« Je suis tombé dedans quand j’étais petit, avec les Livres Dont Vous êtes le Héros, HeroQuest, et les premiers jeux vidéo. » nous racontait-il il y a quelques années. Mais depuis quelques temps, monsieur Henri est surtout devenu membre hyper actif de la Société des Auteurs de Jeux (SAJ) association fondée en 2017 ayant pour objectif de faire reconnaître le jeu de société comme objet culturel et de se battre pour les droits des auteurs. Avant la SAJ, ces derniers étaient avant tout organisés en groupes régionaux (la CAL à Lyon, le MALT de Toulouse, le CAJO à l’ouest, le GRAL rennais, etc). Cette entrevue est surtout l’occasion pour nous de faire le point sur la situation des auteurs de jeux en France mais aussi de prendre des nouvelles du monsieur dans cette situation difficile qu’est le confinement.
Bonjour Henri ! Peux-tu nous dresser un état des lieux des auteurs de j2s aujourd’hui ? Combien en vivent, combien souhaitent en vivre ?
« La SAJ a mené fin 2018 une Consultation auprès des auteurs de jeux de société francophones (dont les résultats sont disponibles gratuitement sur le site de la SAJ). Celle-ci nous apprend que seuls 13% d’entre eux tirent leurs revenus uniquement de la création de jeu, alors qu’environ 31% d’autres auteurs souhaiteraient que ce soit le cas, mais pratiquent forcément une autre activité pour vivre. Les 56% restants ont une autre activité qui leur convient, et ne souhaitent pas se professionnaliser. Environ 20% des répondants gagnent plus que le SMIC à l’année, soit une quinzaine d’auteurs. En comptant ceux qui n’ont pas répondu à la Consultation, on doit pouvoir au maximum doubler ce chiffre.
Pour gagner le SMIC annuel, un auteur doit vendre 50 000 boites d’un jeu à 20€. Quand on sait que le premier tirage d’un jeu est souvent de 3 000 ou 5 000 exemplaires, cela signifie qu’il faut publier 10 jeux par an, ou faire un succès mondial… se professionnaliser tient donc du miracle.
Les pourcentages de droits d’auteur étant plus ou moins harmonisés au niveau mondial, le public et même bon nombre d’auteurs en viennent à accepter la précarité de cette activité, au point de lire parfois qu’ « on ne fait pas ça pour l’argent, mais par passion ». Auteur de jeu, c’est un métier, qui demande du temps, du savoir-faire et du travail, au même titre qu’un boulanger, par exemple. On irait pas tenir de tels propos à son boulanger… »
La SAJ existe depuis 2017 : quelles sont les grandes avancées que vous pouvez constater aujourd’hui ?
« La première et plus grande avancée est d’avoir pu rassembler les auteurs de jeux. L’association compte actuellement 330 adhérents, et s’appuie sur 19 collectifs d’auteur répartis dans toute la France. Il y a encore une dizaine d’années, les auteurs de jeux étaient isolés, et ne communiquaient pas ou peu entre eux, que ce soit à propos de leurs revenus ou des pratiques contractuelles. Aujourd’hui les auteurs de jeux prennent conscience qu’ils sont un corps de métier, un acteur essentiel de la chaîne de valeurs, et qu’ils peuvent avancer ensemble, que ce soit au niveau local dans les collectifs, ou à travers la SAJ au niveau national.
La deuxième grande avancée, c’est que les auteurs sont informés. En plus des ressources fournies sur le site (un liste des concours d’auteur, par exemple), la SAJ a publié gratuitement deux documents précieux pour tous : un guide de la déclaration fiscale des droits d’auteur de jeux de société, et un livret de bonnes pratiques contractuelles, afin de les aider à négocier en connaissance de cause.
Ces deux avancées sont fondamentales, mais ça ne reste qu’une évolution interne. Les auteurs de jeu ne possèdent toujours aucun statut reconnu auprès des administrations fiscales et sociales – nous y sommes tolérés de fait, mais sans reconnaissance formelle. Globalement, le nombre de sorties ayant doublé en 10 ans, le marché rend encore plus difficile la professionnalisation. Les auteurs qui vivent de leur métier ont d’ailleurs souvent commencé leur activité avant cette période, où un jeu pouvait plus facilement s’installer. »
Quels sont les principaux leviers sur lesquels vous pouvez agir et les principaux points de blocage ?
« Que ce soit au niveau individuel ou au niveau de l’association, nous n’avons à l’évidence que peu de moyens financiers. Nous pouvons essentiellement faire entendre notre voix, communiquer sur les réseaux sociaux ou dans les médias.
Notre principale force réside dans les points indiqués plus haut : nous sommes rassemblés et informés. Cela signifie qu’au niveau individuel, lors de sa négociation de contrat, chaque auteur fait bouger les lignes pour tous les autres. Depuis la création de l’association, nous avons renseigné et assisté bon nombre d’auteurs lors de leurs négociations contractuelles, et j’ai vu des auteurs débutants signer leur premier jeu en ayant négocié des points importants, simplement parce qu’il se sentaient soutenus, et qu’ils étaient informés correctement. Notre principal levier est donc, en plus de notre présence publique, de transformer les négociations individuelles en négociation collective.
Les deux plus grosses difficultés restent d’une part l’état du marché lui-même, qui dilue les revenus de tous, et d’autre part, la difficulté à atteindre les administrations et les pouvoirs publics. Récemment, on a bien vu que malgré le rapport Racine, le gouvernement n’a pas pris la mesure de la situation – alors même que les artistes-auteurs engagés dans ces négociations ont déjà bien plus de visibilité que nous autres auteurs de jeu. Nous sommes dans le dernier wagon de ce train de réformes, puisque nous n’existons même pas dans les textes en tant qu’artistes-auteurs… Il faut ajouter à cela que nous manquons de connaissances et de compétences pour frapper aux bonnes portes… les autres syndicats ou organisations d’auteurs ont plus de moyens ou plus d’ancienneté, et peuvent faire un lobbying plus important. »
Certains joueurs redoutent la professionnalisation du milieu. Qu’as-tu à leur répondre ?
« Je me garderais bien d’analyser tout le « milieu », mais si on parle des auteurs, alors je ne comprends pas trop leurs craintes. Nous demandons simplement que les auteurs qui se consacrent à plein temps à leur métier, et obtiennent un succès plus que relatif, aient de meilleures chances d’en vivre : ce n’est pas la lune. S’ils ont peur que la création soit tirée vers le bas en termes d’innovation parce que des hordes d’auteurs professionnels feraient du jeu alimentaire, je les rassure tout de suite : la qualité des jeux a tellement augmenté ces dernières années que chacun est bien conscient qu’on ne peut plus se contenter de « bons jeux ».
Il faut également rappeler que les premiers décisionnaires sur ce point sont les éditeurs, qui sélectionnent les jeux qui vont être publiés. Si les jeux qui sortent ne sont parfois pas innovants, c’est aussi un choix éditorial de viser des valeurs sûres, pour minimiser la prise de risque…
Les jeux innovants sont toujours repérés par les éditeurs, que l’auteur soit professionnel ou amateur – notre milieu est plutôt ouvert là dessus, on sait qu’une bonne idée peut venir de n’importe où. L’expérience de l’auteur lui permet le plus souvent d’être meilleur sur le développement et le démarchage, mais la bonne idée, tout le monde peut l’avoir !
Enfin, un professionnel ne cesse pas forcément d’être un passionné. Pour créer de bons jeux, je pense qu’il faut aimer ce qu’on fait, sans quoi ça ne fonctionne pas, et ça se ressent dans la création.
Mais encore une fois, créer des jeux demande du temps et du travail, et la passion ne paye pas les factures… Il faut se délivrer de cette image d’Epinal du « bon artiste » maudit, qui vit sans le sou mais crée de belles choses, et du « mauvais artiste », qui fait de l’alimentaire. La vérité c’est que la plupart des artistes-auteur sont les deux à la fois : animés par la passion, mais obligés de composer avec le réel pour vivre, comme tout le monde. »
Sur le site de la SAJ, une carte interactive des auteurs
Avant de conclure, quelques mots sur la situation particulière du confinement que nous sommes en train de vivre. Comment vis-tu ce qu’il se passe à titre personnel ?
« À titre personnel, en toute franchise ça ne change pas grand chose – je travaillais déjà toute la journée chez moi auparavant. Les auteurs de jeux ont l’habitude d’être payés une ou deux fois l’an, et en tant que graphiste je suis payé au projet, donc c’est une insécurité que j’ai appris à anticiper avec le temps. Je devais donner quelques semaines de cours de game design courant avril, ils vont avoir lieu, mais sur Discord. En tout cas tous les projets que j’avais en cours se poursuivent. Et j’ai la chance de vivre à la campagne avec un jardin, donc je ne me plains pas du tout. »
Le confinement te donne-t-il plus de temps libre pour travailler des proto ?
« Non, pas vraiment : j’ai mes deux filles à la maison, ça fait plus de repas à préparer et de trucs à laver, et puis je gère les « devoirs » de la plus jeune tous les matins (son institutrice fait un super boulot et nous a donné des choses à faire tous les jours). Mais on fait avec, et du coup je suis en train de lui faire un jeu pour pratiquer les tables d’addition et de multiplications. 🙂 »
Est-ce que les auteurs continuent à communiquer et à travailler entre eux ?
« Je ne sais pas comment ça se passe dans les autres collectifs, mais au GRAL on continue de communiquer, bien sûr, merci internet. C’est toutefois plus difficile pour les tests, évidemment – il faudrait passer ses protos sur Tabletop Simulator ou Tabletopia, par exemple, mais on a pas encore franchi le pas… Je pense qu’on aura plein de nouveaux projets à voir à la sortie du confinement ! »
Fredovox 27/03/2020
Merci à Henri, et au CA de la SAJ, pour leur travail
captncavern 27/03/2020
Au CAJO, on est passé sur TTS, mais c’est quand même moins bien que de se voir en vrai !