Les Ouli’Cubes : le jeu devient littérature

Incontro con Italo Calvino

Raymond Queneau

Vous connaissez tous l’Oulipo. Mais si ! L’Ouvroir de Littérature Potentielle, ce mouvement littéraire né dans les années 1960… Bon, et si je vous dis « cadavre exquis » ? Ca y est ! Eh bien, l’Oulipo s’inscrit, en partie, dans la continuité des surréalistes des années 1920 (ce sont eux qui sont à l’origine du cadavre exquis).

Cadavre exquis : késako ?
Cet exercice littéraire consiste à constituer une phrase (mais des romans entiers verront le jour sous ce principe !) à plusieurs mains.
Chaque participant doit donner un mot d’une nature grammaticale précise, sans connaître celui choisi par son prédécesseur,
généralement sous la forme d’une phrase simple de type sujet – verbe – complément.
Le cadavre exquis doit son nom à la première phrase qui fût construire de cette manière : « Le cadavre exquis boira le vin nouveau ».
 

Le point commun entre ces deux mouvements ? Leur intérêt pour l’écriture contrainte. Les Oulipiens vont faire de la contrainte un prétexte de création artistique : ils inventent des règles, des cadres stricts qui guident leur écriture. La contrainte sert de catalyseur à la création artistique.

Parmi les cadres plus connus, on peut citer l’abécédaire (chaque mot de la phrase a pour initiale une lettre suivant l’ordre alphabétique), ou encore la méthode S+7 (qui consiste à remplacer, dans un texte donné, un substantif par le septième suivant trouvé dans le dictionnaire… méthode qui s’applique également à tous les autres éléments grammaticaux).

Un petit exemple pour le plaisir des yeux ?

writing-146913_640« Anton Voyl n’arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s’assit dans son lit, s’appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l’ouvrit, il lut ; mais il n’y saisissait qu’un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification.

Il abandonna son roman sur son lit. Il alla à son lavabo ; il mouilla un gant qu’il passa sur son front, sur son cou. »

Ces quelques phrases sont un extrait de l’œuvre qui est sans doute la plus connue du mouvement oulipien : La Disparition de Georges Perec (1969, p17, éditions Denoël).

Vous avez compris ce qui a disparu ? … Eh oui, il s’agit bel et bien de la voyelle « e » : Georges Perec réussit l’exploit d’écrire un roman de plus de 300 pages, au sein duquel ne figure aucune fois la voyelle la plus courante de la langue française. J’ai bien dit aucune ; vous pouvez vérifier.

Avec les Oulipiens, la littérature devient un jeu.

(et maintenant, vous commencez à comprendre pourquoi je parle mouvements littéraires sur un site consacré au jeu).

Le jeu peut devenir littérature.

Preuve en est avec ces dés illustrés qui prolifèrent dans la sphère ludique : Rory’s Story Cubes, Imagidés. Chaque face de ces dès spéciaux est ornée d’un dessin, que l’on peut interpréter au sens propre ou au sens figuré (ainsi, une tortue peut être perçue comme une tortue, ou comme l’allégorie de la lenteur).

La gamme des Rory’s Story Cubes, première en la matière en France, ne cesse de s’élargir : le set « original » a été complété par un set « voyage », un set « action », et plusieurs mini-sets (« intergalactique », « médical », etc…).

Depuis quelques mois, Gigamic (qui distribuait déjà les Rory’s Story Cubes) édite un set similaire : les Imagidés. Le but du jeu ? Raconter une histoire, seul ou à plusieurs, selon les symboles apparus lors du lancer de dés.

Voyons ce que cela donne peut donner :

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Sens propre : Alors qu’une tortue se baladait parmi les fleurs, un feu se déclencha au pied de l’arc en ciel. Là, point de trésor, mais l’épave d’un vaisseau spatial duquel sortit un alien. Ses yeux brillaient comme deux ampoules, cherchant dans les décombres cette clé de l’espace-temps, qui devait lui permettre de voyager dans toutes les époques et lieux de la Terre. En vain. Il avait perdu sa baguette magique.

Sens figuré : Lentement, la lumière se fît, comme par enchantement, chassant l’enfer de la nuit. Le printemps naissait à nouveau sur ce monde, soupçon d’espoir pour les hommes tourmentés. La nuit avait été vaincue, mais n’avait pas livré tous ses secrets. Elle tourmenterait encore.

 

Il s’agit donc de narration contrainte.

Ici, la contrainte n’est pas technique (contrairement aux règles d’écriture établies par l’Oulipo), mais thématique, ce qui permet une accessibilité très grande : à partir de six ans selon la règle des Rory’s Story Cubes, et quatre ans selon celle des Imagidés. On peut penser que cette recommandation n’en est en réalité pas vraiment une : dès qu’un enfant sait parler, il peut mettre des mots sur des images. Son discours ne sera cependant pas construit ; tout dépendra donc des objectifs pédagogiques de l’adulte qui lui présente ce jeu.

 

… A présent, une question vous taraude …

 

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Beaucoup de similitudes entre ces deux jeux : des dés illustrés, et la narration comme objectif ludique. Donc, quelles différences entre Rory’s Story Cubes et Imagidés ? Les premiers cités sont également les premiers à avoir pénétré le marché ludique français, ce qui peut donner aux Imagidés un petit goût de réchauffé.

Pourtant, il y a selon moi une différence subtile mais majeure entre ces deux jeux : Rory’s Story Cubes propose un set de base, auquel s’ajoute des extensions thématiques. Les Imagidés, eux, sont un unique set de douze dés eux-mêmes thématisés. On trouve par exemple un dé « émotions », un dé « corps humain », ou encore « animaux » : cela signifie que les joueurs n’auront pas à gérer, dans leur narration, des éléments similaires (et qui pourraient instaurer une contradiction). Par exemple, avec un seul dé « émotions », on sait que l’histoire sera placée soit sous le signe de la tristesse, soit sous celui de la joie, et en aucun cas les conteurs ne seront contraints de gérer dans leur narration des émotions contradictoires.

Dans le set original des Rory’s Story Cubes, les dés ne sont pas thématisés, ce qui fait qu’on peut tomber sur ce résultat suite à un lancer de dés :

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Pour les joueurs débutants, ou pour les plus petits, il sera plus difficile de construire une histoire cohérente (notamment une histoire courte, ce qui est l’apanage des joueurs débutants et des enfants) mettant en scène à la fois la joie, la tristesse, la peur / la dualité, l’ennui / le sommeil, et l’hypocrisie.

La recommandation d’âge fournie par les éditeurs prend maintenant tout son sens : oui, les Imagidés sont davantage accessibles aux plus petits si l’objectif ludique / pédagogique est la construction narrative. D’autant plus que je trouve (j’assume le caractère totalement subjectif de cette remarque) les illustrations de Stéphane Escapa (Imagidés) un peu plus enfantines que celles des Rory’s Story Cubes.

 

Calligramme

 

Quel public ?

Destinés à un public familial, ces dés illustrés ? Assurément. A l’occasion d’un long repas du dimanche, entre la deuxième et la troisième entrée, petits et grands s’amuseront à inventer des histoires. Les qualités ludo-éducatives de ce jeu sont immenses (y compris pour les adultes) : prise de parole en public, construction logique du discours, développement de l’imagination, mais aussi sens de l’écoute.

Mais, comme tout jeu familial, les passionnés (en particulier les passionnés de littérature et d’art oratoire) y trouveront également leur compte. Dans la tradition moyenâgeuse des joutes oratoires, deux concurrents pourront s’opposer sur un lancer de dés identique, et soumettre leur performance à l’auditoire.

 

Les Oulipo cubes

Si les Rory’s Story Cubes et Imagidés ont vocation à se pratiquer en société (on peut considérer ce jeu comme un party game), ils sont également susceptibles d’initier chacun à l’écriture contrainte. Il ne vous reste qu’à inventer vos propres règles, pour transformer les Rory’s Story Cubes et Imagidés en Oulipo Cubes.

On peut par exemple, grâce à ces dés, réaliser des cadavres exquis dans la la lignée des surréalistes, en ayant défini au préalable la structure grammaticale de la phrase en fonction du nombre de dés utilisés (qu’il faut adapter au nombre de joueurs). Par exemple, en utilisant la structure suivante : # Complément circonstanciel de lieu / adjectif /, adjectif / sujet / verbe transitif / COD / adjectif #, on peut mettre en jeu sept dés. Le premier joueur lance les dés, sans que ceux-ci soient visibles par ses partenaires, en choisit un secrètement, et ainsi de suite jusqu’au dernier joueur (les joueurs peuvent relancer les dés à leur tour s’ils le désirent). Ici, le cadavre exquis subit à la fois une contrainte technique d’écriture, et une contrainte thématique.

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Ce lancer pourrait donner par exemple : « Sous l’arbre arrosé, l’éclairé scarabée appelle un parachutiste endormi ».

Trop facile ?

On peut essayer de se frotter au défi que pourrait nous lancer Georges Perec, et tenter de construire une phrase sans le moindre « e ». Avec le lancer précédent, on pourrait trouver (d’une façon plutôt bancale) : « Nous avons joint Pharaon. Il finira par nous voir dans un bois, au jour naissant. Dormons. Plus tard, il faudra pouvoir noircir la Baraccia. Puis fuir par avion. »

Encore trop facile ?

Eh bien, mixez les deux règles précédentes, et réalisez un cadavre exquis sans le moindre « e » : à vos claviers !

 

Imagidés et Rory’s Story Cubes sont pleinement ancrés dans l’univers culturel du conte ; ces jeux sont à la croisée des chemins entre création contrainte dans la lignée du mouvement oulipien, et tradition orale. Ils sont donc une passerelle très intéressante entre deux univers culturels : l’univers ludique et l’univers littéraire.

 

>> Pour les plus curieux (ou, du moins, les plus proches de Paname), la Bibliothèque nationale de France propose jusqu’en février 2015 une exposition intitulée « Oulipo, la littérature en jeu(x) ».

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7 Commentaires

  1. Shanouillette 16/12/2014
    Répondre

    Merci à Biblynn pour ce bien bel article et bienvenue à elle dans la grande famille des contributeurs du vox !

    • Biblynn 16/12/2014
      Répondre

      Merci Shanouillette pour ton accompagnement lors de la rédaction de ce premier article 😉

  2. eolean 17/12/2014
    Répondre

    Merci pour cet excellent article !

    Personnellement, j’adore jouer avec les mots et ce genre de jeu m’éclaterai. Malheureusement, je n’ai pas les joueurs avec pour jouer à ces jeux. J’avais hésité à acheter cyrano, mais j’ai pas osé pour la même raison 🙂

    Le premier proto que j’ai créé était d’ailleurs un jeu de mot ^^

    • Biblynn 18/12/2014
      Répondre

      Merci Eolean !

      Oui, c’est d’ailleurs bien paradoxal : les jeux de mots sont généralement les plus accessibles (j’entends par là aux non-joueurs) car leurs règles sont très simples… Pourtant, l’accessibilité décroit quand on se rend compte que ces jeux nécessitent une certaine maîtrise de la langue et du discours qui n’est pas universelle, tout comme l’intérêt même pour la langue. J’ai ainsi pu remarquer qu’un public composé uniquement d’adultes pouvait être réfractaire à ce jeu, alors qu’un public plus jeune (donc moins soucieux de l’oreille d’autrui?) se prenait rapidement au jeu. Je pense que l’explication est toute simple, bien qu’assez triste selon moi : nous sommes dans une civilisation de l’écrit, et l’oralité devient de moins en moins spontanée, de plus en plus étrangère…

  3. MeepleGaut 18/12/2014
    Répondre

    Ah! L’OuLiPo cher à mon coeur! Bel article, Bravo Biblynn!

    Je me permets de mettre ici le lien d’un article publié sur Meeple Toi-même, site qu’on a laissé un peu de côté depuis notre embriguadement par ludovox: petit exercice littéraire Oulipien.

    • Biblynn 19/12/2014
      Répondre

      Merci MeepleGaut

      Je ne connaissais pas l’article paru sur Meeple Toi-même, et l’ai lu avec grand plaisir ; merci pour cette découverte !

  4. atom 03/01/2016
    Répondre

    Je viens de lire ton article avec beaucoup de retard (et beaucoup de plaisir). Ma sœur en a offert deux sets de dés a mon fils (les classiques + les voyages) et il y joue tout seul voire avec sa sœur de 3 ans. c’était une super idée de cadeau car ça développe bien l’imagination.

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