Entretien avec Florian Sirieix & Johan Benvenuto, auteurs de Cowboy Bebop: Space Serenade
À l’occasion de la sortie de Cowboy Bebop – Space Serenade, j’ai interviewé ses auteurs, Florian Sirieix et Johan Benvenuto.
Djinn42 : Florian et Johan, vous avez déjà collaboré sur l’Île de Pan, sorti en 2019. On vous retrouve cette année avec la sortie de Cowboy Bebop – Space Serenade. Est-ce que vous aviez en tête Cowboy Bebop, au départ de ce projet ?
Florian Sirieix : Absolument pas. Mais on n’était pas loin, on avait un jeu de deckbuilding avec déplacement de figurines dans lequel on jouait des chasseurs de primes, mais au far-west. C’est suite à notre présentation du prototype de jeu à Cédric Littardi (Don’t Panic Games) qu’il a fait l’acquisition de la licence. On a dû retravailler entièrement le jeu, mais la base était là (on a remplacé le saloon par Ganymède entre autres).
Johan Benvenuto : L’idée à la base était vraiment de faire un deckbuilding ensemble, car on avait la même vision, principalement sur les choses qui ne nous plaisaient pas dans un deckbuilding comme l’absence d’interaction entre joueurs. Le thème anime est venu bien après, comme le précise Flo.
Djinn42 : Est-ce que l’un ou l’autre avez découvert cette série des années 90 à cette occasion ? Je crois qu’il n’existe qu’un seul autre jeu de société adapté de cet univers.
FS : J’avais vu la série pendant mes années fac (vers 2004/2005). J’en avais gardé un bon souvenir mais je ne faisais pas partie des fans inconditionnels qui ont vu la série tous les 2 ans depuis sa sortie. Quand on a signé la licence, j’en ai profité pour tout revoir (y compris le film) pour me remettre dans l’ambiance. Et c’était essentiel si on voulait que le jeu soit cohérent par rapport à l’univers.
JB : Alors, moi, je l’ai totalement découverte avec la signature. Plus jeune, j’étais plutôt fan d’Evangelion, d’Escaflowne et surtout de Saint Seiya.
Djinn42 : Ici, la mécanique était présente avant la licence. Mais est-ce que certains prototypes sont développés et présentés avec une licence particulière en tête ? Pour Cowboy Bebop, est-ce que c’était vraiment le fruit du hasard que ce soit si proche, ou il y avait un espoir de la décrocher ?
JB : Les deux sont totalement possible mais dans le cas où la licence prime, on parle plutôt de commande, c’est à dire qu’une éditeur possède une licence et demande à un auteur ou à un groupe d’auteurs de créer un jeu pour lui autour de cette dernière. Concernant Cowboy Bebop, on peut parler de hasard même si, à la signature, l’éditeur ne possédait pas encore celle de Cowboy Bebop et nous avait proposé d’autres licences mais qui collaient moins.
FS : Nous avons un très bon copain qui adore les licences, et qui justement crée des jeux en suivant la licence parce qu’elle lui parle, qu’il a une envie d’adapter le projet. Le gros problème c’est qu’après, même si le jeu est très bon et colle 100% à la licence, encore faut-il en acquérir les droits. Et pour l’instant, ça a été très compliqué pour lui, et aucun de ses jeux à licence n’a vu le jour. Du coup, il a été obligé de travailler chez Ludovox… T’imagines ?
Djinn 42 : J’imagine, le pauvre. A priori, il faut être patient, on va lui conseiller de ne pas abandonner. Du coup, le choix d’associer une licence à un jeu ne semble pas si évident que ça. Côté éditeur, on s’ouvre à des fans que ça peut amener vers le jeu, avec le risque de se couper de certains joueurs qui ne connaissent pas la licence. Côté auteur, comment ça impacte votre travail ?
FS : Et bien, ça met la pression. Pour tout te dire, quand on a eu la licence, je me suis empressé (tant que faire se peut) de regarder la série. Parce que justement il ne fallait pas d’incohérence avec le thème sinon les fans allaient nous tomber dessus. Mais à la base on est des joueurs, pas des commerciaux, alors le but premier c’était quand même d’avoir un jeu cool qu’on se régalerait à jouer et à faire découvrir. Mais d’un autre côté, il ne fallait pas faire ni trop complexe ni trop original de peur de perdre la base de fans pas trop joueurs. Bref, pas évident. Le plus compliqué a été de changer la dynamique du jeu pour le transformer d’un jeu compétitif pur à un jeu collaboratif, du presque coopératif, mais chacun pour sa gueule en gros… comme dans l’anime ! Et puis maintenant, je me refais l’intégrale de la série pour la sortie, mais ça c’est juste parce que j’aime beaucoup, et que ça fait plaisir d’en parler avec les fans !
JB : Par contre passé la pression, je trouve que le développement s’est plutôt très bien passé en fait. Oui il y avait la volonté de coller au plus près à l’animé mais le matériel de base de notre jeu s’y prêtait déjà très bien. Pour rappel on avait un jeu sur le far-west avec des shérifs qui attrapaient des hors-la-loi en allant de lieu en lieu, donc les similitudes étaient déjà bien présentes. Après, il a fallu bien entendu adapter le tout, comme par exemple Ed, qui n’utilise pas de flingue, ou le fait que les personnages ne soient pas si concurrents que ça.
Djinn42 : Tom Lehmann (auteur de Race for the Galaxy, avec qui je me suis entretenu il y a quelques temps) a travaillé avec Matt Leacock sur des extensions pour Pandémie. Il expliquait que Matt avait retiré certains rôles du jeu de base car introduisant des règles spéciales ou modifiant des règles existantes. Est-ce qu’on peut s’attendre à voir une extension pour Cowboy Bebop un jour, avec des éléments jugés trop compliqués pour la boîte de base ?
JB : Est-ce qu’on peut s’attendre à une extension ? Oui certainement. Après, il est encore trop tôt pour savoir si on va enlever des choses du jeu de base, je rappelle que le jeu n’est sorti qu’il y a un mois. D’ailleurs Flo, il faut que je t’appelle, là. Personnellement, quand il s’agit d’une extension, j’aime beaucoup introduire de nouveaux mécanismes et pas remplacer des anciens par des nouveaux mais ça ne dépend pas que de moi.
FS : J’ai le même avis que Johan sur les extensions. Pour moi il ne s’agit pas seulement de rajouter des cartes au deckbuilding (dans notre cas) mais bien de nouveaux aspects au jeu, de nouvelles stratégies. On a quelques idées dans ce sens…
Djinn42 : Ce qu’il expliquait, c’est que pendant la conception, Matt retirait d’emblée des rôles qui modifiaient les règles de base ou les remplaçaient. Une fois le jeu de base sorti, ces personnages arrivent dans une extension. Les joueurs ont pu apprivoiser le jeu et sont plus à l’aise pour contrevenir aux règles d’origine. Ma question était de savoir si vous avez mis de côté des idées de cartes et de règles pendant la conception du jeu pour un plus tard éventuel.
JB : Par rapport au proto signé, c’est même des mécanismes entiers qui ont été mis de côté pour coller à la série, je pense par exemple aux cartes Dynamite qui permettaient de toucher hors-la-loi et joueurs sur un lieu, sans soi-même y être (difficile maintenant que les lieux sont des planètes). A voir si sous une forme modifiée, cela pourrait revenir dans une extension. Mais, comme je l’ai dit, c’est encore trop tôt. Ce qu’on sait, c’est qu’on a vraiment la volonté de rajouter des choses, des nouvelles mécaniques et non pas de remplacer.
FS : Tout pareil que Johan, sur ce coup-là. On va essayer de rajouter des mécaniques pour que les sensations de jeu évoluent, tout en restant dans l’univers de l’anime.
Djinn42 : Pour revenir à vous deux, vous avez déjà collaboré et continuez de le faire. Comment s’organisent les séances de travail ?
FS : En général, on a essayé de se voir le plus souvent possible (chez Johan, parce que c’est un ours qui ne sort jamais de sa tanière). Après on a pas mal utilisé Skype/Discord et on s’est appelés. Parfois on faisait des tests chacun de son côté avant de se tenir au courant, histoire de se rendre compte de la pertinence de l’idée, puis on se contactait. Parfois, à l’inverse, on s’appelait avec une idée en tête pour que l’autre puisse y apporter soit une validation et des ajouts, soit des contre-arguments. Sur nos deux projets, il y a aussi eu une très forte présence et un pouvoir décisionnel important de la part des chefs de projet (Nico Aubry pour Cowboy Bebop et Antoine Roffé pour L’Île de Pan).
Djinn 42 : Une fois une idée retenue par vous deux, comment procédez-vous pour les tests ? Vous avez des groupes de testeurs ? Des outils mathématiques ou informatiques ? Une bonne dose d’intuition ?
JB : Perso, j’ai un groupe de testeurs-amis qui savent qu’ils auront une boîte gratuite, ce qui les motive. Après avec la CAL (la compagnie des z’auteurs lyonnais), on organise un apéro-proto une fois par mois. Ceci, couplé avec les nombreux bar à jeux lyonnais, j’avais de quoi faire en terme de test. Après, on a pas mal utilisé un joli tableau excel pour l’équilibrage qui nous permettait d’avoir toutes les cartes sur un même support. Et pour finir, oui, l’intuition joue certainement un rôle ou on pourrait dire l’expérience de quelques années de joueurs.
FS : On procède plutôt par ordre, surtout dans ce cas-là avec beaucoup de paramètres et de cartes. On a créé un fichier excel avec toutes les cartes du jeu. Puis on a donné des valeurs aux différents paramètres (par exemple une blessure vaut 3, un indice vaut 2, un Woolong vaut 1 et un pétrole vaut 2). On rajoute aussi une valeur pour le pouvoir de la carte, et ça forcément c’est plutôt intuitif. On divise le tout, et ça nous donne une base pour les prix des cartes à l’achat. Et puis après, on joue. Comme dit Johan, avec l’expérience, on voit très vite les cartes qui sont trop chères, pas assez, trop puissantes ou inutiles. Et puis on affine au fur et à mesure des parties.
Djinn 42 : Je rebondis sans hésiter sur “l’expérience de quelques années de joueurs” de Johan. Est-ce qu’un joueur averti fait un bon game-designer ?
FS : Non, mais un bon game designer, à mon sens, est un joueur averti. A quelques exceptions près (Fred Henry, Knizia, je crois…) les auteurs sont des joueurs avant tout. Quand je crée un jeu, la première question que je me pose c’est “merde, est-ce que ça n’existe pas déjà ?”. Et j’adore, vraiment, découvrir de nouvelles mécaniques, de nouvelles possibilités dans le jeu. Parfois je lis les règles d’un jeu et je me dis “Mais bon sang, pourquoi n’y ai-je pas pensé avant ? C’est génial !”. Le dernier à m’avoir fait ça est Little Town, je pense. C’est exactement le genre de jeux que j’adore en ce moment, simple, épuré, profond.
JB : Je suis d’accord avec Flo, mais ça demanderait un débat très long car oui pour développer un jeu je pense qu’il faut être joueur averti, faire de la “veille” ludique et se tenir au courant mais pour avoir de nouvelles idées, parfois il faut être carrément non-joueur afin d’éviter les freins du style : “j’ai déjà vu ça ici”.
Djinn42 : La production actuelle arrive encore à être suffisamment inventive pour proposer des choses nouvelles même au joueur chevronné. Mais si vous regardez en arrière, quels sont les jeux qui vous ont marqué et qui ont encore leur place à vos tables de jeu ?
FS : Belle question. C’est pas évident de cibler le “en arrière” mais en gros parmi mes jeux les plus anciens voici ceux qui m’ont marqué, dont je ne me suis jamais séparé, et auxquels je joue encore avec plaisir. En petits jeux d’ambiance, je dirais Time’s up, Et Toque, Esquissé, The Island et Perudo. En plus gros jeux, Agricola, 7 Wonders, Race For the Galaxy, Descendance, Puerto Rico.
Djinn42 : Je ne t’ai pas soufflé Race for the Galaxy, que ce soit clair. Je vais encore me faire charrier chez Ludovox.
JB : Il y a toujours des pépites qui sortent, parfois avec de nouveaux mécanismes ! Il n’y a qu’à voir les escape games dernièrement. Pour les jeux qui m’ont marqué personnellement, étant un nouveau dans le domaine (j’ai découvert le JdS en 2013) je dirais : 7 Wonders et Aventuriers du rail pour les premiers joués, Seasons, Descendance et Dominion ensuite puis Res Arcana, Keyforge, Tavernes de la vallée profonde et Pillards de la Mer du Nord pour les plus récents. Pour les petits jeux, on continue à jouer à Time Bomb, HiLo et plus récemment Monster Café et Kosmopolit !
Djinn 42 : Est-ce qu’on arrive encore à jouer quand on est créateur de jeu ? Est-ce qu’on est capable de se laisser aller sans tout analyser ? Et est-ce que le plaisir de jouer a évolué depuis vos première publications ?
JB : Bien sur qu’on arrive encore à jouer, sinon je pense que j’arrêterais tout. Ça fait même partie du “job” je pense, cette “veille ludique” que j’ai mentionnée plus haut. Personnellement, le plaisir de découvrir de nouveaux jeux est toujours bien là, avec toujours des super surprises. Par contre, il est vrai qu’il ne m’est pas possible de ne pas analyser un jeu quand j’y joue ou même quand on me l’explique. Pour le plaisir, je ne pense pas qu’il ait évolué, tout va dépendre du groupe de joueurs avec qui je suis… je continue même à beaucoup jouer en solo.
FS : C’est là que nos vies (et nos avis) divergent. Moi, je n’ai pas souvent l’occasion de jouer avec des bons joueurs. Je joue très souvent avec mes élèves aux récréations, mes parents et mes amis après de bons repas du week-end. Du coup, je joue principalement à des jeux d’ambiance ou faciles d’accès. Alors quand j’ai l’occasion d’aller dans des bars à jeux ou des festivals, je privilégie le jeu sur mes prototypes. Du coup, être créateur m’empêche un peu de profiter de certaines découvertes, principalement parmi les gros jeux : Detective, Spirit Island, Anachrony, tout ça j’aimerais bien y jouer mais…
Pour ce qui est de l’analyse, c’est clairement le cas. Malgré moi. Toujours. Dès qu’on m’explique ou que je lis une règle, je réfléchis au game design qu’il y a derrière. Par exemple, pour les Pillards de la Mer du Nord, à la lecture des règles j’ai adoré le côté “Poser un ouvrier/Prendre un ouvrier”. Simple, original, efficace. A l’inverse, pour Taco Chat Bouc Cheese Pizza, la première chose à laquelle j’ai pensé c’est “Merde, ce jeu est buggué en fait, il peut ne jamais finir…” et j’ai immédiatement réfléchi à une solution, que j’ai introduit directement avec mes élèves : le premier à taper à chaque fois écarte la première carte de son paquet – ça récompense le plus rapide, et ça permet qu’un jour ou l’autre quelqu’un gagne, puisque le nombre de carte tend vers 0. Bon après, il y a aussi le fait qu’il ne soit mentionné nulle part le nom de l’auteur (ni règle, ni boîte), mais c’est une autre histoire…
Pareil pour le plaisir de jeu, je pense qu’il est intact, toujours aussi passionné !
Djinn 42 : Avec les longues journées à la maison qui attendent beaucoup d’entre nous, on va finir par une question Art & Littérature. Si vous deviez conseiller un livre, un album de musique, un film et une série ?
FS :
- Livre : Le célèbre Catalogue Walker & Dawn, de Davide Morosinotto. C’est le premier livre que j’ai lu pendant le confinement. Conseillé par Anne-Cécile Lefebvre, ancienne Ludonaute et maintenant libraire à Istres. Une chouette aventure de 4 gamins qui traversent l’Amérique en 1904. Des airs de Tom Sawyer, Huckleberry Finn, Oliver Twist… Bref super cool et très facile à lire pour toute la famille. Sinon je suis plutôt thriller et polar en général (Thilliez, Denjean, Caruso…)
- Album de musique : Beat Torrent Reworks de Beat Torrent. Un duo de DJ vraiment top, qui après ont formé C2C avec deux autres membres d’Hocus Pocus (t’as vu le moyen fourbe d’en mettre 3?)
- Film : Le dernier que j’ai (re)vu, c’est Forrest Gump. Il est vraiment toujours aussi bon.
- Série : Sans hésitation Peaky Blinders. Une claque cette série, à tous les niveaux. Les saisons sont inégales mais la première est tellement génialissime !
JB :
- Livre : Le Seigneur des Anneaux évidemment, inégalable. Et, en BD, Thorgal ou la série des Walking Dead (je choisis des trucs bien longs)
- Album de musique : Pick of Destiny des Tenacious D, on a tous besoin de sourire
- Film : Je pourrais en citer 50 mais dans les derniers, je dirais Joker ou Alita (madeleine de Gunnm)
- Série : Putain ouais, Peaky Blinders… ou les Sons of Anarchy. Sinon Dark et dans l’humour, Scrubs, Brooklyn 99 et Kaamelott
Djinn42 : Merci à tous les deux !
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