L’Île au Trésor, le jeu préféré de Stevenson
L’île au trésor n’est pas :
- un jeu de pose d’ouvriers
- un deck-building
- un jeu d’associations de mots
- un jeu de majorité
- un jeu d’enchères
- un jeu de dés
- un jeu de gestion de main
- un jeu de draft
- un jeu de stop ou encore
- un jeu de pose de tuiles
- un jeu de Roll & write
- un jeu de transport de marchandises…
- une liste.
Bref.
Il sort des sentiers battus, et rien que pour ça, on l’aime déjà. (Et des sentiers à battre, vous allez en avoir dans ce jeu !)
Pensez un peu au roman éponyme de Stevenson. On a une île (check), des pirates (check), un trésor caché (check), une course pour le retrouver (check), de la bataille (pas check). (Eh non, pas de bagarre : il faudra aller sur la foule de titres un peu plus “pan dans ta binette”, disons Rum & Bones, pour avoir sa dose de bagarre enflammée.)
L’ADN d’une chasse au butin
En réalité, l’ïle au Trésor appartient à la petite famille des jeux de “chasse à l’homme” tels que Fury of Dracula ou Garibaldi, tous descendants de Scotland Yard. Des jeux profondément asymétriques, où un joueur essaie de s’échapper et les autres de l’attraper. Sur notre île, c’est du chacun pour soi pur et dur, et nous ne chassons pas tellement un homme, mais plutôt son trésor. Et ce petit twist est tout bonnement excellent. Car qui dit chasse au trésor dit fouille, creusage, cartographie. Ce parti pris entraîne donc avec lui une série de nouveaux outils : compas, boussoles, règle et feutres qui seront là pour nous aider très concrètement, très manuellement, en tant que pirates, à explorer l’île de fond en comble. L’Île au Trésor, c’est un peu l’approche Montessori du jeu de société. Et puis, impossible de ne pas le mentionner, le travail époustouflant de Vincent Dutrait (soutenu par Sabrina Tobal pour le plateau central) est un véritable appeau à aventures. Quel décrochage de rétine !
Riez, cré tonnerre ! Riez ! Avant que l’heure soit écoulée, vous rirez à l’envers. Ceux qui mourront seront les plus heureux. – Robert Louis Stevenson
Au début d’une partie, vous choisissez votre rôle. Soit vous êtes Long John Silver et vous devez planquer votre trésor, soit vous êtes un des autres pirates de l’équipage et vous devrez le retrouver.
Long John passe la partie en prison, où il est interrogé, le pauvre. À lui de révéler ce qu’il veut, ce qu’il peut, aux autres joueurs. Cela change des Scotland Yard-like où le joueur chassé doit contrôler ses déplacements au mieux. Là, il contrôle l’information. C’est ainsi qu’un certain nombre d’indices vont filtrer autour de la table. Mais attention, petits moussaillons d’eau douce, Long John pourra bluffer bien sûr…
Il finira, en fin de partie, par s’évader de sa prison pour tenter de retrouver son doux trésor. La session est donc scriptée, parsemée d’événements pivots connus à l’avance, mais le reste est laissé à l’expression des joueurs (et c’est bien tout l’intérêt du jeu, sinon le tout deviendrait vite répétitif).
Les pirates vont quadriller l’île, tenter de percer le vrai du faux, analyser – discrètement – les actions des autres pour en tirer des conclusions sur ce qu’ils croient déjà savoir. C’est un jeu qui a tout intérêt à être joué à 3 ou 4, car en dessous de cette configuration le pirate jouera plusieurs figurines, ce qui à mon sens, amoindri l’immersion et diminuera aussi de fait, les interactions.
La vie n’est pas un Long John tranquille
À chaque tour, on avance sur la piste “calendrier” et cela nous indique ce qu’il va se passer (événements particuliers), et de combien d’actions les joueurs disposent, ou encore si Long John doit jouer un indice simple ou corsé… Pas de routine, pas de phase 1, phase 2, phase de nettoyage : même dans sa structure, nous le disions, une narration progressive se développe. Tout cela se développe jusqu’à la dernière case, qui est synonyme d’évasion de Long John. Il trouve alors la sortie de sa prison et va pouvoir se déplacer rapidement pour retrouver son butin. S’il parvient à ramener sa figurine sur l’emplacement du trésor avant qu’un adversaire ne trouve ce dernier, il l’emporte. Mais nous ne voilons pas la face, la tâche de John va être coton. Il a tous les autres contre lui, et sera bien obligé de donner des indices corrects au cours de la partie. De plus, même s’il tente le bluff, les autres auront l’option “interrogatoire” pour révéler s’il dit ou non la vérité. Mais bon, personne n’a dit que la vie d’un pirate de légende était une aventure plate et cousue de fil blanc, après tout… Dont acte. “Cet homme valait à lui seul deux fois tous les autres réunis,” autant dire qu’on compte bien vous pressuriser un peu !
De ce Just played, je ne pourrais vous dire si le jeu se renouvellera, si sa narration sera toujours aussi tendue que lors de notre partie, qui s’est jouée sur un fil. Les pirates qui sillonnaient la carte avaient l’impression de chercher une aiguille dans une botte de foin, et le joueur incarnant Long John avait vraiment le sentiment d’être pris dans un étau en choisissant à chaque tour le moins pire des indices à donner.
Le temps passe, inexorablement. Les pirates savent que Long John va finir par s’échapper et ce chrono oblige à rester alertes, à ne pas rater le moindre détail, à ne pas partir dans une mauvaise voie. Long John, lui, fera tout pour gratter le moindre instant. Rien de pire que de bêcher une zone avant de s’apercevoir qu’on avait déjà tous les indices indiquant que le trésor ne se trouve pas du tout dans ce coin !
Terraforming Island
Je le disais, un des plaisirs joyeux du jeu tient évidemment au matériel. La carte est magnifique, même si ce n’est pas toujours simple d’y retrouver ses petits. La mini-map sur laquelle on note l’état de nos recherches en secret permet de voir en un coup d’oeil où nos recherches doivent s’orienter, et l’on gribouillera avec une joie ostensiblement régressive sur tout ce joli matos. Les règles, boussoles et autres compas qui nous permettent d’aller tracer à même le plateau central procurent également cette sensation d’interdit transgressé proche du Legacy, sauf qu’ici on sait que rien n’est permanent (non, ne vous trompez pas de feutre !).
L’aspect déduction de l’Île au Trésor est vraiment très prenant. On sait que le coffre de long John se trouve “dans le secteur Nord-Est”, “entre ce point A et ce point B”, mais “pas dans un bâtiment”, etc. Plus la partie progresse, plus les informations se croisent, plus on peut préciser notre intuition, jusqu’à, si la chance souffle un peu de notre côté, dénicher le butin (ô joiiie !).
La brise narrative portée par la structure du design de cette Île au Trésor est une vraie réussite. Le fait que l’on ait un all vs one en chacun pour soi est un twist assez rigolo (et concrètement, ça met bien la pression à tout le monde cette histoire). Dommage, mille fois dommage que le livret de règles soit si mal conçu. Il nous aura fallu beaucoup de patience pour saisir les tenants et aboutissants d’un jeu pourtant pas si complexe (heureusement, vous, vous avez le Ludochrono pour débroussailler le terrain).
Le rôle de Long John n’est vraiment pas facile à tenir, et l’intérêt d’une partie va grandement reposer sur sa capacité propre à enfumer ses adversaires. S’il donne des indices qui se recoupent d’une manière évidente, tout le mystère est percé, et le soufflé retombe trop vite. Quoi qu’il en soit, les durées de partie restent très contenues, ce qui est suffisamment rare dans les jeux de type “chasse” pour être mentionné.
Est-ce que nous ressentons cette sensation de chercher un incroyable trésor pirate ? Oui. On peut désormais dire que Stevenson a son véritable pendant ludique. Cette Île est un défi, exigeant et original, avec un incroyable matériel interactif, une belle histoire structurée dans le design : tout autant de points forts qui me donnent envie de l’aimer par-delà ses défauts.
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Marc Paquien 02/01/2019
Merci pour ce super article ! Heureux de voir que l’histoire de Long John a bien pris chez vous, et touché des mots sur le pendant ludique a l’oeuvre de Stevenson.
J’espère que vous aurez l’occasion d’y retourner, car dans mon expérience chaque partie prends une tournure différente et est une expérience unique.
Info a noter: Avec Matagot, nous avons entendu les retours négatifs sur la règle du jeu. Elle a été entièrement reprise pour la restructurer et la clarifier, avec plus d’exemples, un résumé du jeu, un sommaire. Elle sera disponible très vite en ligne.
Ludiquement !
Umberling 02/01/2019
Merci de ton message Marc ! J’ai le même ressenti que Shanouillette, règle comprise, et pourtant nous n’avons pas joué ensemble. Félicitations pour cette belle création.
Fred 04/01/2019
Sinon pour les règles, ExtraLife vient de sortir une excellente vidéo très clair et très bien réalisé : https://www.youtube.com/watch?v=zJNLow4-Sww
TSR 02/01/2019
Nom de Zeus, voilà un JP qui donne envie d’investir !
La vache ! Merci pour l’article !
Meeple_Cam 03/01/2019
Clairement un de mes coups de cœur de cette fin d’année. Pourtant, je suis de plus en plus exigeant. Top sur le plaisir du jeu, le matos, les illustrations. Pareil, quelque soucis sur la règle. Ex : il m’a fallu plusieurs parties et l’aide d’une carte indice pour m’apercevoir que on oubliait de donner une carte « zone sans trésor » à chaque pirate en début de partie. Et même en cherchant dans la règle, c’était peu évident à trouver. Bon, ca n’a pas empêché les pirates de gagner, le jeu est dur pour celui qui fait John, mais ça n’enlève rien au plaisir des parties.
Marc Paquien 05/01/2019
Une règle mise a jour et beaucoup plus claire est disponible sur le site de Matagot :
http://www.matagot.com/data/atasamente/R%C3%A8gles_FR_V4_LD.pdf
johnphao 10/01/2019
deux parties hier soir, à trois joueurs: l’une de découverte avec celui a lu les règles en long john silver (merci d’ailleurs pour la version révisée des règles, bien plus accessible selon lui), et l’autre avec votre serviteur dans ce rôle.
un excellent moment, une expérience ludique à part, subtile mais accessible.
et je ne suis pas peu fier d’avoir gagné les deux parties 😀