Marrakesh : un jeu qui fera datte ?
Stefan Feld est pour le moins un auteur prolifique, depuis 2005 il a réalisé 68 jeux et non des moindres. Dans les années 2010 il était l’auteur incontournable dont on aimait suivre les créations année après année pour découvrir ses mécaniques originales avec ses thèmes improbables et sa salade de points (ou Feld Salad, qui n’est autre que le nom allemand de la mâche, ça ne s’invente pas). De son cerveau fécond sont sortis des chefs d’œuvres comme Les châteaux de Bourgogne, Bora Bora, Trajan et tant d’autres. On lui pardonnera des titres moins marquants comme Merlin ou des essais originaux mais pas au goût de tous comme L’oracle de Delphes.
Ces derniers temps le bonhomme se faisait plus rare, se contentant surtout de jeux réédités avec la gamme City Feld, des jeux de renom avec un thème de ville : Hamburg, Macao, Amsterdam, Bora Bora, Cuzco, etc.
Marrakesh est sorti d’abord dans une version Deluxe surdimensionnée (et dispendieuse) et fut auréolé d’un Diamant d’or. Etant donné le positionnement de ce label (Euro expert), de quoi nous intéresser et voir ce qu’il a dans le ventre la boite.
Visite de Marrakesh
Durant trois saisons nous allons planter notre verger de dattes et les récolter, avancer sur une rivière pour y récolter des bonus, monter les marches du palais ou de la mosquée, construire les portes de la ville ou réaliser sa traversée du désert pour y glaner des objectifs. Oui, on ne va pas se le cacher plus longtemps, le thème est là pour l’habillage, mais ce n’est pas vraiment une surprise.
L’art de la maitrise du facteur Aléa
Le sieur Feld aime jouer avec l’aléatoire, il a compris que c’était un élément qui pouvait ajouter de l’incertitude et de la vie à un jeu. Mais c’est toujours un aléa que l’on peut maîtriser partiellement – ou jouer avec. Il construit de l’aléa avec des cartes, avec des dés qu’il utilise de mille façons différentes. Par exemple, les dés de Bora Bora qui ont un pouvoir de nuisance quand ils sont faibles et offrent une interaction piquante ; ou bien ceux que l’on place autour de la roue de Macao…
Cartes, dés, cubes, maintenant keshis
Dans Marrakesh on retrouve la tour à cube qu’il avait utilisée sur Amerigo. Nous avons tous 12 keshis de 12 couleurs différentes. Tous en même temps on choisit 3 keshis qui vont déterminer les actions que l’on va réaliser à cette manche.
On rassemble tous les keshis et on les lâche dans la tour qui en piège certains. Ensuite, dans l’ordre du tour, les joueurs vont prendre un ou deux keshis d’une même couleur pour avancer sur les pistes correspondantes. On sait les keshis que l’on va jouer, pas ceux que les adversaires vont prendre, et enfin on n’a évidemment pas connaissance de ce que la tour va relâcher. À nous de nous adapter à ces incertitudes.
La suite du tour est simple : on réalise les trois actions que l’on avait programmées dans l’ordre de notre choix. Par exemple : je joue sur la rivière et j’avance d’autant que mon avancée sur la piste éponyme – au début probablement d’un ou deux coups de pagaie (avec éventuellement la dépense de jetons eaux pour aller plus loin), mais vers la fin peut-être bien plus.
Les mini jeux
L’auteur tisse sa mécanique autour de plusieurs « minis jeux » (c’est un peu son autre particularité) comme des modules indépendants qui permettent actions et points de victoire tout en restant imbriqués avec les autres actions (pas si indépendantes en fait).
Marrakesh en est fourré puisque chacun de nos keshis donne accès à un de ces modules imbriqués. Avec le palais et la mosquée, j’avance mon Meeple d’autant que l’avancée de la piste et je vais pouvoir gagner un bonus plus ou moins fort selon la progression de mon autre Meeple, on doit donc essayer de les avancer en rythme. La Grand Place me permet d’activer une action en tournant mon disque et de gagner entre 1 à 3 fois le bonus (selon le nombre de spectateurs), le placement et la programmation devront être mûrement réfléchis. Sur l’Oasis, je peux débloquer des objectifs qui me donneront des points en fin de partie éventuellement.
Avoir des Erudits m’offre le pouvoir, moyennant paiement de quelques dattes, d’obtenir des bonus immédiats ou permanents qui me permettent de contourner des règles ; construire des portes est un excellent moyen de marquer des points de victoire – et en sus je peux monter la piste qui correspond à la couleur de ma porte. Je peux aussi faire du troc pour des objets de valeur qui me donneront eux aussi points de victoire et éventuellement quelques ressources.
Chacun de ces « mini-jeux » est imbriqué dans le grand jeu, si j’ai raté l’occasion de réaliser une action, je vais pouvoir me rattraper autrement, c’est ainsi qu’ils réussissent à être ludiques. Ils demandent à être optimisés afin de maximiser les gains bien sûr : par exemple si je réalise l’action Porte je peux l’activer autant de fois que j’ai de Gardes sur ma Tour, ce qui va éventuellement me donner des bonus. Si je souhaite me lancer dans la stratégie Erudits et Parchemins, il va falloir que je le couple avec un verger de dattes bien fourni pour payer lesdits Parchemins.
L’auteur sait nous éprouver dans des dilemmes savamment distillés. La rivière va octroyer des bonus à chaque joueur qui a atteint des paliers, et un bonus plus intéressant encore à celui qui est devant à la fin de la manche. À la fin de la manche vient le moment où il faudra subvenir aux besoins des citoyens (comme dans Trajan). Concrètement payer des dattes, dinars et eaux selon la tuile de départ que l’on aura choisie. Attention, les contrevenants s’exposent à une perte en points de victoire mais aussi à la saisie de la totalité des ressources. Autant dire que l’on fait tout pour que cela n’arrive jamais ! D’autant plus que la manche suivante, une tuile sera ajoutée et l’on ne perdra plus 4 mais 8 points de victoire – et 12 en dernière manche.
Et le hasard ?
Si vous n’aimez pas l’aléatoire, je ne sais pas si je vous conseillerais le voyage, car il en est rempli : vous jouez des keshis pour éventuellement les récupérer dans la phase suivante, mais si la Tour en a décidé autrement vous pourrez ne jamais en voir la couleur, il faudra donc s’adapter. Dans le même ordre d’idées, les tuiles objectifs sont cachées : quand vous allez les découvrir, vous allez peut-être réalisé que cela ne colle pas vraiment à votre plan de jeu. Pour ma part, si le cas des tuiles objectif me dérange un peu, je trouve que le hasard de la Tour ajoute un principe d’incertitude qui favorise le jeu. Mais je conçois que cela puisse faire râler un petit peu.
Keshi keshi aye aye aye ?
Il existe trois édition différentes du titre : une collector avec des game trayz, des plateaux double ou triple couches (comptez la bagatelle de 180€ !) , une version classique un peu moins luxueuse, mais somptueuse tout de même (comptez 140 €) avec ces 300 keshis en bois, et enfin une version pudiquement nommée Essentiel (80€), pas de double couches, pas de rangements, que des sachets en plastique, des jetons en carton au lieu du bois, moins de keshis. Cette version fait le job – en plus elle a l’avantage de moins prendre de place sur la table, chose que j’apprécie. Par contre, carton rouge pour la règle en français disponible uniquement en PDF ! Attention, le jeu est bien fourni en icônes, et il faudra garder pas loin le petit addendum quand le besoin s’en fera sentir pour s’y référer.
Marrakesh se prête à des extensions et des variantes et ça tombe bien il y en a quelques-unes dans la boîte afin de varier les parties (d’ailleurs l’auteur et l’éditeur ont sorti une nouvelle extension sur Kickstarter, on en parlait ici).
Bilan
Au final, Marrakesh est un bon jeu de l’auteur, celui-ci parvient à se renouveler en allant piocher des bonnes idées dans ses anciennes créations. Avec sa mécanique de Keshis il nous oblige “à faire de tout” ; mais à quel moment le faire ? On est très libre dans la construction de son moteur de jeu. Le thème est anecdotique, mais on le sait : on monte des pistes, tourne des roues, achète des tuiles.
Une vraie salade de points comme les affectionne tant l’auteur : on peut marquer des points avec le Souk, avec la rivière, etc. Chaque « mini jeu » a son fonctionnement, et en fin de partie on ajoutera les objectifs réussis (trois compteront uniquement) plus des zones totalement complétés.
Lors de ma toute première partie, je me suis senti noyé dans les choix, j’avais du mal à fixer ma stratégie, à construire pour contrer l’aléa de la Tour. Le ressenti au départ peut être assez étrange car on va jouer des keshis dans la Tour que l’on ne prendra probablement pas. Puis, lors des sessions suivantes, j’ai pris mes marques et j’ai retrouvé ce que j’aime chez l’auteur : la planification, puis l’imbrication – ce sentiment qu’il existe toujours un moyen de faire autrement, de s’en sortir avec un plan B. Bref, je suis revenu à ce que j’aimais dans des titres comme Bora Bora, les Châteaux de Bourgogne ou encore Trajan, sans toutefois qu’aucun de ces titres ne soit égalé. Cela dit, la profondeur de jeu s’avère conséquente. D’ailleurs, attention à la constipation neuronale (analysis paralysis).
Le Diamant d’or est mérité, probablement, mais peut-être a-t-il aussi bénéficié d’une année un peu faible en Eurogames.
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Ihmotep 06/11/2023
Un jeu qui fait consensus. Finalement via sa multitude d’aspects il y a forcément quelque chose qui plait (moi c’est la planification des Keshis) mais également des points qui risquent de faire grincer des dents (pour moi trop d’aléatoire). Plaisant certes, mais j’avoue que je ne comprend pas comment il a pu être devant Carnegie (au hasard et aucun rapport avec mon amour pour ce jeu ^^), et je ne parle pas de l’absence de Bot Factory ^^
Grovast 07/11/2023
Je me retrouve bien dans l’article, avec une connotation encore un peu plus mitigée toutefois.
Le jeu est assez solide, avec plusieurs bonnes idées. Pour autant on est quand même globalement sur du réchauffé, et très loin des meilleurs Feld à mes yeux. Il faut effectivement accepter un niveau de maitrise très relatif. Sur un jeu de cette durée cela me pose problème.
Cette surproduction à des tarifs prohibitifs (et éhontément crowdfundés…) rajoute à la mauvaise tournure que, je trouve, prend l’auteur. S’engager tant et plus avec Queen Games, c’est cautionner leurs pratiques. Alors oui la raison est probablement financière, puisque son revenu est en pourcentage du prix éditeur, mais cela me déçoit.
Umberling 09/11/2023
J’ai eu du mal à trouver les minijeux satisfaisants en soi ici et si d’aucuns sont un peu quelconques, d’autres me sont même pénibles (la roue du marché). Maintenant, les Kechis, c’est séduisant sur le papier mais pas super en vrai (en tout cas pour moi). On fait un peu de tout, et surtout beaucoup de pas grand-chose. J’ai joué pour la première fois aux Châteaux de Bourgogne il y a peu et c’était autrement mieux 🙂