L’aventure solo de Damien Coltice

Voilà une saison que Damien Coltice, figure emblématique de l’éditeur incontournable Black Book Editions, a tiré sa révérence pour aller vers des eaux plus troubles. Lui qui a animé tant de lancement de campagnes participatives et d’actual play pour les jeux des hommes en noir, a attiré en ligne la sympathie de nombreux rôlistes. Après 18 ans de bons et loyaux services, il ne coupe pas totalement les ponts, puisqu’il continue de faire des vidéos sur les réseaux sociaux pour décrypter le jeu de rôles deux fois par semaine, avec le game design comme angle d’attaque. Mais son ambition est autre : écrire SON nouveau jeu de rôle – une décennie (à une vache près) après avoir façonné le succès de Chroniques oubliées – et lancer SA propre campagne participative pour SA propre gamme. Un défi qui met sa confiance en lui à rude épreuve, et son équilibre financier sur le banc de touche. Une page Tipeee vient donc appuyer son nouveau projet de vie, à base d’écriture, d’apparitions sur les plates-formes vidéo et de réflexions sur la création d’un jeu de rôles en 2023.

La communauté rôliste francophone n’a pas oublié son visage et n’a pas envie de le laisser partir, en témoigne les nombreux contributeurs qui se sont jetés sur le pledge annuel. Damien C. veut dépoussiérer le genre Zombie et offrir un moteur pour mettre en scène le survival horror à nos tables de jeu, un challenge qu’il compte relever à coups de d100 et d’idées maturées depuis plus de 10 ans.

 
Etant un modeste follower de ses vidéos du midi, j’avais envie de revenir avec lui sur son parcours, ses motivations, et ses attentes pour le futur.
 
FX : Bonjour Damien !
Avant de commencer, je précise que nous ne nous sommes jamais rencontrés, tout au plus nous avons échangé un mail ou deux à l’époque où j’ai fait semblant de travailler sur la gamme Beasts and Barbarians, mais qu’on a déjà papoté un peu sur ton Discord privé ou via le chat de tes émissions.
 
Il y a 18 ans, ça ressemblait à quoi le jeu de rôles ? qu’est ce qui t’a fait signé sous Pavillon Noir à l’époque ?
 
D : Il y a 18 ans, le jeu de rôle surnageait grâce au succès impressionnant de Dungeons & Dragons 3.5. À cette période, bien que toujours lecteur des magazines de jeu de rôle et fréquentant les boutiques lyonnaises de JdR, je m’étais recentré sur le jeu auquel je jouais avec mes copains, qui ne juraient que par ce jeu ou presque (un peu de L’Appel de Cthulhu aussi, mais vraiment peu). Ce jeu, c’était Earthdawn, que je leur avais fait découvrir au lycée. Et c’est justement via Earthdawn que j’ai rencontré David Burckle, qui était en train de monter Black Book Editions. On a sympathisé tout de suite (il était responsable d’une boutique de jeu), et on s’est mis à jouer presque toutes les semaines ensemble. Forcément, quand il a eu un problème de traduction avec son premier JdR traduit, Midnight, avec mon passé en fac d’anglais, j’ai sauté sur l’occasion, pour l’aider aussi, car on était devenu amis. C’est comme ça que je me suis retrouvé dans la grande machine à laver de la vie d’éditeur pro de jeu de rôle !
 
 
 
 
FX : Le guide du rôliste galactique (legrog.org) te crédite pour la rédaction, mais aussi sur l’illustration, la maquette, la traduction, est-ce qu’il y a un poste que tu n’as pas occupé chez Black Book éditions, et quelles compétences as-tu augmentées à plus de 50% en travaillant pour BBE ?
 
D: Je crois que c’est un peu la magie de cette folle histoire. Je suis rentré à BBE en faisant de la traduction alors que je me sentais pas du tout l’âme d’un traducteur (j’avais fait des tests seuls plus jeune pour voir si ça me plairait, mais la réponse était non). Ni même d’un préparateur de colis, ou d’un responsable marketing. Mais l’envie de faire du JdR et l’envie d’aider David qui avait manifestement plein de soucis pour rendre pérenne la société m’ont poussé à faire des choses qu’a priori je n’aurais jamais eu envie de faire. Et en fait, j’ai adoré. Et la raison est simple : quand on sait pourquoi un poste de travail est important dans une société, quand il y a du sens à ce que l’on fait, on apprend à aimer les métiers. J’ai adoré faire les colis en me disant que la technique développée permettait de faire en sorte qu’il y ait le plus petit nombre de colis dégradés par la poste à l’arrivée pour les clients… avec qui j’étais en contact au SAV. Avec qui j’étais en contact sur le forum pour répondre à leurs interrogations de règles, etc. Tout a pris un sens et tout m’a finalement plu. Même les tâches moins créatives. Mais évidemment, j’ai toujours eu l’âme d’un créateur-bricoleur. Et après avoir passé des années à faire tout sauf ça finalement, j’ai eu en vie de revenir à la création, mais fort de toute cette expérience accumulée à tous les postes de la chaîne de production d’un jeu de rôle (la fabrication, la maquette, la relecture, etc.).
 
FX : Tu as révélé que tu as été marqué par ton travail avec Rafaël Bombayl sur Polaris 3 et celui sur les gammes de Chroniques Oubliées, ou plus récemment sur les actual play rendus possibles pour les campagnes de financement participatif… quel échec t’as le plus marqué durant ces 18 ans, quelle leçon de vie il t’a apporté ?
 
D: Oualala, je crois que j’ai connu trop d’échecs dans le travail, y compris dans le relationnel, qu’il est difficile d’en sortir un ou deux. Mais une chose est sûre : il n’y avait pas d’école pour apprendre notre métier d’éditeur de jeu de rôle (même si une école d’édition nous aurait fait un bien fou… dommage, je n’y ai pas pensé à la fin de mon bac), et j’ai appris de toutes les erreurs que nous avons commises. Un de mes gros fails, c’est la fabrication je pense, quand j’ai merdé sur les mesures de la boîte en bois collector pour Deadlands. Heureusement, nous avons pu en refaire une autre qui était nickel, mais quand tu fais une erreur et que tu ne peux pas la corriger (on peut corriger beaucoup de choses avec ctrl+Z !!), c’est terrible. Mais au final, les plus grands échecs, pour moi, ce sont les échecs dans le relationnel. Se tromper sur quelqu’un auquel on croyait dans le travail par exemple. Mais ça fait partie de la vie, on apprend avec quelles personnes travailler est un bonheur et avec lesquelles finalement, ça ne vaut pas le coup même si on voit tout le potentiel.
 
FX: Du coup, on tourne la page… Tout seul aux manettes pour produire l’intégralité d’une gamme, être community manager et marketer tout seul son jeu. Es-tu vraiment tout seul, ou est-ce qu’il y a des membres fantôme (zombie plutôt) qui vont travailler avec toi ?
 
D : c’est vraiment tout seul (pour le moment). Mon idée après cette grande aventure où nous nous sommes retrouvés presque une trentaine de salariés avant mon départ, je voulais passer du temps avec moi-même. J’ai tellement couru et travaillé sans regarder en arrière que j’ai traversé des périodes où le burn-out n’était pas loin. J’étais usé, rincé. J’avais donné au-delà du raisonnable et j’allais le payer cher. En partant, j’ai pu faire un break d’un gros mois (deux mois presque en comptant mes congés d’été). 18 ans que j’attendais un moment comme celui-ci. Je suis parti en vacances sans ordinateur, 18 ans que je n’avais pas fait ça. Malgré les nombreuses sollicitations super intéressantes, j’ai senti qu’il fallait que je m’occupe de moi. Me concentrer sur ce que j’aimais vraiment faire. Et ma chance, en ayant fait tous les métiers de ma branche, c’est que je pourrai tout gérer tout seul… sauf les illustrations, car même si j’ai commis des illustrations au début de BBE, il faut reconnaître que je n’ai pas le talent suffisant pour faire un beau jeu. J’ai évidemment des copains qui me donnent des coups de main, mais c’est plutôt de l’ordre du soutien moral (j’en reçois beaucoup, j’ai beaucoup de chance dans la vie de ce point de vue là, je me rends bien compte). 

Pour résumer, j’aimais faire les vidéos et j’avais envie de raconter plein de choses que je ne pouvais pas dans le cadre de mon salariat, donc la vidéo me semblait un besoin profond. Et j’avais envie d’écrire mon jeu de rôle. J’étais très frustré de ne pas avoir pu travailler sur l’écriture de Chroniques Oubliées après la première boîte. J’ai accumulé plein d’idées, et j’ai une dose énorme de choses que j’ai envie de mettre dans ce futur jeu !
 
 
FX : Comme tu fais des vidéos pour expliquer pourquoi tu as choisi les zombies et pourquoi tu as choisi le d100, je ne peux qu’inviter les gens à aller les voir pour comprendre de quoi ton jeu va parler. Est-ce que tu serais déjà capable de le pitcher en 2 phrases ?
 
D : oui, je veux proposer un système de jeu qui sera au d100 ce que j’ai proposé avec Chroniques Oubliées pour le d20, pour jouer dans des ambiances plutôt réalistes (même en présence du fantastique) et survival horror. Et je veux le proposer dans un cadre parfait pour lui, le genre zombies.
 
 
FX : À ce jour, comment imagines-tu le résultat de ton financement participatif cette année, dans un contexte d’augmentation incontrôlée des devis et avec en face des potes qui vont faire leurs propres campagnes de financement ?
 
D : Je crois qu’en JdR, il n’y a jamais trop de jeux de rôle (en quantité). Si vous faites des bons jeux, les gens suivront. Ce n’est pas comme s’il fallait rassembler des dizaines de milliers de gens. 400-500 backers suffisent. Ce sont déjà des chiffres pas faciles à atteindre, mais l’échelle fait que c’est possible aujourd’hui, si vous faites un bon jeu. Donc mon défi, c’est surtout de faire un bon jeu. L’augmentation des prix est un défi, car je veux vraiment faire un beau produit. Le souci sera donc l’accessibilité, car le jeu sera sans doute cher. Mais je crois que je veux m’adresser aux gens qui aiment autant le jeu de rôle que moi. Ils seront peut-être pas plus de 400, mais s’ils savent qu’il faut mettre le prix pour avoir un jeu de qualité dans une forme exceptionnellement qualitative, ils suivront. C’est mon pari. Je ne viens pas pour péter tous les scores, mais pour financer le jeu que je rêve de produire, fort de mon expérience dans le milieu et de mes frustrations aussi, car je n’ai pas pu faire certaines choses avec BBE, une société dans laquelle j’ai mis mes idées et mon travail au service d’un gérant qui avait toujours, et c’est bien normal, le final cut.
 
FX : Le survival horror n’est pas toujours un genre facile à poser autour d’une table, à cause de la pizza, des chips, des blagues de Naheulbeuk ou parfois juste à cause du bruit ambiant dans une convention. On peut jouer avec tout, mais pas forcément avec n’importe qui, surtout quand on va dans des thèmes sombres. Est-ce que tu considères ton univers comme étant tout public, et quel conseil donnerais-tu à ceux qui estiment ne pas avoir le groupe de joueuses adéquat ?
 
D : Mon but est de proposer une passerelle vers le Survival horror, mais d’offrir un jeu simple et suffisamment bien foutu pour que toutes celles et ceux qui aiment le d100 et/ou les zombies s’y retrouvent. Je sais que le vrai survival horror va à l’encontre de la culture dominante rôliste actuelle et celle du d100 (que je partage par ailleurs, il n’y a pas de problèmes de compatibilité pour moi en ces différentes approches). Pour jouer un survival horror palpitant sur plus d’une séance de jeu ou deux, il faut à un moment des outils dans les règles pour aider à l’immersion (notamment une partie tactique, qui justifie le fait que la survie provient de la chance aux dés, mais aussi des choix des joueuses et joueurs et pas juste du MJ qui sauve les PJ au dernier moment de manière arbitraire par exemple). Et ces outils, les jeux d’ambiance et d100 n’en ont jamais vraiment développé de convaincants à mon avis, en tous les cas son leader dans le genre, L’Appel de Cthulhu. Jean Balczesak, le traducteur et grand fan du jeu disait lui-même dans une conférence donnée pour l’Association Miskatonic (passionnante !) que ces règles n’avaient pas vraiment évolué alors que la plupart des grands jeux ont évolué avec la révolution du gamedesign des années 2000 venue du jeu de cartes Magic: The Gathering, et du jeu vidéo.
 
 
FX : Au niveau de la patte graphique de la gamme, faut-il s’attendre à du photomontage ou des illustrations, du gore ou de l’humoristique, une maquette bien dark ou alors très claire ?
 
D : C’est une bonne question. Je crois que graphiquement, il y aura une logique double ou triple. Le but étant de simuler tous les genres du zombies, du fun gore au réaliste en passant par les zombies mutants, il y aura une identité graphique principale basée sur l’imagerie dominante (quelque chose entre la série Walking dead et The Last of us, mais avec une patte évoquant la photo sans vraiment en être trop), mais aussi au moins deux décrochages pour apporter la variété. Mais il y aura une vidéo pour expliquer les enjeux d’une direction artistique dans un projet de jeu de rôle, et je ferais une autre vidéo pour appliquer cette premier vidéo à mon jeu, dans lequel j’expliquerai mes choix. 🙂
 
 
FX : Tu as évoqué ton envie de convaincre par les scénarios, et de proposer une campagne au long cours qui évolue selon les actions des PJs ; Est-ce que le concept adopté par Torg d’une timeline qui évolue en fonction des campagnes des joueurs te parle, comment donner un réel pouvoir de changer le monde à des PJs, surtout dans un genre où tu en es réduit la plupart du temps à survivre ?
 
D : Ces 18 dernières, ce que j’ai le plus écrit, ce sont des scénarios… pour mon groupe de jeu de Earthdawn. Cela a été mon laboratoire pour améliorer mon écriture, mes réflexions sur les intrigues, les différentes choses que l’on peut faire pour varier les plaisirs sur le long terme, etc. J’ai hâte de montrer le produit de ces 18 ans de travaux !
 
Il y aura effectivement une grande campagne où les PJ seront au cœur de grands enjeux, mais je ne pense pas que je pourrai faire du « living game », ces parties proposées au public dont les résultats sont remontés par les gens pour influencer l’issue du jeu. Cela dit, j’aimerais bien. Si jamais je trouve un outil qui permet de ne pas y passer des heures qui dépassent le raisonnable, j’adorerais. J’ai des idées. À suivre, mais pour le moment, j’ai l’impression que ce serait trop compliqué à mettre en place. Personne en France n’a réussi, jamais, à tenir la distance. Et même aux US, à part quelques grandes sociétés (Wizards et Paizo par exemple), personne n’a tenu la longueur.
 
 
 
 
FX : Tu as publiquement commenté la situation de Wizards of the Coast et de l’Open Gaming Licence, sans que ça ne te dégoûte de proposer la même chose aux fans de ton prochain système de jeu. Qu’est-ce qui te plaît dans le principe de la licence ouverte, et penses-tu que les joueurs français bi-classés auteur sont prêts à relever ce défi pour un autre jeu que Donjons et Dragons ?
 
D : Disons que pour moi, le principe du jeu de rôle, c’est de prendre des règles et d’en faire ce que l’on veut à sa table. Les règles de jeu ne sont que des concepts, des idées, et fort heureusement, ce savoir n’a qu’une vocation : le partage. Pas l’argent. C’est la « malédiction heureuse » du jeu de rôle pour moi. C’est pour cela que j’adore ce milieu : il a une limite à la marchandisation, car n’importe qui peut jouer au jeu de rôle sans jamais acheter un seul ouvrage de jeu de rôle. Donc pour moi, les règles d’un jeu sont disponibles à tout le monde. En revanche, j’ai toujours pensé que faire du plagiat, c’était irrespectueux en plus d’être bête et inutile. En gros, si tu prends mes règles de jeu pour faire ton propre truc et que tu réécris les choses à ta sauce, go ! Malaxe moi tout cela. Écris ta campagne, etc. En 18 ans, j’ai pas vraiment de souvenir de publication avec une volonté de plagiat. Les auteurs sont des auteurs, ils ont envie de proposer leur truc, donc je ne suis pas inquiet. Pour revenir à ta question, dans ma tête, la vraie question dans ces histoires de licence libre, c’est justement la permission de reprendre des pans entiers de textes (c’est pratique pour modifier ou partir d’une base qu’on aime) en échange d’un logo identifiable permettant aux clients de s’y retrouver. C’est une question de lisibilité et de permettre à des créateurs de développer des choses sur une base connue qu’ils aiment. SimulacreS, de Pierre Rosenthal, avait déjà été pensé comme ça, bien avant l’OGL de Wizards of the Coast (cocorico), et, fils spirituel de la clique Casus des années 80-90, je suis dans le même état d’esprit et j’adorerais que d’autres gens proposent des trucs cools sur la base de mon jeu. Dans mon Discord, j’ai prévu des sections pour accueillir les créations et les encourager. Vivement !
 

FX : Merci à toi, que les dés te soient propices pour le futur !

 

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