Le regard de Maëva Da Silva

Voilà maintenant plusieurs années que Maëva Da Silva œuvre en tant qu’artiste auteure, illustratrice et directrice artistique. Diplômée de Penninghen, Maëva a fait ses débuts dans le secteur ludique en tant qu’illustratrice sur Tweegles et Les Loups Garous de Thiercelieux en 2012, après quoi on a pu frétiller des mirettes sur Deus, Le petit prince : Voyage vers les étoiles, Vikings On Board, Château Aventure, When I Dream, Le Dernier Casse, Above… C’est en 2019 qu’elle prend le rôle de Directrice Artistique du côté de Libellud, éditeur célèbre pour ses jeux aux illustrations souvent oniriques, la plupart du temps au cœur du gameplay. Harmonies sur lequel elle a eu dernièrement carte blanche signe sans grand retour en tant qu’illustratrice. Quel regarde porte-t-elle sur le secteur aujourd’hui ? Comment travaille-t-elle ? Quelques questions pour en savoir plus sur la première lauréate du prix de l’illustrateur/trice du festival de Montpellier (voir reportage). 

 

Bonjour Maëva ! Peux-tu nous expliquer en quoi consiste ton travail en tant que DA (directrice artistique) chez Libellud aujourd’hui ?

De manière globale, je m’occupe de tout ce qui concerne l’incarnation visuelle d’une règle de jeu. Mon travail commence dès la réception à l’état de prototype et se termine à la réception des BAT [Ndlr : le BAT est le dernier document réalisé et remis pour signature du client avant impression] pour validation impression du jeu final. Je démarre toujours par une l’analyse de sa mécanique, des déplacements qu’elle induit dans l’espace, de l’expérience ressentie. Je vois ensuite avec l’équipe créative de la maison d’édition le positionnement du jeu par rapport à sa typologie qui déterminera le cadre dans lequel je peux travailler. Ensuite viennent les réflexions sur la thématique, l’ergonomie, les formats des différents éléments, les matières, l’écriture, les illustrations, le titrage…

Si je travaille avec des artistes extérieurs, après une direction poussée et validée en interne, je transmets des documents précis de création à suivre pour la réalisation des différents assets tout en respectant l’expression de l’artiste. Enfin les fichiers pour l’impression finale sont réalisés.

C’est un travail qui demande une projection et une vision pleine bien en amont ainsi qu’un accompagnement constant et bienveillant afin d’orchestrer et assurer une cohérence globale dans l’expérience procurée.

 

 

Comment vis-tu les choses depuis le rachat par Embracer, et dernièrement les nouvelles plutôt inquiétantes concernant la scission du groupe ?

Un rachat n’est jamais évident à vivre mais ce n’est pas le premier en ce qui concerne ma carrière. Je savais donc relativement bien ce que cela impliquait. Je ne prends jamais ni pour acquis ni pour immuable une position de travail. Cependant, j’ai la chance de pouvoir continuer à exercer le mien en faisant ce qui me plait tout en ayant la confiance de l’équipe. Les exigences sont hautes, c’est un travail, dense, rigoureux et passionnant.

Concernant les dernières nouvelles, j’espère qu’Asmodée pourra toujours travailler sur des jeux qui ressemblent aux équipes qui composent les différents Studios d’édition et ainsi préserver la richesse de ses créations. Pour le reste, Embracer est un énorme groupe dont je me sens à mon échelle assez éloignée. Seul l’avenir nous dira la suite.

 

Peux-tu nous parler de ta manière de travailler : tes outils, tes inspirations, tes contraintes aussi…?

Bien que je travaille en digital sur Cintiq (tablette graphique) pour Libellud, j’affectionne particulièrement la peinture et l’écriture ! Donc papier, pinceaux et crayons sont mes médiums de prédilection ! Cela peut paraître drôle mais je puise mon inspiration partout sauf dans le jeu de société hahaha ! Plus particulièrement dans la beauté du mouvement, dans la nature, la musique, la voix, le théâtre, la poésie, les mythes, les cultures du monde…

Pour être plus précise, je dirais pêle-mêle que James Thierrée, Hayao Miyazaki, Armand Amar, La Tortue rouge, Journey, Babel de Inarritu, Eiko Ishioka, Ron Fricke, Claire Wendling, Anne Dufourmantelle, C.G Jung, Glen Keane, Danny Elfman, Steve Pilcher, Cyril Pedrosa, Rovina Cai, Tommy Kim, les impressionnistes et tant d’autres… sont des personnes/artistes/œuvres qui m’ont laissé une empreinte incroyablement forte !

 

Quel a été ton rôle dans Harmonies ? Quels furent les particularités de ce travail ? 

J’ai fait la direction artistique ainsi que les illustrations du jeu. C’était un travail incroyablement satisfaisant sur lequel j’ai eu une grande autonomie au sein d’une équipe en parfaite osmose. Ce jeu est très particulier pour moi. Il m’est cher car cela faisait un long moment que je n’avais pas illustré un jeu pour raison personnelle et j’ai pu y mettre beaucoup de moi, de ressenti et de poésie je crois.

Pourquoi ton nom n’apparaît pas sur la couverture ?

Les noms des artistes ne figurent plus sur le boîte de Libellud depuis maintenant plusieurs années, avant même que je ne travaille au sein de la maison d’édition et j’en suis attristée. Ils sont en dos de boîte cependant. Pour Harmonies, c’est aussi le fait que c’est un travail réalisé en interne, et donc sous l’entité Libellud légalement.

 

« Des profondeurs abyssales à l’immensité céleste. »

 

Quel regard portes-tu sur l’arrivée des IA génératives ?

Quelle vaste question ! Il m’est difficile de condenser ma pensée, je vais tout de même essayer, en partie. On ne peut pas essentialiser le sujet, mais dans le domaine artistique, que je détache complètement de la production « d’image pour de l’image », elle n’a pour moi pas sa place. J’ai du mal à comprendre comment l’acte de création, qui n’a pas d’utilité en soi si ce n’est l’expression humaine, qui elle, pourra rencontrer ou non son public, pourrait être remplacé par des machines sans âme et garder sa nature intrinsèque. Car c’est bien l’humain derrière une œuvre qui nous touche, le souffle de vie que l’on ressent à travers telle ou telle touche, mot, voix etc, et avec lequel on entre en communion, en résonance.

Ici l’IA générative n’est pas un outil mais bien l’exploitation de copies, de reproductions amalgamées synthétiquement. Si on y réfléchit un peu plus, les questions qu’il serait entre autres pertinent de se poser sont : Qu’est-ce que cela nous fait, à nous êtres humains, d’être exploité comme alimentation des machines qui à long terme risquent de nous dépasser, propager et renforcer une confusion entre réalité et désinformation dans une société fracturée. Dans un monde qui court si vite, de surproduction et qui pousse à la consommation (dans tous les domaines), posons-nous la question fondamentale “Pourquoi et comment voulons-nous créer/être artiste ?”

L’expression se doit d’être libre, même si son cadre peut être contraignant. Dans un système de production et particulièrement de masse notre responsabilité et par là même notre légitimité est fondamentale.

Bien sûr je ne parle pas d’éthique, de pourquoi l’IA générative n’est pas un outil et du pillage massif que cela est dans le domaine artistique aujourd’hui…
N’oublions pas que l’idée n’est qu’une idée et que l’outil un outil. Ils ne font pas l’œuvre, pour cela il faut expérimenter, incorporer et cheminer tout du long pour comprendre cette impulsion et ce lien de vie qu’est l’acte de créer.

Mais je crois que ma position est claire et que je n’ai pas besoin de faire un dessin 😉 Dans tous les cas, chez Libellud sous ma direction artistique tous les jeux sont et seront exclusivement créés sans IA !

 

Que souhaiterais-tu voir évoluer dans le monde du jeu pour les illustratrices/teurs ? Que signifierait la reconnaissance en tant qu’objet culturel ? 

J’aimerais que le jeu soit considéré comme un objet culturel et un acte de création global. Je veux dire par là que je trouve son processus de création extrêmement partitionné, compartimenté alors qu’un jeu jouable n’existe que si une règle de jeu est incarnée. Et de là né autant d’expériences différentes que de combinaisons artistiques/créatives, à quelques exceptions près.

Je souhaite sincèrement que chacun des statuts d’artiste-auteur, auteur de mécanique et auteur artistique, soient reconnus pour ce qu’il sont, respectés et appliqués décemment avec équité. Ce sont des métiers extraordinaires !

Magnifique chat-peintre…

 

Un grand merci à Maëva pour son temps accordé. 

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2 Commentaires

  1. d’Epenoux Matthieu 07/06/2024
    Répondre

    Très chouette interview. Merci Ludovox, Merci Maëva

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