Wall Street, trustera, trustera pas…
Mon bureau, 9h du matin. J’avale un expresso en toisant Manhattan qui rampe à mes pieds. Et là, je reçois un appel du Big Boss. « Kid », il me dit, « ces petits malins de The Publishroom préparent un jeu qui parle de nous. Ils ont le soutien de Mr Mondialisation, je crois qu’ils essayent de nous la faire à l’envers. Je t’en envoie une copie par hélicoptère, j’attends ton avis dans la journée. » Fais chier. Les marchés vont ouvrir, j’ai autre chose à foutre que de tout arrêter à chaque fois que des fromages-qui-puent veulent faire un putain de jeu pour changer le monde. Il devient gaga, le boss.
Wall Street, In Money We Trust, ça s’appelle. L’hélico est arrivé quelques minutes plus tard, et m’a remis un petit jeu de gestion qui tient dans une boîte tenue par un élastique. Ca se joue jusqu’à 6. J’ai désigné des volontaires dans l’open space et on l’a défoncé, le jeu. On lui a fait cracher son dernier billet.
Les grandes lignes
Le principe de départ est sexy : t’es un investisseur qui démarre avec trois sous et qui doit gagner son premier milliard. Pour ça, à chaque tour tu dois acheter des entreprises soit sur le marché, soit chez tes concurrents, et les constituer en grands groupes pour optimiser leurs revenus. Il y a les conglomérats (une série d’entreprise de même valeur mais de couleurs différentes) et les trusts, une suite de carte de valeurs croissantes dans la même couleur. Ces trusts sont soumis aux cours de la bourse (tirés aléatoirement avec des dés) et peuvent te rapporter des fortunes ou te coûter ta chemise. Les conglomérats sont plus sûrs, mais moins rentables.
C’est assez facile de décider quoi acheter. Là où ça devient drôle, c’est où tu vas le chercher et combien tu l’achètes. Tu peux acheter à ton tour ce qui traîne sur le marché, comme un bon petit garçon, ou faire une offre d’achat à un concurrent et trouver un compromis. Ou, avec les règles avancées, tu peux faire des trucs vraiment sportif : poser des options pour acheter avant ton tour, racheter un groupe de l’intérieur, faire monter des enchères juste pour saigner la trésorerie des concurrents… Avec quelques billets bien placés au bon moment, tu peux faire des ravages.
Une grosse partie du boulot consiste aussi à gérer tes groupes : les former, les dissoudre, ou restructurer (c’est-à-dire déplacer des cartes entreprises comme tu veux entre ta main et tes groupes). C’est un peu laborieux, des fois, et tu te sens vite empêtré par le manque d’actions par tour et des règles d’assemblages relou. Mais avec un peu d’astuce, t’apprends vite à optimiser tes mouvements : gratter une action par-ci, limiter un risque par-là, se débarrasser d’une boîte qui fait de la merde avant qu’on ne te demande de payer pour…
Et une fois que t’as fait tout ça, il est temps d’empocher le pactole. On lance des dés pour simuler les cours de la bourse (ahah, ces corniauds croient que la bourse c’est du hasard imprévisible… Bah, laissons-leurs leurs illusions). Chaque dé d’une couleur représente le cours actuel d’un secteur, et tu multiplies ça par la rentabilité actuelle de tes trusts pour voir combien tu gagnes. Chaque secteur a sa petite saveur, mais comme ils sont tous équilibrés votre stratégie sera plus dictée par les circonstances que par un plan de développement précis.
Ci-dessous : le pétrole et l’immobilier continuent à faire pleuvoir la thune, un crash boursier quelconque fait la nique aux produits financiers, et la recherche et le développement durable continuent à coûter plus de fric qu’ils n’en rapportent… Rien de nouveau sous le soleil.
Pourquoi les winners aiment ce jeu
Ça va te surprendre (ou pas), mais c’est un jeu qui fait plaisir quand on gagne. Tu deviens gros ou tu meurs. Les enjeux montent tout le temps. Les entreprises qui entrent en jeu rapportent de plus en plus, mais sont de plus en plus chères. Si tu prends trop de retard, très vite tu ne peux plus rien acheter et t’es comme un faisan sans aile à l’époque de la chasse. Condamné à vendre.
Et lorsque tu as plus de fric que les autres, ça te donne un avantage écrasant lors des négociations. Les enchères sont courues d’avance. L’achat d’actions est un racket infaillible qui peut pousser un concurrent plus faible à la faillite. Dès qu’un joueur décroche, il se fait reléguer en seconde ligue et doit se rabattre sur des stratégies faiblardes en ramassant les miettes, jusqu’à ce que tu viennes l’achever.
Alors bien sûr, la bourse peut tout changer. Un jet de dés peut t’envoyer au sommet ou te faire t’écraser comme un trader des années 30. Certains clament que c’est que de la moule. Ouais, ouais, qu’ils continuent à croire ça et à perdre comme des minables. Celui qui gagne, c’est pas le plus chanceux : c’est celui qui est là le premier, qui structure bien ses groupes pour maximiser les gains, qui prend les bonnes précautions pour ne jamais perdre plus qu’il peut se permettre. Les autres n’ont pas de chance. Moi j’ai du talent.
Pourquoi les losers aiment ce jeu (mais moins)
Il y a quelques trucs pour que les underdogs y trouvent un peu leur compte, quand même. Les conglomérats, par exemple. Ces groupes d’entreprises qui prennent zéro risque à constituer, qui ramènent une petite rente pépère tous les tours, et qui pour une raison incompréhensible donnent quand même des points de victoire. Confiture aux cochons, ça.
Il y a les cartes objectif, aussi. Le conseil d’administration te harcèle de caprices à satisfaire. Parfois, c’est rentable. Parfois, c’est tout pourri. Mais ça donne quelques primes pas dégueu, et ça vaut des points de victoire, alors tu peux pas vraiment dire non. Du coup, même des joueurs en train de se faire plumer peuvent quand même marquer s’ils suivent les ordres en remuant la queue.
Oh, j’allais oublier « l’humour » ! Toutes les cartes du jeu (et la règle aussi, tant qu’on y est) sont remplies de petites allusions passives-agressives et de coups de pied en vache à telle ou telle boîte en vue. De la bave d’altermondialistes aigris en veux-tu en voilà (à part pour les cartes eco-friendly, hein, où l’on est en pleine démonstration de lèche synchronisée). Heureusement que personne ne lit les petits caractères, et que passés les premiers tours, les cartes sont réduites à un chiffre et une couleur !
Ce qui va pas
Il y a aussi des trucs qui sont juste mal faits et qui ne devraient plaire à personne. J’aime bien qu’il y ait de bon gros dollars, toute la symbolique, le plaisir d’échanger des billets, ok, ça part d’un bon sentiment. Mais là où ça va pas, c’est leur taille. Et leur nombre. Il faut la moitié de la table pour aligner les billets de la banque, l’autre moitié pour que les joueurs tiennent leur trésorerie. Ça glisse et ça se mélange, impossible de faire des piles nettes. C’est désagréable comme tout. Il faut trouver une solution : changer de papier, faire de plus petits billets, intégrer des rangements dans la boite pour qu’ils restent à leur place…
La durée des parties, aussi. Deux, voire trois heures pour les premières fois. Ça en fait du temps à aligner des cartes ! Pourquoi autant de secteurs d’activité, pourquoi 8 niveaux pour compléter un trust ? On a saisi l’idée à la moitié.
Et ça continue, les petits défauts, les règles peu claires sur une ribambelle de points, la mise en place du jeu laborieuse (à 5 joueurs, comptez 128 cartes…), la défausse toujours vide (et tant pis pour les capacités qui en ont besoin). Le jeu n’est pas encore terminé, si The Publishroom fait son taf d’ici la sortie tout ça devrait être lissé et disparaître. Mais des français qui font leur premier jeu ? Vous avez des illusions sur la qualité du produit fini, vous ?
Bilan des opérations
Au final, il est plutôt bon, ce jeu. La sensation de développement est jouissive, les transactions sont féroces et même s’il y en a souvent assez peu entre les joueurs, un bon deal peut retourner une partie. C’est un jeu d’alpha dog où les perdants n’ont qu’à bien se tenir, alors n’y jouez pas avec n’importe qui. Et puis c’est long, et les finitions laissent à désirer.
En tout cas, le Big Boss peut dormir tranquille. C’est un bon petit jeu de gestion de capitaux qu’on a là, avec un petit parfum de contestation toute cosmétique histoire de se donner un genre. On n’y voit rien de crade, on ne propose pas d’alternatives à la mords-moi le nœud. À part les blagues qui feront rire surtout les sympathisants à la cause, il n’y a rien de bien méchant. J’ai passé mes parties à m’en mettre plein les fouilles, et si the Publishroom voulait me donner mauvaise conscience, c’est raté.
La pause est finie, retournez au turbin ! Le temps, c’est de l’argent.
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