INSIDE CNJ : Retour sur le 34e concours de Boulogne Billancourt
Je n’avais jamais rencontré Erwan Berthou, responsable du concours du CNJ, quand il m’envoya un mail pour me proposer d’être membre du jury du 34e concours des créateurs à Boulogne cette année. Après plusieurs jours de réflexion sur la pertinence de ma place et la déontologie d’une telle responsabilité en tant que journaliste au sein de ce jury, je concluais que tous les feux étaient au vert et que je pouvais accepter l’honneur qu’on me faisait et vivre cette expérience … Que j’imaginais très enrichissante (et mon imagination était dans le juste pour le coup).
Je suis donc montée à Paris, jeudi dernier, pour deux jours de test en aveugle (et non, c’est pas qu’on joue à Maitre Renard, c’est qu’on ne nous dévoile pas les noms des auteurs des jeux quand on nous les présente).
Dix jeux à découvrir, à comparer, avec une seule partie.
Finalement, jouer, découvrir, critiquer, comparer, c’est un peu mon quotidien avec Ludovox, donc la tâche en elle-même ne m’intimidait pas tant que ça. Ce qui m’inquiétait plus, c’était comment on allait dégager un palmarès avec des gens dont je ne connaissais ni les goûts, ni le positionnement, ni rien d’ailleurs, ou presque, à savoir les autres membres du jury :
- Tom Werneck : Auteur de jeux de société et co-fondateur du Spiel
- Philippe Keyaerts : Auteur de jeux de société (Evo, Small World…) et ancien lauréat du prix CNJ
- Frédérique Bédouin-Vignot : Ludothécaire à Longjumeau et vraie militante pour le jeu
- Martin Vidberg : Dessinateur (de jeux entre autres) et blogueur actif dans le milieu ludique
- Farid Ben Salem : Jedi qui enseigne le game design dans plusieurs structures notamment Sciences Po
- Lucie Marie Chapuis : Gérante des magasins de jeux Sortilèges (ça représente 8 entités de Nantes à la Réunion tout de même)
- David Denis : Directeur de la Maison pour Tous de Rivery, il a notamment écrit un mémoire sur la réalité sociale du jeu.
Bonjour, on joue ?
Finalement, toute la puissance du jeu de société m’a explosée au visage (une fois de plus). Car en gros, après un accueil chaleureux organisé par Erwan, on nous a gentiment mis à des tables, on nous a expliqué les règles, et on nous a dit « jouez ». Et ainsi, très rapidement, les glaces se sont brisées, et on a appris à se connaître, naturellement, autour des jeux. C’est une expérience humaine assez unique je dois dire. Au-delà des générations, au-delà des cultures (françaises, belges et allemandes ici représentées), au-delà des parcours et des approches (universitaires, journalistiques, sociales, design, commerciales…) : On ne se connaissait pas et on a réussi (grâce à deux jours de jeux) à créer un groupe capable de voter intelligemment (j’ose le croire oui !). Voilà qui laisse rêveur.
106 jeux avaient été proposés, via un envoi de règles, au CNJ. Une trentaine a passé ces sélections. De ces 30-là, il n’a fallu en garder plus que 10. Tout ce travail de test et de tri en amont, c’est un groupe de testeurs bénévoles qui l’a réalisé, pas nous. Qu’ils en soient tous félicités comme ils le méritent !
Nous, on débarque à la fin, on découvre le vendredi les dix jeux en finale et on a pour lourde tâche d’en garder seulement 4.
Les critères officiels ? Le plaisir, l’originalité, les mécanismes.
Nous avons fait des groupes, toujours changeants, afin que chacun de nous puisse découvrir chaque jeu sans avoir toujours les mêmes partenaires. Nous avons ensuite pu comparer les expériences entre les groupes (le fait de ne jouer qu’une partie rend le retour des autres d’autant plus primordial). Quand les impressions convergeaient, nous étions rassurés, quand elles étaient très différentes, cela posait forcément question.
Voici nos expériences et les impressions et réflexions que nous en avons retirées.
1/ Nous avons d’abord découvert Quickdraw le seul jeu vraiment orienté party game de la sélection. Pour le coup, un jeu basé sur le poker et les dés avec de la rapidité, plutôt fun, mais la partie que nous avons jouée tous ensemble (la seule que le groupe a pu partager simultanément donc) nous a semblé trop longue. Un certain nombre de points nous ont paru peu intuitifs, d’autres zones d’équilibrage nous ont laissé perplexes, et si le plaisir était présent au départ, la durée exagérée du jeu a eu raison du bon feeling initial. Bref, une idée plaisante et originale qu’il faudrait certainement peaufiner encore.
2/ Nous avons ensuite joué en équipe au Jeu du 13, qui a fait partie des grands gagnants dimanche. Il s’agit d’un énorme jeu en bois, qui mixe joyeusement des points de Molkky, Billard, Pétanque et Carom. Autant vous le dire tout de suite, mon cœur ne s’emballe pas spécialement pour les jeux d’adresse – bon, j’aime bien, hein, comme ça, mais je vais pas courir après non plus. Pourtant, force est de reconnaître que je me suis é-cla-tée lors de cette partie.
Des petites innovations (le « cochonnet » qui se déplace, le système de scoring) et le savant mélange cité ci-dessus offre une alchimie hyper agréable, un plaisir de jeu instantané pour tous, point que nous n’avons pas tant que ça rencontré ailleurs il faut l’admettre ! Le jeu pèse 15 kgs et mesure plus d’un mètre, mais la question de « l’éditabilité » n’était pas dans les critères souvenez-vous. Ce qu’il convenait de voir, c’était le plaisir, l’originalité, les mécanismes, et sur ces points le Jeu du 13 répond présent. Et j’adore le petit Pinochio qui permet de mesurer les espaces entre les boules.
3/ Le prochain jeu s’appelle Quadrat. Il présente un mécanisme principal très original. On a des réglettes que l’on déplace sur un plateau central, réduisant chacun notre tour l’espace jusqu’à ce que tout soit complètement bloqué. Le but étant de bloquer l’équipe adverse. Nous avons été plusieurs assez ravis par notre partie mais la discussion a eu lieu sur le fait qu’une idée centrale originale ne fait pas forcément un bon jeu et ce mécanisme devait peut-être se mettre au service d’autre chose d’un peu plus ambitieux. Par ailleurs, si le jeu en équipe était plaisant, on se rendait bien compte que c’était la seule configuration vraiment intéressante.
4/ Le Bulbe a commencé ensuite à sortir – seul jeu à deux, en bois et très abstrait, à la Gigamic. C’est pas forcément mon style de prédilection à la base, mais qu’importe, je suis éclectique ! Tout d’abord le matériel intrigue (c’est quoi ces distributeurs qu’on fait glisser ?), son système de phases discontinues lui donne une saveur très particulière : je place deux distributeurs, tu places deux billes dedans, je déplace un distributeur pour essayer d’aligner 3 billes ou d’en sortir une à toi, tu places le distributeur suivant, et on continue en alternant les actions. Simple, malin, efficace. Même si le style « jeu en bois » parait un peu élimé (oui, il existe déjà des caisses de jeux en bois pour deux), celui-ci offre une nouvelle sensation, c’est indéniable, et nos premières impressions sont toutes encourageantes.
5/ C’est ensuite au tour de Vexillum, un jeu de combos de cartes plutôt bien ficelé où l’on joue des tuiles pour poser des cartes et on pose des tuiles pour jouer des cartes. Le but est d’obtenir 3 tuiles de certains types à placer dans un ordre défini pour marquer des points. J’ai trouvé le gameplay agréable mais les downtimes à 4 furent assez tragiques pour certains de mes partenaires. Par ailleurs, peut-être qu’il reste de l’épuration à faire encore sur les règles au niveau des pouvoirs (beaucoup se ressemblent et perdent le joueur inutilement), pour aller plus à l’essentiel. Peut-être aussi qu’il lui manquait un je-ne-sais-quoi de surprenant pour vraiment sortir du lot (en une partie on voit bien les stratégies qui se dessinent). Le secteur combos de cartes est déjà bien saturé, difficile de proposer des sensations vraiment nouvelles !
6/ La première journée de tests s’est terminée après un Palmarès (avec un nom pareil ! Et bien, non, nous ne nous sommes pas laissés influencer ;p), jeu de ressources typé à l’allemande : bien équilibré, plutôt fluide, offrant des dilemmes intéressants. Oui, du solide. Mais le tout n’est pas très original (mettre en place un moteur à points, on connait), ni hyper interactif. Certains points pourraient être poussés plus loin pour qu’il se différencie mieux (creuser le côté pseudo-coopératif peut-être). Bref, nous restons un peu sur notre faim – et le thème nous passe tellement au-dessus que ça en devient comique. Bon, faut avouer que globalement les jeux testés avaient rarement des thèmes superbement intégrés, et nous ne tenions pas compte de ce point autant que faire se peut.
7/ Le deuxième jour débute avec la découverte de Space Odysheep, un jeu de course rafraichissant où l’on découvre nos chemins entremêlés à la Indigo au fur et à mesure qu’on l’on avance. Il y a un petit décalage entre le public cible et le thème geek et un peu trop de télétransporteurs ce qui peut tuer l’intérêt du jeu, mais ce sont finalement deux points faciles à résoudre. Nous le désignerons gagnant en avertissant des améliorations à apporter. L’avantage c’est que ça nous fait un jeu pour enfants dans le palmarès ! Oui car nous visons un ensemble de lauréats fidèle à l’hétérogénéité de la production, représentatif de la richesse des idées et des publics visés.
8/ Il s’agira ensuite de Paleos, un jeu bien fichu avec des activations de cartes via des dés, offrant pas mal de chemins vers la victoire. Là encore les promesses de temps de partie sont difficilement tenues et cela sera sans appel pour beaucoup d’entre nous. Nous débattons aussi de l’équilibrage de certaines cartes qui semblent péter l’harmonie globale. Je l’aimais bien, mais la concurrence est rude sur les jeux de cartes avec activation par dés ces derniers temps…
9/ Chicago arrive, un petit jeu de placement où vous posez vos jetons autour d’une grille d’action, chacun votre tour, pour essayer de chiper des produits (de l’alcool) puis les revendre au meilleur prix, ou récupérer des personnages qui permettent des actions spéciales. À l’explication des règles, nous sommes surpris d’entendre un corpus simple et intuitif, où absolument rien ne dépasse. Le temps de partie annoncé est cette fois-ci respecté, la partie est rythmée, le tout est simple, malin, équilibré. Dans notre groupe, deux sous-groupes ont tenté des stratégies différentes et les deux voies étaient tout à fait praticables jusqu’au bout. Rien de follement révolutionnaire en soit (et le thème n’est peut-être là aussi pas très en adéquation avec le public familial), mais c’est propre et malin, et ses qualités le glisseront en haut du panier.
10/ Nous concluons avec The Robber Barons – un titre annoncé comme jeu d’enchères. Notre partie fut très différente de celle de l’autre groupe, qui avait vraiment apprécié. Chez nous, un joueur s’est envolé au score, dès le 2e ou 3e tour, et nous n’avons absolument rien pu faire pour endiguer sa progression. Plus il gagnait des enchères, plus il avait d’argent, plus il gagnait des pouvoirs qui lui facilitaient encore plus la vie… La mécanique des cashbacks, le manque d’options stratégiques et certains pouvoirs très puissants (industrie/presse si je me souviens bien) nous ont laissé dubitatifs. Mais l’ensemble est très prometteur malgré tout notamment de par son système de choix cachés en deux temps.
► In fine, il est indubitable que les dix titres présentés ont un gros potentiel et comme nous l’avons dit lors de la remise des prix, il n’y a pas eu d’évidence, mais voilà, il a fallu choisir, c’est le jeu de la compétition ! Comme le disait Martin Vidberg, ces 4 gagnants sont sortis ce jour-là après ces discussions-là, si nous avions débattu un autre jour, peut-être qu’un autre palmarès se serait dessiné, mais je pense que nous avons tout de même fait du bon boulot en proposant une prize list variée (jeu d’adresse, jeu à deux, jeu famille/casu, jeu enfant… Manque que le gros jeu gamer !).
Les discussions furent intenses, parfois coriaces, mais toujours constructives et respectueuses, évidemment ^_^. Pour chaque jeu, nous avons tenté de garder en tête les critères énoncés tout en visant un certain niveau d’aboutissement. Quoi qu’il en soit, arriver finaliste de ce concours à la renommée internationale est déjà un bel accomplissement et nous souhaitons une bonne continuation à tous ces jeux que nous espérons bien re-croiser plus tard dans nos vies ludiques !
Oui, dans le monde ludique francophone et étranger, Boulogne-Billancourt n’a plus à faire ses preuves, mais découvrir l’intégrité de la démarche de l’intérieur (le testing en aveugle, les groupes changeants, la diversité du jury, les critères très définis…) fut pour moi une découverte très agréable. J’avoue aussi que la rencontre avec les organisateurs et les autres jurés fut personnellement une expérience des plus enrichissantes. Sachez enfin que pendant que nous jouions aux proto, une super conférence à eu lieu sur le sujet « Auteur : mode d’emploi » avec Charles Chevallier (auteur), Nicolas Sato (auteur), Matthieu d’Epenoux (Cocktail Games) et Adrien Martinot (Days of Wonder). Si comme moi vous ne pouviez pas y être, notre caméraman Seagull en a fait la captation pour vous :
Didou_did 25/09/2015
Sympa ce retour Inside de notre Shanouillette 🙂
Et félicitation l’invitation reçue 🙂
Shanouillette 25/09/2015
Merci 🙂 pour vous servir !
TheGoodTheBadAndTheMeeple 26/09/2015
Excellents ces retours ! Un petit gout de Ludix dans tes lignes auquel j’avais participé.
Je croyais que Space Odysheep avait été signé dixit bruno Cathala à Cannes cette année…
Shanouillette 26/09/2015
En effet ! On a appris beaucoup de choses une fois que notre palmarès avait été annoncé à Erwan. Il nous a expliqué que S.Odysheep avait été signé (chez Hurrican si je me souviens bien), mais que ces derniers s’étaient retirés du projet au dernier moment …!
On a aussi su alors que l’auteur de Chicago n’était autre que Phil Walker-Harding l’auteur de Cacao…
bgarz 26/09/2015
Bien content pour Matthieu que ses moutons poursuivent leur odyssée même sans Hurrican.
Hurrican… C’est plus ce que c’était 😉
morlockbob 27/09/2015
Après la table ronde a Bruxelles, une autre vidéo très intéressante… merci.
a propos d hurican, si ma mémoire est bonne ils se sont bien retiré, le jeu coûtant trop cher à fabriquer au final..
Antony 30/09/2015
Merci de nous avoir fait partager cette expérience du point de vue du jury, ça semble avoir été enrichissant et rafraichissant 🙂 L’analyse de ces 10 jeux est pertinente et nous retranscrit bien l’état d’esprit dans lequel vous deviez être plongé. Et la vidéo bonus, en guise de final, est intéressante.