Dame Nature : la coopération intissée

Vous le savez si vous écoutez notre podcast Les Indisciplinés, chez Ludovox, on a un petit faible pour les créations de Julien Prothière. Par exemple, Sha-Man doit avoir une centaine d’heures de vol sur Kreus (paru d’abord sous le nom de Kréo en 2016), un coopératif qui méritait bien une nouvelle édition. Et ça tombe bien : Dame Nature, opus sur lequel nous revenons aujourd’hui, est précisément une nouvelle mouture de Kreus.  

 

Synchronisation des montres ! 

Kreus n’était vraiment pas simple à transmettre à de nouveaux compagnons de jeu. La marche était haute, et il était souvent plus agréable de poursuivre avec le même groupe plutôt que de repartir de zéro avec des débutants. Dame Nature corrige le tir, en offrant une première expérience plus fluide, moins punitive, tout en conservant un défi relevé. Tout dépendra de vos joueurs – sont-ils des acharnés de coop en communication restreinte ? Ont-ils fait leurs classes sur Hanabi et Les Poilus ? Ont-ils terminé les The Crew ? Roulent-ils sur The Mind ? Jouent-ils à Yokaï ou Magic Maze les yeux fermés ? Ou leur restent-ils tous les codes de la coopération et de la synchronisation collective à découvrir ?    

Car Dame Nature a indéniablement cet ADN-là (dans la même veine que Take Time à venir – et qu’on attend avec une impatience fofolle) : vous avez toutes les cartes en main, mais pour réussir, il faudra les poser au bon moment. Dans le rôle de cette bonne vieille Mère Nature, vous tissez ensemble les mailles du vivant – depuis les petites herbes jusqu’aux grands prédateurs – le tout magnifiquement illustré par David Boniffacy pour Opla (maison qui, on le redit au passage, a besoin de votre aide).

Pour placer l’ultime carte qui, n’en déplaisent à certains, n’est pas l’homme, mais l’aigle royal, il vous faudra poser d’abord toutes les cartes Conditions et Espèces dans le bon ordre, et ce, sans parler, sans savoir qui a quoi en main de prime abord. Une Espèce ne peut pas exister si ses Conditions de vie ne sont pas réunies : Vert pour les conditions géologiques, violet pour les conditions atmosphériques, bleu pour les conditions hydriques, jaune soleil pour les conditions thermiques. Et oui, qui dit Jeux Opla, dit jeu bien réfléchi, backé scientifiquement : ici, en partenariat avec des naturalistes de FNE-Rhône.

Alors, qu’on se rassure, on a le droit à un petit peu d’informations entre nous tout de même, via les cartes Symbioses, comme nous allons le voir. Mais avant cela, sachez que le palpitant de ce jeu de cartes se niche dans la phase de programmation. Simultanément, vous choisissez une carte de votre main et la posez devant vous (face cachée). Puis, une fois que tout le monde est bon (vous êtes bien sûr de vous ? sûr sûr ?), on révèle tout ça, progressivement, et on regarde si nos choix sont viables.   

Selon le nombre de participants attablés, 0 à 3 cartes Symbioses sont distribuées à chacun·e en début de partie – cartes qui permettent de révéler quelques éléments bien choisis. En plus, à chaque tour, la première joueuse bénéficie d’une Symbiose offerte – très sympa ça ! (à l’époque de Kreo, c’était une autre histoire ! Le système de communication a en effet été bien simplifié et facilité). Une Symbiose permet de dévoiler une carte publiquement, ou d’échanger une de nos cartes avec quelqu’un.

Une bonne partie du jeu réside là. Le choix de ce que l’on montre ainsi de sa main, et le choix de la personne avec qui on procède l’échange (et de sa place dans l’ordre du tour) est, vous vous en doutez, absolument crucial dans la réussite de la partie. Comme les cartes doivent être jouées dans le bon ordre pour être valides, il est assez fondamental de donner à quelqu’un qui joue avant ou après nous, LA carte qu’il devra jouer avant ou après pour que le tour puisse continuer sans heurts. 

En effet, une carte mal jouée sera, au moment de la phase de révélation, directement défaussée. Et oui, la nature, ça pique des fois. La notion de programmation partagée nécessite un peu de tact. L’interdépendance entre les joueurs est à l’aune de celle des éléments naturels. En jouant, on ressent pleinement cette idée que nous sommes les maillons d’un petit écosystème qui évolue en silence.
Bon, rassurez-vous, la défausse n’est pas un lieu de non-retour ultra punitif ; mais revenir de là-bas n’est pas neutre pour notre subtil équilibre. En effet, l’autre option avec la Symbiose est d’échanger une carte avec la défausse… Mais pendant qu’on fait ça, on fait pas autre chose comme dirait Darwin ! (Ha non il a pas dit ça ?).     

Vous comprenez donc qu’une carte Espèce ne peut être posée que lorsque toutes ses Conditions requises sont réunies. Par exemple, Juju joue sa Condition verte (la terre est bonne), puis Lulu joue sa Condition violette (l’air est sain), tout va bien pour Sisi qui peut placer sa petite Mésange. Mais s’il y avait eu le moindre cafouillage quelque part, bim, défausse !

Vois sur ton chemin

Heureusement que des cartes Joker, pouvant incarner n’importe quelle couleur, nous aident un peu. Il n’en reste pas moins qu’il faudra surtout être alerte et anticiper chaque coup ensemble pour pouvoir progresser dans les demandes. Savoir qui doit être pro-actif sur quel placement (et on ne parle pas de bourse, on parle bien de créer la trame de la vie ^^). Surtout, apprendre à faire tout ça sans parler. Pour de vrai de vrai, aucun mot, aucun signe non verbal ? Très – trrrès – difficile ! Rien qu’avec ça, vous devriez être occupés quelques parties avant d’y arriver. Mais quel accomplissement à chaque fois qu’on progresse sur ce chemin-là ! 

D’ailleurs, ce côté « non verbal » est plus ou moins rigide selon les joueurs. Bien sûr, si quelqu’un reçoit une carte d’untel et la joue directement, sans hésitation, c’est du non verbal qui donne une information cruciale. Probablement joue-t-il l’Espèce attendue. Il faudra être attentif à ces réactions-là. Progressivement, des attitudes et des habitudes peuvent s’installer dans un groupe. Jusqu’où faut-il les encourager ou les bannir, cela restera à votre discrétion (après tout, tant que tout le monde s’amuse). 

Bon, vous avez posé votre aigle sans sourciller ? Bravo, quel talent ! Et maintenant on fait quoi ? Pas d’inquiétude sur la rejouabilité, Dame Nature a plus d’un tour dans son sac pour vous donner de quoi vous triturer vos ptits neurones. Douze précisément. Quatre “chemins” thématiques sont proposés, chacun comprenant trois étapes allant crescendo dans la difficulté. Des contraintes additionnelles cumulables qui parfois semblent irréalistes sur le papier mais qui en fait, mine de rien, nous apprennent à jouer mieux. 

Chacun expérimentera ces chemins à sa façon, mais si votre groupe peut vivre toutes ces évolutions progressives du jeu, indéniablement (s’il persiste bien sûr), il progressera dans sa capacité à prévenir les virages tendus, à récupérer les mauvais coups, et à “communiquer” à chaque étape de la création de la trame. 

Un exemple, avec le “chemin” baptisé “Zones naturelles en tension”, une carte Symbiose permet de montrer une carte non plus publiquement à tous mais à une seule personne. Voilà qui va nous pousser à affiner notre compréhension du jeu pour déterminer qui doit absolument savoir quoi. Puis, deuxième étape, certaines cartes Conditions (ayant une petite icône dédiée) sont des “conditions temporaires” et doivent être recouvertes par une Espèce avant la fin du tour. Voilà qui agit comme un petit timer qui oblige à finement synchroniser nos coups. En troisième étape du chemin, “biodiversité spécifique”, vous demande en plus de vous spécialiser dans la pose d’Espèce végétale ou animale, ce qui pousse encore la lecture et l’anticipation du jeu plus loin.  

 

Dame Nature est belle et exigeante. Certains choix graphiques et certaines tournures de règles ne facilitent pas toujours la prise en main. À la lecture, quelques doutes subsistent, et en jeu, certaines icônes trop discrètes se confondent aisément. Mais globalement, la Nature fait bien les choses. C’est surtout un vrai plaisir de retrouver le défi de Kreus, épuré, mieux amené, et enrichi par près d’une décennie d’expérience.       

En fin de compte, Dame Nature réussit un pari délicat : rendre accessible un jeu réputé ardu, sans en trahir l’esprit ni la profondeur, avec un thème bien porté. Derrière son apparente simplicité de cartes posées en silence, il cache une richesse tactique et une intensité collective rares. Chaque partie devient un petit laboratoire d’équilibre, de patience et d’intuition partagée, où l’on mesure combien la moindre erreur peut fragiliser l’ensemble – à l’image de l’écosystème qu’il nous invite à recréer. Un jeu exigeant, poétique et intelligemment pensé, qui vous rappellera, à chaque victoire comme à chaque défaite – parfois cruelle – que la coopération reste l’autre loi de la jungle.

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Depuis sa création en juin 2014, Ludovox a à cœur la pertinence et l’intégrité des contenus proposés par une rédaction indépendante et l’établissement d’une charte que vous pouvez retrouver ici. Cet article a été écrit avec une copie du jeu achetée par nous-même avec nos petits sous.
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2 Commentaires

  1. bgarz06 10/09/2025
    Répondre

    Quand c’est du Julien Prothière on y va les yeux fermés…

    Quant à Take Time à venir, que dire

    • atom 11/09/2025
      Répondre

      Surtout quand c’est du coopératif 🙂
      Take Time il y a un coauteur Alexi Piovesan. (article à venir sur la création du jeu, je tease ^^)

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