Jeux Opla : la dignité d’un éditeur qui refuse de tricher
Le monde du jeu de société aime (se) raconter de belles histoires : créativité, convivialité, culture partagée autour d’une table. Certes, certes… mais la réalité est aussi faite de surproduction, de dépendance à Amazon, de fabrication délocalisée à bas coût. Dans ce paysage, les Jeux Opla font figure d’exception. Une exception belle, radicale, nécessaire… et en grande difficulté actuellement. Florent nous en faisait part sans détour dans sa vidéo, à cœur tout vert où il exposait les difficultés que traverse Opla.

Depuis le début de l’aventure Opla en 2011, Florent Toscano produit des jeux en France, pour des raisons sociales et écologiques. Un gars bien aligné sur ses valeurs. On l’avait interviewé en 2017 où il nous racontait la fabrication de son jeu, l’Empereur. Un article qui mérite vraiment d’être lu, puisqu’il traite aussi bien de production que de défis écologiques, entre autres thématiques.
Dernièrement, Florent postait une nouvelle fois sur son Facebook, une énième sollicitation d’une boutique pour intégrer le Marketplace d’Amazon. Comme à son habitude, Florent répond simplement non. Il aime trop les boutiques pour ça. Simple et direct.
J’ai décidé que c’était le bon moment pour entrer en contact avec lui et, qui sait, le rencontrer en personne. On a fixé le rendez-vous, et dès le lendemain, j’étais chez les Jeux Opla. (Il faut dire que je ne suis qu’à 40 min de leurs bureaux ^^) .

Depuis 2011, Florent Toscano et son équipe mènent une bataille à contre-courant. Produire intégralement en région Auvergne-Rhône-Alpes, refuser Amazon, préférer soutenir des librairies et des boutiques déjà fragilisées, collaborer avec des associations comme Sea Shepherd France ou France Nature Environnement pour garantir une cohérence entre le fond et la forme… Rien n’est jamais laissé au hasard. Opla, ce n’est pas un éditeur de plus, c’est une tentative de prouver qu’un autre modèle est possible.
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Une petite équipe, un collectif élargi
Derrière Opla, il y a avant tout une petite équipe soudée. Tout d’abord, quatre salarié·es portent la maison au quotidien : Bony (David Boniffacy), illustrateur attitré de la gamme Nature et directeur artistique, Max et Fabienne Guillot, en charge des relations avec les boutiques, et bien sûr Florent Toscano à la barre. Autour de ce noyau dur gravitent des auteurs fidèles – Julien Prothière, Juan Rodriguez, Agnès Largeaud, Alexandre Droit – ainsi que des animateurs et animatrices de stand formés à l’univers Opla. Au-delà d’une classique structure éditoriale, Opla ressemble à un collectif, où chaque membre, salarié ou collaborateur et même animateur, incarne une vision commune du jeu.
Avec Agnès Largeaud, la collaboration est particulièrement riche : ils conçoivent ensemble plusieurs jeux « sur commande », des jeux pour des clients institutionnels, des entreprises aussi. En plus de son travail d’autrice, Agnès gère également le site internet d’Opla, une tâche en lien direct avec son métier d’origine.
Sans oublier leur nouveau jeu : Osmosis, bientôt disponible en boutique, le titre n’est pas encore sorti, mais Opla a réalisé un sondage (sous forme de promesse d’engagement) auprès des boutiques. Osmosis bénéficie d’une bonne implantation (plus 55%), les boutiques spécialisées y croient fortement.

Agnès Largeaud (autrice) et Charlotte Lacroix (illustratrice).
Quand l’éthique se heurte à l’économie
Aujourd’hui, Opla traverse une crise économique sévère. Pas à cause d’un manque d’idées ou de talents, leurs catalogues regorgent de pépites originales, accessibles, conçues avec des auteurs passionnés. Citons par exemple [kosmopoli:t], La marche du crabe, Le bois des Couadsous, la gamme BD) Non, la difficulté vient plutôt du système lui-même – auquel ces pépites se confrontent. Un système qui a tendance à préférer les blockbusters ultra calibrés, où Amazon pèse 15 % du chiffre d’affaires moyen d’un jeu, où produire localement coûte jusqu’à trois fois plus cher que d’expédier un container depuis la Chine.
On s’émerveille d’un Flip 7 qui écoule 80 000 exemplaires en quinze jours, et on oublie vite un In Extremis, foisonnant et documenté, qui peine à exister. Malgré 6 000 ou 7 000 exemplaires écoulés, Florent avoue sa déception. Avec cet opus, il nous disait “avoir voulu faire un jeu qui déborde, mais le problème, c’est que le jeu ne rentre pas dans les cases, et quand ça ne rentre pas dans les cases, ça ne marche pas… hélas”.
Malgré tout, l’équipe est fière de son jeu et In Extremis continue son bonhomme de chemin. Ils se sont même rendus avec l’un des co-auteurs Juan Rodriguez, à Strasbourg, pendant les Assises Européennes de la Transition Énergétique, pour y animer des ateliers. (vous pouvez lire ici le Plaidoyer). Une belle reconnaissance et un moment plein de sens pour l’équipe, et surtout une belle preuve que le jeu de société peut parfois être bien plus qu’un simple divertissement.

Juan et Florent
Un éditeur précurseur
Aujourd’hui, la question écologique est sur toutes les lèvres. Depuis 2013, quelques éditeurs ont emboîté le pas à Opla, on pense à Palladis Games en Isère ou Collective Aventures dans le bordelais qui réalise des jeux éco-conçus. On peut aussi citer CGE, qui a récemment racheté une usine située à quelques kilomètres de ses locaux, et qui produit et utilise des technologies comme le Rewood ou le Replastique.
Sur ce sujet, Florent est un peu méfiant. Quel est le réel impact de ces technologies ? Opla avait par exemple choisi de remplacer le film plastique qui entoure et protège les boîtes par des pastilles autocollantes. Mais finalement, ils sont revenus en arrière : cela abîmait les jeux et, en raison des colles utilisées, l’impact environnemental s’avérait plus important que celui du film plastique, qui se recycle mieux.. Cette solution protège moins les boîtes, et une boite qui part au SAV a un impact bien plus important que du cellophane.
Prochainement, un projet ambitieux de création d’usine va voir le jour dans l’est de la France. On en parlait dans cette news. Tout naturellement Florent a été contacté, sondé. Mais à moins que les prix ne soient incroyablement bas, il devrait continuer avec ses fabricants habituels en Auvergne-Rhône-Alpes.

cartonnerie Vaucanson à Roman sur Isère
Une résistance rare
Les Jeux Opla n’ont jamais cherché la facilité. Quand Hasbro ou Blue Orange se sont montrés intéressés par un de leurs jeux (Hop le j’ton) pour le marché mondial, les conditions imposées auraient assuré une tranquillité économique à long terme. Mais elles impliquaient aussi de renoncer à l’exigence de production locale. Toscano a préféré décliner, non pas par goût du sacrifice, mais par cohérence. Ces choix ont un coût, évidemment. Ils expliquent en partie les difficultés actuelles. Mais ils rappellent aussi que l’intégrité n’est pas une posture de communication, elle structure chaque décision.
Florent et les jeux Opla ne font rien comme tout le monde, par exemple le jour du Black Friday ils augmentent leur prix de 20%. Concernant la production de ses jeux, Florent, un brin amusé, me dit qu’il faut être réaliste, qu’il ne peut plus produire en France, alors désormais il produit en Auvergne-Rhône-Alpes, un discours à contre-emploi qui fait mouche.

cartonnerie Vaucanson à Roman sur Isère
Et la localisation à l’étranger ?
Pour les contrats de localisation avec des éditeurs ou distributeurs étrangers, Opla ne fait pas non plus dans la facilité, le localisateur doit fabriquer les jeux localement avec les mêmes contraintes environnementales et la même philosophie que Opla en France.
Pour autant, parfois, il faut savoir trouver des compromis. C’est le cas de [kosmopoli:t]. La version Japonaise du jeu est fabriquée sur la côte est de la Chine, la plus proche du Japon. Mais aujourd’hui, il n’y a pas eu d’autres compromis comme celui-là, il y a eu surtout des fins de non-recevoir. Il y a bien Le bois de Couadsous qui est fabriqué dans d’autres pays, notamment les États-Unis ou bien la Pologne, et même une version chinoise, toujours avec les règles de Opla.

[kosmopoli:t] en japonais
Opla est distribué en Belgique par Geronimo et en Suisse par Delirium Ludens, tandis qu’en Allemagne c’est Huch qui s’occupe de la distribution. À l’avenir, Opla aimerait s’exporter un peu plus vers l’Italie, etc. Une piste qu’ils explorent. Autre piste ouverte avec Grain de Sail (on en parlait avec Josselin de Palladis Games), pour une éventuelle distribution au Canada, même si pour le moment cela reste compliqué.
Autre particularité d’Opla : leurs jeux ne disparaissent pas au bout de quelques semaines/mois. Là où la plupart des éditeurs dépendent de distributeurs qui décident de la vie et de la mort d’un titre en fonction des ventes immédiates, Opla, qui gère sa propre distribution, choisit de défendre ses créations sur le (très) long terme. Même si un jeu se vend moins, il n’est pas abandonné. Cette persévérance permet à des titres atypiques de continuer à exister, loin de la logique du « hit » éphémère. Une manière de rappeler qu’un jeu n’est pas un produit jetable, mais une œuvre qui mérite le temps d’être découverte et partagée.
La question de la restructuration ?
Pour Florent et son équipe, il était nécessaire de revoir les choses, de tout repenser, sans pour autant modifier ses valeurs, vu que c’est leur force. Il n’y a pas de licenciements à déplorer. Chaque membre de l’équipe Opla est indispensable. Florent et Bony s’occupent du développement, tandis que Max et Fabienne se concentrent sur la prospection. Ces deux pôles sont cruciaux. Fabienne et Max réalisent un gros travail de prospection afin de trouver de nouveaux clients, et aussi de s’exporter un peu plus. Le festival d’Essen va être l’occasion de nouer des contacts et réaliser des partenariats à l’étranger, toujours dans le respect de l’éthique.
Au-delà des petites économies, il y a deux grands axes qui émergent, à commencer par les salons et les festivals qui sont un coût important pour une petite structure avec des retombées pas toujours quantifiables. Pas question de toucher aux salons importants, mais plus certains salons comme le salon Maison et Objet, ou encore le salon Museum Connection.
Autre poste de dépense non négligeable, les licences, Florent chiffre cela à 40 000 € par an. Les licences Bande dessinée comme, la Marche du crabe ou R.I.P. sont des coûts importants qui grèvent fortement les marges.
Celles-ci vont être renégociées pour que chaque partenaire prenne sa juste part des conséquences financières, mieux impliquer les partenaires. Un peu comme ce qu’il se fait pour les partenariats avec France Nature Environnement ou Sea Shepherd France Opla ne verse pas de Royalties.

Contre toute attente, la licence la plus coûteuse reste celle de [kosmopoli:t], qui a été réalisé avec un laboratoire de linguistique et dynamique du langage. Une partie du CA (12 %) est versée à Pulsalys, une SATT (Société d’accélération du transfert de technologie).
Réagir ensemble
Il y a quelque chose de profondément symbolique dans cette situation : si un acteur aussi respectueux de ses valeurs ne parvient pas à survivre, que cela dit-il de notre secteur ? Qu’aujourd’hui, seuls les modèles les plus standardisés et les plus rentables ont droit de cité ? Soutenir Opla, ce n’est pas seulement acheter un jeu dans une boutique, c’est aussi reconnaître la valeur d’une démarche différente, qui met la cohérence avant la rentabilité rapide. C’est rappeler que le jeu peut porter une vision humaine de bout en bout de la chaîne. C’est dire que les valeurs comptent plus que les marges.

Depuis la vidéo de Florent, il y a une effervescence, le public semble au rendez-vous, de nombreux illustrateurs ont proposé leur aide pour la campagne, comme offrir des originaux pour les plus généreux donateurs, ou des impressions pour d’autres. La force de Opla c’est sa singularité et sa spécificité.
Les Jeux Opla ne vont pas bien. Mais ils tiennent encore. À nous, joueurs, passionnés, citoyens, de les aider à continuer. Une campagne de financement participatif se prépare (sans vente de jeux, réservés aux boutiques, mais avec d’autres contreparties).
Le lancement est prévu sur Ulule, le 22 septembre, il a pour but d’aider l’éditeur a passer ce cap difficile. Espérons que le public soit au rendez-vous.

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elniamor 18/09/2025
Merci pour l’article et longue vie aux jeux Opla !
Ihmotep 19/09/2025
Très inspirant. Kosmopolit je l’utilise souvent au travail, il est excellent pour travailler les compétences transversales tout en passant un moment ludique.
Morlockbob 19/09/2025
C est toujours un triste constat de voir que bien faire ne suffit pas et qu’en règle générale le public ne prête pas attention à l’envers du décor.
fouilloux 22/09/2025
Le financement est lancé. (Et je veux pas dire mais le premier palier est super :-p)