► E.D.I.T.O. Des jeux de plus en plus écolo

Les jeux de société en France pour 2021, selon NPD Group, représentent un marché de 360 millions d’euros avec 150 éditeurs francophones. Un secteur qui, vous le savez, n’est pas sans impact sur l’environnement – car comme disait le poète, à part la marche et la mort, aucune activité humaine n’est vraiment neutre.  

Nul besoin de revenir sur le fait que le jeu de société n’est pas le plus polluant des hobbies, ni le moins durable. Nous savons que 20h de Youtube pollue plus qu’un gros jeu (- cf. notre article). Néanmoins, on ne peut nier que produire moins, et mieux, sera toujours une vertu nécessaire dans un monde qui a bien besoin d’industries cherchant l’exemplarité. 

Depuis la publication du « livret blanc » (étude documentée sur les coûts écologiques d’un jeu – cf. notre article) de l’UEJ (l’Union des Éditeurs de Jeux de Société) il s’est écoulé, entre autres, deux années et une pandémie mondiale. De quoi rebattre un peu les cartes et donner envie de faire le point sur la question. 

Entre opportunisme économique, objectifs de transition plus ou moins transparents, et véritable démarche de transformation des pratiques et de sensibilisation, il n’est pas toujours évident de trier le bon grain de l’ivraie. « Même si nous n’avons pas fait de nouvelles publications depuis, de nombreuses réunions de travail au sein de l’UEJ nous permettent de constater que la prise de conscience est là. » rassure Simon Villiot de Blam!, présent au sein du conseil d’administration de l’UEJ – et particulièrement actif au sein de sa commission Écologie. 

Et en effet, cette prise de conscience se mesure assez aisément pour qui observe la fabrication de nos jeux de près. Il est désormais plus courant de lire des annotations telles que « pas de plastique et les composants sont d’origine végétale et biodégradables », le « jeu est intégralement fabriqué en France », « avec du papier recyclé et des encres biologiques », « zéro plastique », « carton issu de forêts gérées durablement » sur le dos de nos boîtes. Par ailleurs, noter les composants à recycler ou à jeter – ou comment se débarrasser de son jeu proprement si le cas devait se présenter – est désormais obligatoire. 

Simon Villiot précise : « On voit de plus en plus que les petits jeux, de cartes notamment, sont plus facilement produits en France, en Europe. Que même certains gros éditeurs pensent à la relocalisation ou intègrent véritablement l’écoconception dans leur fonctionnement. » 

Et oui, il ne s’agit plus d’avoir un joli thème qui parle arbre, écosystème, ou terrible fin du monde post-apo, il faut aligner le fond et la forme. S’assurer que le bois utilisé pour le carton et le papier des jeux proviennent d’une filière qui respecte l’environnement, utiliser de l’encre à base de soja, réduire la taille des emballages et du plastique, agir pour le développement d’une économie circulaire, optimiser les transports, labelliser le matériel… Les défis sont nombreux, et finalement la prise de conscience du secteur, et des consommateurs, encore fraîche. 

De nouveaux challengers 

Difficile de dresser un tableau des pratiques tant l’industrie ludique est elle-même hétéroclite. Et si elle est constituée de géants de plus en plus tentaculaires, subsiste une bonne part d’artisanat et de petits faiseurs (qui n’ont parfois de « petits » que le nombre de personnes employées, soyons clairs). Autant dire que chacun gère la question écologique à sa manière, avec les impacts différents que cela peut avoir sur sa production, et une inertie plus ou moins forte selon la taille de l’entreprise et l’avancement des projets (revenir sur un développement terminé pour rendre un produit plus écolo après coup étant bien plus coûteux et énergivore pour l’entreprise).   

Ainsi, il peut parfois sembler plus simple de commencer depuis le début avec les bons éléments dans l’équation que de transformer des pratiques anciennement établies. À ce titre, de plus en plus de nouveaux acteurs s’emparent de ce segment du jeu “respectueux” : Sloli, éditions Adventices, Betula Jeux, Palladis Games… Autant de maisons qui se sont érigées sur le terrain du naturel, là où Jeux Opla et Bioviva ont longtemps été les seuls maîtres à bord. Des éditeurs comme Subverti (Biomos, Klimato…) proposent un positionnement éditorial clairement militant et engagé : « À l’affligeante dystopie proposée par les tenants d’une croissance infinie, embrassons l’espoir d’une utopie humaine, libre et enthousiaste. Réfléchissons en s’amusant, retrouvons-nous sans écran, créons librement. »

Klimato chez Subverti

 

Accélération des efforts consentis 

Mais que font les éditeurs plus établis, comment leurs pratiques ont évolué – si elles ont évolué ? La crise économique a finalement eu cela de bon qu’elle a inexorablement accéléré les choses. Avec l’augmentation du prix du transport et des matériaux, des alternatives ont dû être trouvées rapidement, telles que la minimisation des espaces vides (les joueurs qui conspuaient l’air vendu dans leurs boîtes de jeu ont dû remarquer une masse de ces emballages délictueux notablement en baisse). « On arrive à un moment où les choix sont possibles. Je crois véritablement que la majorité des acteurs du secteur veulent faire plus, mais que depuis plusieurs années, les prix ne permettaient pas la transition. Maintenant, le “sacrifice” est possible et nombre d’acteurs sautent le pas en fonction de leur ligne éditoriale (réduction du matériel, relocalisation, modification des matières…) » commente Simon Villiot. 

Néanmoins, la Chine reste une zone de production indispensable pour des raisons de coûts et de praticité de transport. « Le marché européen peut être fourni par des usines européennes sur certains produits simples car le volume est réduit et la complexité technique limitée mais c’est impossible de fournir un marché mondial avec des fournisseurs européens. La plupart des autres marchés sont trop gros et trop loin pour valider cette localisation européenne, » explique un responsable de la production d’un grand éditeur souhaitant conserver l’anonymat. De fait, toutes les sociétés ne sont pas logées à la même enseigne, certains studios ont bien plus de moyens que d’autres ou au contraire un volume de fabrication très réduit qui leur permet de fabriquer en Europe. 

Pour certains éditeurs, tel que Repos Prod, étant donné la masse de titres réimprimés chaque année, impossible de tout produire au sein d’une seule usine. “Nous devons jongler entre les pays, les prix, les délais et les services fournis. Cependant, le volume de jeux produits par Asmodee permet d’avoir un levier de négociation fort avec nos partenaires et avoir un impact coût limité.” expliquent-ils. 

 

 
Chez Funforge, l’effort se fait particulièrement au niveau du design des jeux et des choix de matières pour réduire l’empreinte carbone. « Nos boîtes sont plus petites que précédemment et nous réduisons au maximum l’utilisation des éléments en plastique quand c’est possible. L’exemple le plus parlant est Tokaido Duo. Nous avons privilégié la fabrication en Espagne pour les exemplaires destinés à l’Europe et nous avons supprimé les éléments de jeu en plastique et le tray de rangement pour avoir seulement papier et carton à l’intérieur. Idem pour la taille des boîtes. »

Produire plus localement reste l’enjeu principal pour la plupart des grosses sociétés, un défi d’autant plus challengeant quand elles sont basées sur une stratégie fondamentalement tournée vers l’international et vendent sur tous les continents. C’est notamment le cas de Blue Orange qui, au-delà de partenariats avec des ONG environnementales (WE plant trees, Wings of the Ocean) et de la suppression des sachets plastique au profit d’enveloppes papier, cherche justement des solutions à cette problématique de la production locale. 

Timothée Leroy, PDG témoigne : « Pour que cela soit optimal, il faudrait produire chaque fois là où l’on vend et avec notre modèle actuel on aurait du mal à s’y retrouver économiquement. Cela dit, c’est notre dossier du moment en termes d’impact écologique. On cherche à trouver des solutions pour avoir une partie de notre production vendue en Europe produite plus localement (la majeure partie de nos jeux sont produits en Asie actuellement). On doit faire cela bien car la qualité de nos jeux doit rester la même et le prix des jeux ne doit pas s’envoler si on souhaite garder notre public. Nous sommes sur plusieurs pistes intéressantes. J’espère pouvoir vous donner de bonnes nouvelles d’ici quelques mois. » 

 

La force de l’exemple 

Si les petites et moyennes maisons d’édition sont nombreuses à fournir des efforts notables peut-on espérer d’un leader comme Asmodee qu’il communique ses objectifs en matière d’impact carbone de manière plus ferme et transparente ?
Embracer avoue minimiser l’impact du groupe essentiellement de façon “indirecte” – néanmoins de manière alignée avec les objectifs de l’Accord de Paris (
source) en visant une réduction de ses émissions de carbone de 45% d’ici 2023. 

Depuis peu, Michaël “Micha” Le Bourhis a endossé le rôle de responsable RSE – garant de la politique environnementale, sociale et économique du géant. Micha, c’est entre autres l’homme derrière la gamme Access + qui propose des jeux du catalogue Asmodee adaptés aux personnes présentant des troubles cognitifs quel que soit leur âge. Des jeux qui, au-delà de leur positionnement spécifique d’inclusivité, sont produits en France, sans plastique, et selon la norme FSC. De quoi espérer des évolutions plus visibles dans les prochains mois. 

Mais il est à noter que l’équipe de production du groupe Asmodienne a déjà mis en place auprès de tous ses studios un certain nombre de décisions importantes comme le retrait du film plastique, l’optimisation des tray, l’instauration du FSC Production, ainsi que l’appui sur les équipes data, sales et forecast en interne d’Asmodee (qui suivent le marché et les tendances) pour estimer les quantités de vente au plus près, quitte à passer par la case réimpression. « Cela permet d’éviter de surproduire des jeux et d’éviter des rappels d’invendus pour destruction et donc limiter l’impact carbone. La priorité est également mise sur les productions locales et pas de transport par avions sauf nécessité absolue.” nous explique-t-on du côté de Repos Prod.

Des gros tirages tels que Timeline, Dobble & Jungle speed ont été conçus avec une vision plus écologique par le studio Zygomatic depuis 2020. On note ainsi -15% de CO2 par jeu Dobble éco-conçu par rapport à la version classique. Toujours du côté du géant Asmodéen, on pourra aussi souligner la récente mise en place du label Greenline chez la maison Lookout (on vous en parlait ici à l’occasion de la présentation de Forest Shuffle) : des jeux sans plastique avec une certification FSC.   

En parallèle, chez la boutique Philibert (groupe Asmodee toujours) des initiatives naissent autour du packaging avec réduction de 25% de papier bulle utilisé, et 32% de réduction d’utilisation de paquet à usage unique en kraft. 

Le consommateur fait le marché 

Mais en fin de compte – car comme le disait Jean-David Boscouzareix dans notre interview “c’est le consommateur qui fait le marché” – le public lui-même est-il suffisamment sensibilisé sur ces questions pour vouloir et accepter les changements nécessaires – même si cela comporte une augmentation des prix ? D’autant qu’il semble évident que le porte-monnaie j2s du consommateur a dû être ostensiblement raboté avec l’inflation générale qui sévit. “Il est clair qu’il est aujourd’hui compliqué de faire payer plus cher un produit en mettant en avant la conception écoresponsable. Le marché est très concurrentiel. C’est la plupart du temps, un surcoût pris sur la marge de l’éditeur. Mais il peut estimer qu’il y gagne autrement (notoriété ou limitation des ruptures de stock par exemple),” nous livre Simon. Du côté de chez Repos, on est plutôt optimistes : “Nous voyons dans les études menées qu’1 joueur sur 4 a déjà ou est déterminé à changer ses habitudes d’achat de jeux de société dans un but écologique.” 

C’est aussi tout l’objectif du prix Eco-Ludique des Trophées FLIP de Parthenay, né il y a déjà trois ans : valoriser les démarches tendant à limiter l’impact écologique d’un jeu, encourager les pratiques émergentes tout en informant le grand public. Les trophées Eco-Ludique mettent ainsi en lumière des jeux – présentés sur dossier – pour leur intérêt ludique tout en prenant en considération les démarches mises en place pour diminuer l’impact environnemental du jeu. 

Des avancées contre-intuitives 

Une équation pas toujours facile à résoudre tant les paramètres sont nombreux, complexes, et les données parfois mouvantes. Alexia Munoz, du Centre Ludique de Boulogne-Billancourt et membre du jury de Parthenay, nous raconte : “Si la 1ère année (sur les 3 ans au compteur), un certain nombre des jeux soumis étaient fabriqués en Chine, l’an dernier et cette année, très peu (ou pas) étaient fabriqués en dehors de l’Europe. Et se sont posées également des questions « croisées » : une usine certifiée (Eco Friendly Games / BREEAM) en Pologne est-ce « mieux » qu’une production française non certifiée ou qu’une entreprise située dans le sud de la France qui fait fabriquer en Espagne ? Un cellophane biodégradable ou un simple sticker (mais dont la colle n’est pas « clean ») ? À titre personnel, je n’ai pas de réponse à ces questions. Mais le fait déjà, qu’un éditeur se les pose est une belle avancée !” On retrouve ici le dilemme (insoluble ?) de la question du label. 

La réalité de l’impact environnemental est en effet bien loin d’être toujours intuitive ; ce qui ne simplifie pas la communication sur le sujet. Même témoignage du côté de Repos Prod : “Ce que l’on croit logique ne l’est pas toujours : un pion en bois, s’il a une mauvaise peinture, polluera plus qu’un pion en plastique recyclé ; selon les études, la colle des petits collants qui ferment les boîtes pour éviter le cello, polluerait plus que le cello qui est recyclable à présent dans certains pays ; on croyait bien faire en faisant des thermos en plastique recyclé mais on vient d’apprendre que ça serait nettement moins bien que du plastique neuf mais recyclable…”

C’est pourquoi l’éclosion d’un label j2s vert véritablement convaincant semble mission impossible. “Pour l’instant le label est d’abord un outil à destination interne, pour faire un maximum de simulation et travailler en coordination avec l’ensemble des éditeurs. Nous avons déjà un premier outil, mais nous avons demandé à notre expert de pousser un peu plus les recherches, notamment sur l’impact des différentes qualités de cartes,” nous dit-on du côté de l’UEJ.

 

Crédits : Julien Nesme

 

Ainsi, si la marge de progression reste énorme, nul doute que l’évolution à venir d’ici un an ou deux devrait être déterminante, d’autant que les procédés techniques évoluent à vitesse grand V à l’instar de leur démocratisation ; tel ce tray compostable qui a vu son prix d’usine être divisé par 5 en quelques mois, ouvrant un nouveau champ des possibles jusqu’ici inimaginable. Reste à ne pas négliger le plus invisible – et néanmoins impactant – effort à produire par les créateurs comme par les consommateurs : celui de la sobriété.   

 

Merci à Julien Nesme pour les illustrations !

 

LUDOVOX est un site indépendant !

Vous pouvez nous soutenir en faisant un don sur :

5 Commentaires

  1. N’Wad 07/09/2023
    Répondre

    Bonjour, Super article ! 🙂 Dans le dernier paragraphe je lis ‹ ce tray compastable › mais je ne trouve pas pour quels jeux il en est clairement fait mention. Peut-on en connaître la source ? merci d’avance

    • Shanouillette 07/09/2023
      Répondre

      Merci !
      Pour le tray compostable, c’est du côté de Repos que l’info m’a été donnée. Leur objectif est de passer tous les nouveaux jeux à venir (produits ds cette usine-là) ainsi que les retirages avec ces trays, mais cela impliquait de réaliser de nouveaux moules et sculptures, ce qui occasionne aussi des frais et prend du temps.

  2. Umberling 07/09/2023
    Répondre

    Les jeux Opla repassent au cello (exit les pastilles) pour la pollution produite par la colle et parce que le conditionnement cello est au final plus protecteur, donc il y a moins d’abîmés, défraîchis, et donc de pertes de stock.

     

    On note également Rewood, une initiative de Czech Games Edition, qui tente l’aggloméré de bois pour faire des meeples aux formes diverses et des cubes.

  3. Chips 08/09/2023
    Répondre

    Rappelons que le jeu le plus écolo, c’est celui qu’on ne produit pas… entre la course à la nouveauté et à l’achat/possession du côté des joueurs et l’émission de titres de plus en plus nombreux du côté des éditeurs (dont un bon 75% sont oubliés l’année suivante), c’est le changement de mentalité qui aurait le plus d’impact !

    • Tropala 13/09/2023
      Répondre

      Exactement! et faudrait voir le pourcentage qui passe au pilon!

      Notons également si le FSC est un progrès sur la traçabilité (et donc par rapport au bois de braconnage), c’est pas non plus Byzance, c’est du tonneau des labels de pêche « durable » pour le poisson. Sur les producteurs de papier recyclé, il n’y en avait qu’un en France il y a trois ans – je ne suis d’ailleurs pas sûr qu’il n’ait pas fermé. La « recyclabilité » est en général une vaste blague, car il y a à la fois un problème d’éducation au recyclage et de réalité de ce recyclage (efficacité, et je mentionne tout juste la cohérence entre territoires car ce qui est recyclable à un endroit l’est partout selon les normes de production et permet d’exempter de taxes mais ne l’est peut-être que sur 20% du territoire français, d’autant que la surface du produit peut le rendre impropre au recyclage).

      Quant aux polluants dans les colles et plastiques… j’ai l’impression que c’est du détail (mais je me trompe peut-être), surtout quand on voit les acteurs dire qu’ils « doivent » produire à tel endroit ou de telle manière. Non, ils ne doivent pas, c’est un choix de nature économique qui correspond à une vision de développement. Rien n’empêche de ne pas vouloir se développer au-delà d’une certaine limite qui permette que le choix écologique fonctionne. Tant qu’on restera dans le « je dois croître », la solution technologique ne permettra…. que de vendre plus de jeux, ce qui au final polluera plus.

Laisser un commentaire