Brass Lancashire : On va au charbon ?
Brass est un jeu, que dis-je un monument de Martin Wallace (A Few Acres of Snow, Steam, Age of Steam, London, Automobile, A Study in Emerald, Ships, A Handfull Of Stars…et beaucoup d’autres).
Malgré les années (il est initialement sorti en 2007), son aura ne se ternit pas, ce qui est suffisamment rare pour être mentionné. Quand Roxley a annoncé s’attaquer à la réédition du titre, certains joueurs ont eu directement des étoiles dans les yeux et des palpitations au cœur. L’éditeur était attendu au tournant.
Fin de l’année 2017, la campagne kickstarter est lancée et le matériel proposé est somptueux, les illustrations des deux covers m’évoquent la série des Peaky Blinders avec la fumée des usines, les pavés rugueux… Lina Cossette et David Forest, les illustrateurs de Roxley, ont fait éclater tout leur talent. Le travail de Damien Mammoliti sur le plateau n’est pas en reste. Est-ce que la sacro sainte ergonomie va en pâtir ? Mais surtout, est-ce que Brass mérite sa réputation ?
Et pourquoi deux jeux ?
Révolution Industrielle
Brass est un jeu de gestion dans l’Angleterre de la révolution industrielle. Les joueurs vont investir dans des entreprises de charbon, d’acier, de filature de cotons, des ports et chantiers navals et les exploiter pour qu’elles deviennent profitables (en revenu et en points de victoire).
Concrètement, pendant une partie de Brass, nous allons chaque tour construire des entreprises ou développer notre réseau, savoir saisir les opportunités, anticiper les besoins des joueurs pour rendre profitables nos entreprises en revenus et en points de victoire pendant les deux décomptes. L’objectif étant de remporter le plus de points de victoire à la fin de la partie.
Le jeu se joue en deux ères à la fin desquelles nous aurons un scoring (l’ère des Canaux et l’ère du Rail).
Petite particularité, Brass propose une forte et belle interaction, puisque les lieux où nous installons nos entreprises sont essentiels soit pour bloquer nos adversaires, soit pour les obliger à utiliser nos entreprises. Et oui, on aidera malgré nous les copains, mais cela nous sera tellement profitable …
Comment ?
Toutes les actions du jeu se joue avec des cartes. Chaque tour, à l’exception du premier, nous jouons deux cartes pour réaliser nos actions et complétons notre main à 8 cartes. L’ère du Canal se termine quand tout le monde aura joué ses cartes.
Les actions nous permettent d’emprunter de l’argent, de construire un réseau de canaux ou de rails, d’ériger et développer des entreprises, ou vendre notre production.
À la fin du tour, on réalise une phase de revenu et on collectera à la banque le revenu indiqué par notre marqueur (il faudra payer à la banque si celui-ci est négatif). On déterminera ainsi le nouvel ordre du tour en commençant par ceux qui ont le moins dépensé.
Actions !
Nous pouvons contracter un emprunt. C’est rapidement indispensable, ce n’est pas avec nos 30 £ que nous allons construire notre empire. Il faudra bien réfléchir au moment opportun car les intérêts sont remboursés chaque tour. Concrètement, pour faire un emprunt, nous allons redescendre notre pion d’autant de cases que notre emprunt (de 1 à 3) sur l’échelle de revenu. De plus, celle-ci n’est pas linéaire, elle monte lentement, mais descend plus vite quand on réalise un emprunt.
Réseau
C’est la base de Brass : au cours de l’ère Canal, on va construire des canaux sur le plateau pour relier nos entreprises, puis en ère du Rail, on va construire du rail, indispensable pour s’étendre mais aussi marquer des points de victoire. Concrètement, pour réaliser ces constructions de réseau, il faudra payer des ressources (3 £ pour un canal et 5 à 15 £ plus un ou deux charbons pour un à deux rails).
Construire des entreprises : pour cela deux possibilités, soit vous avez la carte de la ville et vous pouvez construire une des entreprises de la ville, soit vous avez la carte de l’entreprise, et dans ce cas il faudra que votre nouvelle entreprise soit reliée à votre réseau.
On ne peut construire que la tuile entreprise du niveau le plus bas (la moins intéressante) sur notre plateau.
Quand on construit une entreprise, la tuile est placée sur son recto, ainsi que les cubes de ressources (charbon ou acier) que l’on produit.
Premier twist, il faudra que la tuile soit retournée pour qu’elle produise du revenu (et des points de victoire en fin d’ère), et pour cela il faudra que les cubes soient dépensés.
Deuxième twist, pour construire certaines entreprises, il nous faut avoir du charbon ou de l’acier qui va être prélevé chez les copains (et non, ils n’auront pas leur mot à dire). Pour le charbon, l’entreprise que l’on construit devra être reliée à la mine de charbon et c’est la plus proche qui sera ponctionnée (pour l’acier pas besoin d’être relié). Sans cela, il faut acheter la/les ressources au marché et là, le prix peut varier. De plus, il faut être relié à un port pour pouvoir accéder au marché. Autant dire que l’on préfère se servir chez les copains.
Cette interaction forte est une forme de coopération forcée car c’est une relation gagnant gagnant : certes vous avez vidé le stock du joueur, mais ce faisant il va gagner un revenu chaque tour (et des PV en fin d’ère, je le disais). Tant et si bien qu’il vous arrivera de placer des entreprises en espérant qu’une seule chose : qu’un adversaire vienne s’y servir.
Développement
Encore un élément important de Brass, le développement. C’est un aspect fondamental, le développement nous permet de retirer une à deux tuiles de notre plateau pour construire une industrie plus profitable au tour prochain. Le développement est d’autant plus essentiel qu’à la fin de l’ère du Canal, on scorera les tuiles de niveau 1 avant de les retirer du plateau : elle sont vite obsolètes, autant dire qu’il vaudra mieux ne pas trop construire de tuiles de niveau 1 et rapidement passer au niveau 2. Cela nous coûte un cube d’acier par tuile retirée.
Enfin, on peut jouer une action de vente pour retourner une ou plusieurs de nos tuiles filature en utilisant soit le marché extérieur, soit un port. Si c’est un de nos ports (connectés) cela nous permet de le retourner en sus, autant dire que c’est tout bénéf !
S’il n’y a pas de port (ou que l’on ne veut pas rendre service à un joueur) on peut passer par le marché extérieur, mais c’est risqué… On pioche une tuile qui représente la demande extérieure pour descendre le marqueur idoine. S’il atteint la dernière case, la vente est ratée, sinon du revenu en plus (selon où est le marqueur) est récupéré. Au début, c’est plutôt calme, mais après plusieurs ventes, on hésite à prendre ce risque d’autant que les tuiles marché extérieur vont de 1 à 4.
Fin d’une époque
Quand l’époque du Canal se termine, un décompte est réalisé où chaque canal nous engrange un point de victoire par tuile connectée. On remporte aussi des points de victoire pour chaque tuile retournée. Les tuiles de niveau 1 sont retirées ainsi que les canaux qui sont un peu tombés en désuétude à cette époque… bientôt remplacés par l’avènement du rail et de la machine à vapeur.
À nous de vous faire préférer le rail
Ensuite une nouvelle ère débute, celle du Rail où il va falloir repartir sur de nouvelles bases. À nous de refaire nos liaisons (cette fois plus durables) : on peut soit dépenser un charbon + 5 £, soit deux charbons + 15 £ et c’est cette action qui a notre préférence tant il est important d’étendre notre réseau. Les actions demeurent les mêmes que dans l’ère précédente.
Quand cette phase-ci se termine, un second décompte a lieu et normalement à ce moment, votre plateau doit être rempli, comme pour la phase précédente, seules les tuiles retournées marqueront des points de victoire, les rails connectés offriront aussi des points supplémentaires. Par ailleurs, vous pourrez toucher une maigre consolation s’il vous reste un peu d’argent inutilisé (1 pv pour 10 £).
Alors, on s’embrase ?
Nous sommes face à un gros jeu expert. N’espérez pas le proposer à un joueur « casual » car vous allez griller du neurone pendant 2 à 3 heures façon barbecue. La première partie, on découvre et des erreurs sont commises (que voulez-vous la perfection n’est pas de ce monde), car tout est important : le placement de nos entreprises, le développement, les lieux où l’on pose nos canaux/rails. Attention à bien regarder la topographie de la carte car certains lieux ne sont pas reliables en ère 1…
L’aléatoire (distribution des cartes) est délicieux : il est largement maîtrisable d’une part, mais surtout il oblige à s’adapter et à réfléchir à notre stratégie à court et long terme. Quelle carte va-t-on défausser pour réaliser nos rails ? Bien sûr, parfois on utilise une carte pour une action de base considérant qu’elle n’entre pas dans notre stratégie et puis on finit par le regretter amèrement car elle vient à nous manquer. C’est un système très responsabilisant, on a la sensation de mériter ce qui nous arrive.
L’ordre du tour est aussi primordial, c’est le joueur qui a le moins dépensé qui commence le nouveau tour et parfois on réduira nos investissements pour cela, car le timing est essentiel.
Le fait qu’à la fin de la première ère, les bâtiments de niveau 1 soient enlevés oblige à réfléchir à long terme, à planifier le futur en implantant dès le début des entreprises de niveau supérieur dans des secteurs stratégiques pour ensuite mieux se ramifier sur ces bases-là.
Tout cela est très bien conçu mais la mécanique que je préfère reste la coopération forcée, c’est un élément de game design que je recherche dans les jeux, cette interaction où l’on va “aider” l’adversaire non pas pour lui faire plaisir, mais parce qu’on a besoin de lui, ou plutôt de ses ressources. Dans ce point aussi, le timing est clé car il peut changer la façon dont on va percevoir cette interaction : on peut se retrouver avec des sentiments mêlés et étrangement contradictoires. D’un côté, la prise de ressources nous oblige à revoir nos plans et en même temps ça nous arrange pas mal, puisque notre revenu augmente. Croyez-moi, il n’y a rien de pire que de construire une entreprise qui n’est pas attractive pour les autres joueurs car il sera très compliqué de la vider de ses petits cubes tout seul (c’est du vécu).
D’ailleurs, on peut vraiment tirer les marrons du feu en construisant les entreprises dont les autres ont besoin. Si un adversaire a une filature, il aura besoin d’un port et si le marché extérieur est saturé, assurément il viendra chez nous, à moins qu’il puisse construire un port et qu’il en voit l’intérêt.
Les stratégies sont donc nombreuses, mais aucune n’est sans risque. Vous voulez développer votre stratégie avec les chantiers navals ? Alors n’hésitez pas à vite construire dans les secteurs stratégique sans quoi on pourrait vous gêner. C’est un type de bâtiment qui rapporte BEAUCOUP de points, mais très cher et très conditionnel.
Wonder Brass (celle-la j’ai droit de la faire, c’est madame qui l’a trouvée)
Brass est un petit bijou. Voilà le genre de jeu qui ne s’apprivoise pas à la première partie, le genre de jeu qui réclame de l’approfondissement. Joueurs kleenex s’abstenir !
Le thème est parfaitement retranscrit, d’autant plus avec cette nouvelle version et ces illustrations. Le risque étant de perdre un peu en ergonomie, mais personnellement je ne trouve pas, il est vrai que les canaux auraient gagné à être plus épais (on peut les confondre avec des rails si l’on ne fait pas attention), et en même temps ce n’est pas un jeu de rapidité, on a les yeux rivés sur le plateau pendant 3 heures.
Brass fait plus que sortir du lot : il a posé des bases en 2007 qui sont toujours aussi solides une décennie plus tard. C’est un eurogame avec une interaction forte, contrairement aux jeux à l’allemande classiques, où l’interaction se résume bien souvent à bloquer un emplacement d’ouvrier. Dans Brass, vous allez ériger votre réseau pour gagner des points de victoire à la fin, mais aussi pour pouvoir construire dans de nouvelles villes ou même bloquer l’adversaire car il ne pourra pas bâtir dans un lieu où il n’a pas étendu son réseau. Cela donnerait presque un petit côté “wargame” à ce grand jeu de gestion, l’interaction peut être agressive, j’ai eu droit a un : “je te déteste !” de ma chère et tendre parce qu’en construisant mon réseau je lui avais bloqué Liverpool et elle ne pouvait pas implanter son chantier naval… et je ne l’avais pas fait pour lui nuire, mais parce que j’avais des intérêts.
J’apprécie particulièrement l’adaptabilité que le jeu demande en permanence. En début de partie, en fonction de votre main de départ, vous aurez envie de vous lancer dans telle ou telle voie, mais rien n’est écrit, selon ce que vos adversaires joueront, et des cartes qui vous arriveront, vous allez changer de plan, devoir repenser votre stratégie.
Quand vous terminez une partie, vous aurez envie d’en parler, vous ne pouvez vous empêcher de deviser longuement avec vos adversaires, de refaire le match et débattre des choix qui ont été faits. C’est pour moi le signe d’un grand jeu, preuve qu’il ne laisse pas les joueurs indifférents.
Les évolutions Brass 2017 (et c’est quoi Brass Birmingham ?)
Un des défauts de l’ancienne édition tenait dans le fait qu’il n’était jouable qu’à partir de 3 joueurs. Les fans du jeu avaient créé une version 2 joueurs validée par le maître Wallace (il suffisait d’enlever certaines cartes).
Dans cette version 2017, le verso du plateau nous offre une version 2 joueurs avec une carte différente. Il est à noter que l’on peut toujours jouer à la variante sur le recto.
Brass Birmingham – nous vous en parlerons plus longuement quand nous aurons eu le temps de le laisser mûrir dans son tonneau – disons déjà que c’est une nouvelle carte (le sud de l’Angleterre) qui nous est proposée, avec de nouvelles ressources (bière, poteries et caisses d’entrepôt). Le plateau personnel offre aussi une nouvelle configuration avec de nouveaux axes. Il n’y a plus les ports, ni de chantiers navals. Pour faire du commerce, il faudra être relié à certaines villes. Si un joueur de Brass n’est pas perdu, car la mécanique est peu ou prou la même, Brass Birmingham s’avère tout de même un autre jeu à part entière.
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eolean 25/09/2018
Je n’y ai joué que sur tablette pour l’heure, mais j’avoue que j’avais et j’ai toujours quelques appréhensions sur le jeu.
J’ai eu le sentiment d’un jeu complexe mais également assez punitif lorsqu’on fait une erreur. Je me demande s’il n’est pas trop désagréable de jouer si on sait assez tôt qu’on ne peut plus revenir dans la partie.
L’autre point qui m’avait refroidi était l’austérité du jeu qui effectivement accusait le poids des années. Mais la nouvelle version corrige ce point.
Enfin, ma crainte était que le jeu dans son déroulement me semblait assez dirigiste. Un jeu plus tactique que stratégique où on monte son réseau en suivant des conséquences logiques. C’est à dire qu’arrivée à ton tour, il y a une bonne action à faire et pas forcément plusieurs avec des choix clivants.
In fine, ton article me remet en question sur ces impressions et je jetterais un oeil appuyé sur Brass: Birmingham pour ne pas passer à côté s’il s’avère que je fais fausse route.
Merci !
atom 25/09/2018
Alors, dimanche nous avons fait une partie à 3 joueurs. Je me suis tiré une balle dans le pied dés le début et j’ai eu beaucoup de mal à revenir dans la partie. Je me suis très mal placé, mais au lieu de faire mon deuil de cette entreprise qui allait ne pas scorer je me suis acharné. C’est marrant c’est un biais mental qui veut que quand tu dépenses une certaine somme si la somme est trop élevée, mais que tu n’a pas de résultat probant tu va continuer a le faire même si c’est pas rentable et vouer à l’échec En fait, parfois il faut savoir lâcher prise, ce que je n’ai pas su faire. Donc oui ça peut être punitif, mais surtout si l’on ne change pas son fusil d’épaule. Pour moi le maitre mot du jeu c’est adaptation. Est-ce qu’il y a un coup parfait, je ne pense pas, en tout cas dans la partie j’ai toujours plusieurs choix qui se dessinent, ce qui est vrai par contre c’est que je réfléchis pendant mon tour, mais je suis obligé de prendre en compte ce que font mes adversaires.
Lohengrin75 25/09/2018
Attention : l’autre face (!) sert uniquement à jouer à 2 joueurs avec les règles 2 joueurs de l’ancienne édition…
Avec cette nouvelle édition, on joue toujours sur la même face (2-4 joueurs), en adaptant simplement le nombre de cartes.
atom 25/09/2018
Alors sur le plateau classique on peut jouer avec une sélection de cartes et certains lieux ne sont pas accessibles (les villes bleues et vertes). Si on retourne le plateau on a une version que pour 2 joueurs et on doit faire une toute autre sélection de cartes. (on doit prendre en compte les symboles engrenages).
ahuacatl 25/09/2018
j’aime beaucoup ce jeu, j’avais peur que ce soit un classique qui ait mal vieilli mais il n’en est rien. Au contraire je trouve que d’une certaine façon il est très moderne et novateur dans ses mécanismes. Il à sa place à jamais dans ma très sélective ludothèque ^^
atom 25/09/2018
Je l’ai découvert avec cette version et je le trouve très moderne justement. Je trouve au contraire que beaucoup de jeux actuels sont très classique. Il fait partie de ces jeux qui me donnent envie de rejouer et de faire de la place dans la ludothèque.
Le Zeptien 26/09/2018
J’ai disputé de nombreuses et rudes parties de Brass depuis 2007 et je suis enchanté de voir que 10 ans après, ce grand jeu parvient à séduire encore et toujours plus de joueurs. C’est un jeu qui s’approfondit vraiment et durablement et chaque partie est un nouveau défi. Le Brass-Birmingham est une belle variation du Brass-Lancashire et les débats stratégiques sont animés. Et puis quelle qualité d’édition ! Mine de rien, c’est le troisième jeu du Maestro qui est « luxueusement » réédité, après Princes of the Renaissance et London. Et le prochain… Age of Steam ? A few acres of Snow ?
…en tout cas, je vais ressortir mon T-Shirt « I Love Birkenhead » 🙂
atom 27/09/2018
Il y a The Arrival qui m’intrigue pas mal avec son double décompte Handfull of Stars qui ne tourne pas assez. Birmingham est chouette oui. Les deux vont beaucoup tourner, d’autant plus qu’il existe maintenant une vraie version 2 joueurs.