L’Insondable tristesse
Comme dans tous les domaines culturels, et peut-être plus qu’ailleurs, le monde ludique a ses légendes. Des œuvres cultes devenues introuvables parce que plus éditées et gardées jalousement par leurs propriétaires, ou bien vendues à prix indécents sur Ebay ou autre. Et puis un jour, c’est la liesse : un éditeur se penche sur l’objet d’adoration et le ré-édite, pour la plus grande joie des fans.
Et bien ce n’est pas du tout comme ça que j’ai accueilli la nouvelle de la sortie de L’Insondable, ré-édition de Battlestar Galactica.
Pour rappel, Battlestar Galactica (BSG pour les intimes et les fainéants qui commencent un article et ne veulent pas réécrire 40 fois ce nom un peu long) est une adaptation de ce qui est, en toute impartialité, la meilleure série SF de tous les temps, et qui porte le même nom. Le résultat était, là aussi en toute impartialité, le meilleur jeu de tous les temps, et donc malheureusement plus édité et introuvable. Jusqu’à ce que FFG se penche sur son cas et le ré-édite mais… re-thémathisé (pour des raisons de licence crois-je savoir). Exit l’espace et les vaisseaux spatiaux, nous voilà embarqués sur un bateau de croisière attaqué par des créatures issues des profondeurs, nageant en plein univers Chtulhu.
Comme je le disais, j’étais plutôt « frileux » en apprenant cette sortie : la réussite du jeu d’origine est d’être une excellente adaptation de son matériau de base, et de parfaitement retranscrire l’ambiance de la série éponyme. Du coup, enlever cet élément, et pour en plus le remplacer par le thème surexploité de Lovecraft, ça n’a vraiment rien pour m’enthousiasmer. Mais alors rien.
Comme toujours, il faut laisser sa chance au jeu et le juger une fois joué et non avant, alors voyons comment il s’en sort au regard de l’héritage de son illustre ancêtre..!
Jetons-nous à l’eau
Commençons par une petite explication de gameplay, pour ceux qui voudraient sauter le Ludochrono. Nous sommes tranquillement en train de faire une croisière pour traverser l’Atlantique, quand notre navire est attaqué par des Profonds, ainsi que leurs parents pas sympathiques, j’ai nommé Père Dagon et Mère Hydra. Il va nous falloir, à notre tour, choisir deux actions à effectuer (se déplacer, s’équiper, repousser les monstres, réparer le navire, etc), soit en jouant des cartes, soit en fonction de là où on se trouve. Cela permettra de survivre assez longtemps pour tenir jusqu’à la fin du jeu, seule façon de gagner.
Une fois le tour d’un joueur terminé, le « jeu agira » à son tour avec une crise à résoudre, souvent en dépensant des cartes. On aura en effet des tests pendant lesquels on placera des cartes face cachée dans un paquet, que l’on mélangera et révélera ensuite pour voir si on a réussi. Les cartes ont des valeurs différentes, et pour chaque test, certaines compteront en positif et d’autres en négatif. Et oui, car le jeu est un jeu coopératif, mais avec des traîtres ! Certains d’entre nous sont en fait des hybrides qui sont secrètement du côté des sales bestioles, mais certains ne le découvriront qu’en milieu de partie. Pour ces créatures cachées, il faudra bien sûr pour gagner que les autres perdent.
Cette ré-édition reste donc dans les grandes lignes fidèle à l’original. Mais dans les grandes lignes seulement.
Fidèle à ses origines ?
La première chose que j’ai pu remarquer, c’est que le jeu avait été simplifié pour le rendre plus fluide. Par exemple, dans le jeu original, les traîtres avaient chacun une action spéciale et unique à faire au moment où ils se révélaient. Cette action était écrite sur leur carte rôle, et donc il fallait la lire au moment où on découvrait la carte… ce qui pouvait être « un peu » suspect car les non-traîtres de leur côté n’avaient qu’à lire un simple « vous êtes un humain ». Du coup, le jeu obligeait les joueurs à déterminer un temps pendant lequel chacun devait regarder sa carte pour que les traîtres ne soient pas démasqués de cette manière, ce qui était fort peu élégant il faut en convenir. Ici, cette action est liée directement au personnage, donc on peut la lire quand on veut. C’est plus malin. Un point pour L’Insondable.
De même, dans BSG, il y avait plusieurs types de vaisseaux : ceux qui attaquaient et ceux qui cherchaient à infiltrer notre vaisseau spatial. Point de cela ici : les ennemis font les deux en même temps, et leur arrivée est mieux gérée au niveau de son timing. Voilà qui simplifie les règles et donne un vrai plus à l’immersion, car on visualise mieux le bateau assailli de toute part par les monstres. Là aussi j’apprécie. On aura également des cartes « sortilèges », l’équivalent des cartes Quorum de BSG, au fonctionnement plus simple et plus instinctif.
Cette simplification a néanmoins un pendant : les personnages sont moins typés, car tout le monde peut tout faire, là où dans BSG, certaines actions étaient spécifiques à une classe de personnage. Ici tout le monde pourra combattre, et c’est ainsi souvent l’action que l’on aura à faire. Avec les objets que l’on peut en plus trouver (là aussi une innovation de cette édition), on peut même ainsi avoir des bonus comparables à ceux que l’on a au départ. Dommage, cette asymétrie faisait aussi parti du charme du jeu à mon sens. Par contre, il faut reconnaître qu’en temps que vétéran de BSG, j’ai été agréablement désarçonné par ces nouveaux personnages que je ne connaissais pas, et qui ne sont pas uniquement des copies paresseuses des pouvoirs de BSG.
L’immersion et la narration sont aussi renforcées avec des cartes Crise qui se déclenchent uniquement si certains personnages sont en jeu. On sent l’idée empruntée à Dead of Winter, mais comme c’est une bonne idée, moi je dis oui. J’aime bien aussi comment le bateau se « déplace » par rapport aux monstres : comme il est fixe (c’est le plateau de jeu), c’est eux qui bougent.
En première approche et en début de partie, je dois reconnaître que le jeu a plutôt commencé par faire fondre mes réticences initiales. Malheureusement, il n’est pas resté sur cette lancée…
Père Dagon raconte nous une histoire d’horreur
En effet, il y a aussi quelques innovations qui m’ont moins convaincues. Tout d’abord, la piste du sort : dans l’Insondable, en plus de faire progresser la piste de « voyage » (celle qui vous rapproche de la fin de partie), on aura également un sortilège qui va petit à petit progresser et qui, quand il est lancé, tue ceux qui sont à l’extérieur du bateau, monstres, passagers non-joueurs et personnages inclus. Du coup, cela peut être un moment positif pour un camp ou pour l’autre. Sur le papier, j’aime beaucoup cette idée de timing. Une des forces de BSG est que, malgré des parties un peu longues, le jeu réussit à avoir un tempo entre des phases plus tendues et des phases où l’on peut se préparer à la tempête (qui ne manquera pas d’arriver). Ici, on essaie de remettre cette dimension, mais avec une gestion du timing et de la prise de risque en plus.
Le problème, c’est que cette approche prend un risque important, car dans un jeu comme celui-ci, avec une asymétrie forte, l’équilibrage est un élément central et très fragile. Il faut donc y aller avec précaution quand on rajoute un élément inévitable qui avantagera un camp ou un autre. Or, on va le voir, l’équilibre sera un sujet ; mais qui dépasse cette mécanique sur laquelle je suis encore ambivalent.
Là où je le suis moins, c’est sur le design : certes il ne me plaît pas, mais je n’irai pas dire que c’est parce que c’est laid, c’est clairement travaillé mais ne correspond juste pas à mes goûts. Par contre, quelle erreur que les couleurs choisies pour les cartes qui pour le coup se ressemblent ! Cela sème pas mal de confusion, car on n’arrive pas à bien les différencier.
Si j’ai trouvé que dans l’ensemble le jeu était plus fluide et plus léger en termes de règles, sur certains aspects, il a au contraire été rendu plus complexe. La gestion des dégâts sur le navire par exemple est plus lourde. Et là où le jeu avait simplifié les choses en ne mettant qu’un seul type de monstre, il s’est au contraire compliqué la vie en mettant deux « gros monstres », qui ne feront pas la même chose une fois activés. Le papa fera des petits, là où la maman poulpe attaquera le navire (on apprécie l’inversion des rôles au passage). Le problème c’est qu’avec ça, on se demande à chaque fois lequel des monstres est activé avec tel ou tel icône, et quelle figurine représente quel monstre… J’imagine qu’on s’y fait à la longue, mais bon.
Outre la thématique qui ne me plaît pas trop, on a parfois des effets qui semblent un peu contre intuitifs thématiquement parlant. Par exemple pourquoi diable ces passagers sortent se promener sur le pont alors que les monstres attaquent ?! C’était déjà un peu le cas dans BSG, mais là ça m’a encore plus frappé. Encore plus avec les traîtres révélés : ceux-ci, quoi qu’il arrive, restent sur le bateau ! Il me semble pourtant que j’aurais tendance à les renvoyer faire joujou avec papinou et maminette dès que l’occasion se présente, mais bon.
Mama Hydra, Here I go Again
Mais là où le bat blesse vraiment pour moi, c’est justement au niveau du traitement des traîtres, surtout en seconde partie du jeu, lorsqu’ils sont révélés. En effet, la partie « infiltrée » est très similaire à BSG : on pourrit les tests en essayant d’être quand même discret, et on essaie de ne pas être trop efficace dans nos actions. Problème : comme il y a toujours des monstres à abattre, on peut toujours avoir cela à faire, et c’est donc bien difficile de faire moins que ça. Même un traître peut alors avoir un rôle tout à fait positif dans l’équipe, et pire, on peut avoir intérêt, même si on pense l’avoir démasqué, à continuer de le laisser agir. Tant pis pour l’ambiance paranoïaque… Et tant pis pour tout le côté fun des traîtres.
D’autant qu’une fois révélé, le jeu devient encore moins marrant. En effet, les possibilités offertes aux joueurs dans ce cas là sont finalement drastiquement plus faibles, puisqu’on peut en réalité faire presque uniquement les mêmes actions qu’avant ! Certes, on aura accès à un paquet de cartes, les traîtrises, qui ouvriront le champ des options, mais elles ne sont finalement pas si intéressantes que ça.
Pire, dans notre cas, elles se sont même révélées être une impasse stratégique : ces cartes peuvent être aussi utilisées pour pourrir le paquet des cartes aléatoirement ajoutées à chaque test, et donc le rendre plus difficile. En tant que traîtres, nous étions partis sur cette stratégie avec ma partenaire, et on y est très bien arrivé : toutes les cartes traîtrises ou presque se sont trouvées dans ce paquet. On a donc un peu poussé le jeu dans ses retranchements, avec une situation plutôt extrême qui aurait dû, donc, profiter largement aux traîtres. Cela a été totalement l’inverse. En effet, une fois les cartes dans ce paquet, on ne pouvait plus, nous, les piocher et s’en servir pour leurs effets ! Et puis, quand les joueurs se retrouvaient avec la possibilité d’avoir un effet négatif ou de rajouter des cartes dans ledit paquet, ils pouvaient sans soucis choisir la seconde option, car celle-ci n’avait aucun effet !
En plus de ça, comble de la malchance, ils n’ont plus eu à faire de test ! Certes, cette situation vient d’un tirage malheureux pour nous, mais elle a été amplifiée par un très mauvais choix opéré dans l’équilibrage du jeu à mon sens. Comme dans BSG, les joueurs peuvent être envoyés en prison, ce qui est plutôt pénalisant. Enfin normalement. Un des effets de la prison dans BSG est que l’on ne pioche pas de cartes Crise à la fin de son tour. Ces cartes Crise ont trois effets : une crise à résoudre, qui au mieux n’aura pas d’effet, au pire aura des effets négatifs pour les joueurs non-traîtres. On aura également une avancée du bateau ou du sortilège, un effet plutôt positif pour les joueurs, et une attaque des monstres, qui est en faveur des traîtres. En résumé : deux effets plutôt favorables aux traîtres, contre un défavorable. Et bien dans l‘Insondable, en prison on pioche bien cette carte Crise, mais c’est uniquement la crise à résoudre qui n’est pas résolue, on fait bien les deux autres, ce qui enlève un effet négatif pour les joueurs. Le résultat est qu’il peut donc être tout à fait intéressant pour certains personnages d’êtres envoyés en prison ! Là aussi, l’effet censé être négatif devient positif, ce qui peut décevoir les joueurs traîtres qui l’ont déclenché.
Soyons clair, j’ai vraiment passé un mauvais moment sur cette fin de partie.
Sans surprise, l’équilibre du jeu s’en trouve grandement affecté. Outre le sentiment de totale impuissance quand on voit nos actions être contre-productives – pas du tout agréable pour les traîtres – on se retrouve avec un camp qui, d’après les retours d’autres joueurs, gagne très très rarement. (On est à zéro victoire sur une demie douzaine de parties pour le groupe que j’ai interrogé).
Suis-je devenu fou ?
Vous l’avez compris, je n’ai pas été convaincu par cet Insondable. Il faut dire que BSG tenait du miracle : un grand nombre des mécaniques présentes dans le jeu viennent d’abord du thème, et c’était très improbable qu’elles fonctionnent si bien. On avait vraiment le sentiment d’un jeu qui était parti de son thème pour créer sa mécanique, rendant les deux indissociables. Le problème de l’Insondable, c’est qu’il fait la démarche inverse : il a dû adapter un thème à cette mécanique. Et du coup, même si celui-ci est plus facile d’accès (pas besoin d’avoir lu Lovecraft pour saisir les enjeux), l’osmose fonctionne forcément moins bien. Difficile par exemple de vraiment suspendre sa crédulité quand on découvre qu’on est à moitié homme-poisson au milieu de la partie…
Par ailleurs, le jeu a été adapté pour son époque : rendu plus fluide, plus intuitif, il est plus… efficace. BSG était beaucoup plus lourd, sans aucun doute, mais il ouvrait aussi plus de possibilités. Peut-être que des choses étaient superflues et ont été gommées ici, parce qu’elle n’avaient du sens qu’avec ce thème. Mais c’est aussi cela qui pour moi faisait la richesse et le charme du jeu, cette maladresse si vous voulez, cet arbitrage en faveur de la fidélité à l’œuvre originale au prix de mécaniques parfois trop compliquées. Quelque part, on sent bien les deux époques et l’évolution du monde du jeu à travers ces deux œuvres, avec des attentes et des questionnements différents.
Il m’est donc difficile de condamner totalement cet Insondable. Il correspond à mon avis plus au public actuel, qui le jugera peut-être moins durement que moi, même si les problèmes liés aux traîtres révélés risque d’être rédhibitoires si mon expérience se répète.
C’est toujours un bon jeu, mais je doute néanmoins qu’il réussisse à devenir aussi culte (dommage pour un jeu sur Cthulhu ^^) que son aîné, justement peut-être, parce qu’il a été trop lissé. Je lui sais gré néanmoins, d’avoir évité les poncifs habituels sur le monde des Grands Anciens…
Pour terminer, je vous partage une réflexion qui m’est venue en écrivant cet article : le sujet des ré-écritures partielles d’œuvres littéraires ou cinématographiques, de changement dans les éditions d’ouvrage, revient régulièrement sur la table. Et pourtant jamais on ne s’y penche dans le cas du jeu, où il est communément admis que l’on peut sans sourciller une seconde, refaire un jeu, en changeant complètement son thème, donc en le bouleversant totalement. Une telle réflexion ouvrirait pourtant des réflexions importantes sur ce qu’est un jeu, ce qu’est une œuvre, et pourquoi les modifications sur les uns ne sont pas un sujet quand celles sur les autres déclenchent des polémiques. On aurait alors ici un bien beau cas d’école à étudier ! Ça sera pour une prochaine fois peut-être. 😉
Crédits photo : André Nordstrand
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J’étais aussi un fan de la première heure de BSG où j’ai passé plusieurs parties à m’écharper avec des gens qui finalement étaient dans mon camp. Mais je crois qu’il faut regarder ce jeu comme une madeleine de Proust. Il avait de nombreux défauts : les pouvoirs de personnages ne se valaient pas et pouvaient engendrer de la frustration. Les pilotes priaient pour réussir le lancer de dé, quant à ceux qui réparaient le vaisseau étaient d’un ennui profond comparé aux leaders politiques et à l’amiral. De plus, il était assez difficile de pourrir les votes en restant discret en tant que cylon si on n’était pas leader politique ou amiral. Et pourtant c’était la grosse possibilité de mettre le vaisseau en péril. Malgré ses défauts, j’ai adoré y jouer, surtout si j’étais leader politique ou amiral en fait ou cylon leader mais pour ça il faut une extension.
J’ai fait 4 parties d’Insondable et j’ai été également déçu. On y retrouve le gros défaut de BSG : le système de vote assez limité pour pourrir le truc. Et puis j’ai joué deux fois le traitre et j’ai trouvé que je n’avais pas à faire grand-chose, les vagues de monstres étaient tellement puissantes que je pouvais attendre patiemment que le jeu roule sur mes adversaires. On n’a peut-être pas eu de chance dans le tirage des cartes crise mais du coup je me suis senti frustré car c’est le jeu qui a gagné, pas moi.
Dans la même idée de jeu je préfère largement The Thing où la suspicion est absolument partout, où ce n’est pas le jeu qui joue contre nous mais bien les joueurs et où l’éventail des possibilités pour pourrir la situation est bien plus large.
BSG c’était génial mais à son époque.