvercle, et une version hiver sur le socle.
Un dernier mot sur le manuel VF : parfaitement traduit sous les auspices de Filosofia, il se boit comme du petit lait. Les différentes actions et effets de bâtiments y sont détaillés avec soin, et un système de renvoi numéroté vers une page de précisions lève tous les doutes. Pensez à vous y prendre à l’avance pour ingurgiter ses 20 pages tout de même. Deux aides de jeu A4 recto-verso et un bloc de scores pour quelques centaines de parties sont par ailleurs fournis.
C’est parti pour 9 semestres
Setup. A peine émoussés par la mise en place d’une durée proportionnelle à la tonne de matériel, nous passons à l’explication. Le cœur mécanique coule de source quand on a pratiqué du Rosenberg. Nous réaliserons 4 actions par joueur et par semestre, une par une chacun son tour (pour plus de précisions, la preview du jeu détaille tout ça).
On est bien aidés par les infos imprimées directement sur les plateaux : elles résument à peu près tout, et notamment les phases d’inventaires (l’équivalent de la récolte d’Agricola) qui sont différentes un semestre sur deux. Après un bon quart d’heure rien que pour prendre la mesure des actions d’Été et des outils afférents, nous démarrons sans avoir le courage d’inspecter un par un tous les bâtiments, et en zappant pour le moment les actions d’Hiver. C’est qu’on a hâte d’envoyer de l’ouvrier.
Été 1. Comme conseillé par la règle pour une première partie, nous avons sélectionné les 4 bâtiments vert clair. Ils ont la particularité de donner des bonus récurrents avant chaque inventaire de novembre. En construire un dès le premier semestre permettra donc d’en bénéficier cinq fois en tout sur la partie. Le monde d’Uwe étant bien fait, on débute avec suffisamment de matériaux. Sophie s’empare donc d’emblée de la Cabane de novice, qui cinq fois lui fournira un blé et un déplacement de Digue pour agrandir son domaine. J’opte de mon côté pour l’Atelier : un bois et la possibilité d’améliorer un outil. Ça, c’est fait.
Nous prenons ensuite des directions différentes : Sophie utilise une action d’Hiver (bien qu’on soit en Été, oui, c’est possible une unique fois par semestre) pour acquérir à l’avance un petit véhicule, la Brouette, qui lui permettra d’améliorer ses matériaux de construction ou d’aller visiter des destinations rapprochées. Pour ma part, je me sens ce soir l’âme d’un cultivateur : Charrue et labourage sont au programme.
Au niveau des outils, je dégaine le premier en me payant rapidement un niveau d’Etablis : il s’agit en fait d’un méta-outil qui permet d’améliorer plus d’outils par la suite. Ce faisant, je me mets un peu sur la corde raide en ressources, car chaque amélioration se paye en bois ou en argile, et mon pécule de départ a fondu. Il serait donc de bon ton de récolter plus rapidement ces matériaux de base. Pourquoi pas par exemple augmenter son nombre de Haches pour débiter 1 bois de plus par niveau ? Mais zut, chacun des 4 niveaux coûte lui-même 1 bois. C’est donc finalement un développement de longue haleine.
Été 3. On navigue plus ou moins à vue, mais on prend du bon temps. J’ai désormais deux Charrues, ce qui va me permettre de multiplier mes champs. Je vise à terme le Moulin, débouché pour mon blé qui devrait me soulager au niveau nourriture, car je suis obligé de bricoler pour fournir les 3 unités requises à chaque inventaire. Sophie n’a pas ce problème : elle a fait deux passages chez le Pêcheur, action qui inclut une amélioration gratuite des Pièges à poissons et rend donc la prochaine visite sur cette même case plus lucrative. Elle est par ailleurs rentrée de ses premiers voyages avec un appoint en nourriture qui lui permet de voir venir.
Côté animaux, j’ai rapidement adjoint un partenaire à mon cheval de départ, mais je ne décolle pas vraiment pour l’instant. Et il serait plus que temps de me doter d’un véhicule digne de ce nom, chose qui nécessite de payer un voire deux chevaux. Thématiquement, ils cessent de travailler sur l’exploitation pour tirer le véhicule en question. Mon adversaire est partie pour élever un petit cheptel de moutons. Ces derniers fournissent de la nourriture en fin d’Été (de même que les vaches, autres animaux laitiers), et de la laine en fin d’Hiver (spécifique moutons), en fonction d’un barème par seuil.
Hiver 6. Sophie vient de construire la Fabrique de Tissu, augmentant de deux niveaux ses Métiers à tisser. C’est un joli boost, car cet outil a la particularité d’être utile à la fois en Été pour le Tisserand de laine, et en Hiver pour le Tisserand de lin. Elle prend l’ascendant technique sur la réalisation de ces deux types de vêtements. Enfin, je tisse moins bien, mais ça ne m’empêche pas de prendre l’action avant. Car j’irais bien faire un tour à Bremen. Les habitants de cette ville sont prêts à me verser pas moins de 30 nourritures si je leur apporte un set des 3 types de vêtements du jeu. Cette escapade n’est ceci dit possible que si on dispose du plus grand véhicule. Chose qui ne se produira en fait pour moi que 2 semestres plus tard.
Dans le même timing ou presque, nous parvenons chacun à ériger un des gros bâtiments rouges, ceux qui valent 15PV. Ce sera L’Eglise du Village pour Sophie, le non moins romantique Château de Berum pour moi. Ils nous auront coûté assez chers, mais on ne crache pas sur le puissant effet immédiat qui vient avec.
Été 9. L’heure est au court terme, il faut rentabiliser ses 4 dernières actions. Les ultimes choix vont être source de calculs d’apothicaire. Entrepôt sur le tard, transformation d’une Forêt en Pré, asséchage de la dernière Tourbière sont autant de bons PVs qui peuvent être obtenus en dernière intention.
Au moment de lancer le décompte, nous n’avons aucune idée de qui est en tête. Sophie a plus d’animaux et a visité toutes les destinations possibles. De mon côté, j’ai augmenté un peu plus les outils, et j’ai plus de points de denrées grâce à mon Entrepôt qui double la mise. Mais c’est surtout la valeur cumulée des équipements de ma grange (19PV tout de même) qui va faire la différence, et me permettre de ravir la victoire.
Impressions sur le fil
De cette découverte de plus de deux heures et demi, nous sortons éreintés, mais convaincus, refaisant le match après coup. Nous avons eu de suite envie de rejouer, et anticipé la prochaine partie en allant regarder les bâtiments pas sortis sur cette première. Plutôt bon signe, ça.
La singularité du jeu, qui est l’alternance des semestres et des actions disponibles, est très thématique et fonctionne vraiment bien. On se prend assez facilement à planifier sur le semestre suivant.
Quoiqu’il en soit, c’est un Rosenberg, pur jus. Et comme je le laissais déjà entendre dans la preview, on ne peut pas dire que le monsieur se renouvelle particulièrement. Pris individuellement, il n’y a dans cette boite pas de mécanisme époustouflant ni même un tant soit peu surprenant pour qui a déjà pratiqué le genre. Dans les grandes lignes, on reste sur un jeu de placement d’ouvriers, de collecte et de transformations de ressources, où presque tout vaut des points.
En regardant dans le détail maintenant, ce nouveau titre confirme une tendance de l’auteur, amorcée avec Caverna. Celle de proposer dorénavant des jeux plus typés « boite à outils », moins contraignants. On doit toujours fournir un peu de nourriture à intervalles réguliers, mais les nombreuses manières de s’en procurer des quantités substantielles laissent la part belle à un développement assez libre. On est loin d’être sous la pression que tout joueur d’Agricola connait. Même si l’action que l’on convoitait est prise par l’adversaire, des contournements pour arriver à ses fins existent. Notamment, le très pratique Bateau de tourbe permet d’échanger de la tourbe contre n’importe quelle denrée manquante.
Peu de malus viennent pénaliser telle ou telle partie du jeu éventuellement ignorée, ce qui fait que l’ultra-spécialisation peut s’avérer valable, au contraire là encore d’un Agricola dont la grille de score impose presque de faire un minimum de tout. Ici, on peut finir avec aucun animal ou aucun champ, pas de problème. Une tourbière non asséchée vaudra par contre un très punitif -4PV, qu’il convient d’éviter autant que possible.
La gestion des animaux induit elle aussi un feeling légèrement différent. Le jeu est très généreux au niveau de la capacité d’accueil : chaque case inutilisée du domaine permet déjà d’accueillir 2 animaux du même type, sans avoir à clôturer. Et on débute la partie avec de nombreux emplacements vacants à disposition : 3 dans une Stalle et 5 sur les digues). Les naissances ne sont plus limitées à une par type d’animal, mais il faut par contre disposer des bâtiments adéquats. Car les couples ne se reproduisent que s’ils ont un toit, c’est connu. Au vu des ressources générées par les animaux à chaque inventaire, sans compter les visites potentielles chez le Boucher, ce moteur peut s’avérer assez fructueux si on l’amorce sans trop attendre dans la partie.
Les véhicules créent quant à eux des dilemmes d’optimisation permanents. Vais-je transformer mon bois en madrier, dont j’ai besoin pour tel bâtiment, ou vais-je plutôt visiter Beemoor pour 2 nourritures ? Mais si je fais au contraire un Vêtement d’hiver et que j’attends encore un semestre, je pourrais aller à Norden et alors gagner 11 nourritures. Miam !
Autre effet sympa, le « retournement » d’un élément. Lorsque l’on gagne ce type de privilège, on a plutôt l’embarras du choix : véhicules, stalles, forêts, tourbières… tout est bon à upgrader.
Enfin, les bâtiments proposent en majorité des avantages immédiats, « one shot », et peu de pouvoirs permanents. Mais cela suffit pour déjà bien orienter son jeu. Leur tirage aléatoire lors de l’installation est la variable qui garantit un certain renouvellement des parties. Difficile de dire si la proportion de bâtiments non joués tiendra l’épreuve d’une pratique intensive, toutefois à vue de nez, le nombre de combinaisons à explorer me semble assez important.
Pas de tromperie sur la marchandise
Tous comptes fait, Terre d’Arle s’avère pour nous très prometteur. Il ne plaira bien sûr pas à tous les publics, et seuls les habitués apprécieront les subtiles différences avec le reste de la ludographie Rosenberg. La cause semble même plutôt perdue d’avance pour les réfractaires au style, surtout que la configuration exclusive deux joueurs (ou solo) restreint encore le profil cible.
Pour ceux qui en font toutefois partie, si la durée de 2 heures (que l’on imagine diminuer avec l’habitude, mais relativement peu compressible tout de même) ne vous effraie pas, sachez que vous trouverez un jeu abouti, fruit d’une longue maturation des mécanismes de prédilection de l’auteur au fil de son expérience de game design. Terres d’Arle ne propose qu’une unique configuration, et est du coup parfaitement calibré pour cet exercice spécifique.
Pour conclure et, qui sait, vous convaincre de lui donner sa chance, voici en toute lucidité un résumé des principales caractéristiques que je retiens :
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Un jeu de Uwe Rosenberg Illustré par Dennis Lohausen Edité par Feuerland Spiele, Z-Man Games, Filosofia Pays d’origine : Allemagne Langue et traductions : Allemand, Anglais, Français Date de sortie : Essen 2014 De 1 à 2 joueurs A partir de 12 ans Prix boutique constaté : 55€ |
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masterbouh 13/12/2014
Merci pour cet excellent article qui retraduit très bien mon sentiment sur ce jeu
Nous en sommes à notre 4ieme partie de terre d’arles que je trouve vraiment très bien dans son genre. Jusqu’à présent, nous avons exploré des stratégies assez différentes à chaque partie car le jeu est vraiment très ouvert.
SleuthGames 13/12/2014
Merci !
Les photos sont super, elles sont là, en grande taille, mais elles ne sont pas cliquables, pourquoi ?
Grovast 13/12/2014
C’est peut être lié à la façon dont je rédige mes articles.
En fait, l’idéal serait d’avoir des thumbnails (pour éviter un trop gros chargement à l’ouverture de l’article complet), et des liens vers la photo agrandie, en mode galerie (suivante/précédente).
Je vais me pencher sur la question pour mes prochaines contributions. Mais c’est du boulot.
Djinn42 13/12/2014
Ce jeu a l’air particulièrement intéressant. Non, ce n’est pas une boîte d’Agricola sur ma table de nuit.
Angie 04/01/2017
Moi je voudrais la boîte juste pour depuncher … Sinon, jeux à deux déjà ça m’interpelle, et tu le vends plutôt bien. À suivre
Grovast 04/01/2017
Ça fait un peu cher la séance d’odeur de carton, mais pourquoi pas.
Et avec le recul deux ans plus tard, j’ai toujours une opinion favorable du jeu, bien qu’il ne sorte pas assez (mais ça c’est pas vraiment sa faute)