Feelings, que se passe-t-il dans la tête des autres ?
Feelings, le jeu des émotions, est un jeu de Vincent Bidault, Jean-Luis Roubira et illustré par Franck Chalard (artiste-peintre) édité officiellement par Act In Games depuis l’an dernier. Une partie de jeu dure environ 30 minutes pour 3 à 8 joueurs à partir de 8 ans. Comme écrit dans le préambule des règles, les auteurs ont beaucoup réfléchi sur le vivre ensemble et comment faire parler des émotions, ces émotions qui guident souvent nos choix, notre vie. Elles sont présentes en permanence, mais savons-nous les nommer ? Savons-nous même les reconnaître ? Il y a bien des situations où ce n’est pas si simple. Ce jeu a pour but de permettre aux personnes de se rencontrer, de se parler, et peut-être de pouvoir mettre des mots sur des situations, aussi bien familiales, entre amis ou scolaires.
Personnellement, je l’ai utilisé dans un contexte pédagogique avec des élèves qui soit n’arrivaient pas à reconnaître leurs émotions, soit avait du mal à les apprivoiser. Nous avons peu de matériel pédagogique qui nous permet d’aborder ce sujet sous un aspect ludique surtout avec des adolescents. J’aime aussi beaucoup le jeu Totem « le jeu qui fait du bien », mais il ne va pas permettre de délier des situations complexes ou aborder la notion d’empathie, ce que Feelings fait assez bien. Je préfère donc les utiliser en complémentarité dans le cadre de mon travail.
Principes du jeu
Dans ce jeu, les émotions sont classées en 3 catégories que l’on repère par un dos de carte différent (croix : émotions désagréables, rond : émotions agréables, trois traits : moyennement agréable). Personnellement, je trouve dommage que les émotions désagréables soient représentées par une croix. Inconsciemment (ou consciemment d’ailleurs), on ne veut pas y aller, ça représente quelque chose de négatif, comme interdit. La colère par exemple, ou la tristesse ont réellement une utilité, elles doivent à mon sens absolument être (re)considérées. Mais c’est sans doute un détail.
Un plateau octogonal est placé au centre de la table avec 8 emplacements correspondants à différents « types » d’émotion.
Chaque joueur reçoit 9 cartes numérotées de 1 à 8 plus une carte « idem ».
Le 1er joueur est le Maître des émotions.
Il lit à voix haute les émotions qui sont placées sur la table, puis il tire une carte parmi les 3 tas proposés (vert : situations en famille, orange : situations entre amis, bleu : situation à l’école).
Sur chaque carte, il y a 3 situations. Le Maître des émotions choisit donc une des situations et la lit à haute voix. Si aucune des situations ne lui convient, il peut changer une fois de carte situation. Suite à cela, chaque joueur choisit quelle émotion correspond à ce qu’il aurait ressenti dans cette situation donnée, en mettant face cachée le numéro de l’émotion correspondante.
Ensuite, le Maître des émotions distribue aléatoirement une carte partenaire à chaque joueur, afin qu’il devine ce que la personne a dit.
Si personne ne se connaît autour de la table, on peut prévoir de faire un tour (moi, cela m’est même arrivé de faire plus de tours avec des ado), pour mieux comprendre comment réagissent émotionnellement les personnes autour de la table, avant de commencer la partie où l’on doit « deviner » ce que la personne ressentirait dans telle ou telle situation.
Suite à cela, on révèle les cartes, et chaque personne peut, si elle le souhaite, commenter ses cartes.
Si vous devinez l’émotion de votre partenaire, mais que votre partenaire se trompe, vous gagnez un point chacun.
Si vous devinez l’émotion de votre partenaire et réciproquement, vous gagnez chacun 3 points, si personne ne trouve l’émotion, vous n’avancez pas votre pion ce tour.
Le tour suivant, le Maître des émotions change, et il peut s’il le souhaite changer une émotion autour du plateau au passage.
Points forts
Ouvrir les vannes
J’ai principalement joué avec des collégiens. J’ai trouvé cela intéressant d’avoir 3 types d’émotions. Cela nous a permis d’en parler et même d’en débattre. Pour certains, la déception par exemple est une émotion tellement complexe à gérer, qu’ils l’auraient bien mise dans les émotions désagréables (une croix au dos de la carte). Mais en cherchant dans ces émotions-là, ils ont pu comprendre que la déception pouvait entraîner la colère et c’est bien la colère qui submerge le plus. La déception étant plus un sentiment découlant de la colère (mais je reviendrai sur ce débat émotion/sentiment un peu plus loin).
Donc un des points forts avec Feelings est vraiment lié à cette discussion qui émerge à partir de simples cartes triées en 3 paquets. Car si vous dites à des jeunes, « Hey, on va parler des émotions ! » ils rentrent le plus souvent dans leur coquille. De plus, le travail au niveau des cartes situation est fabuleux. Il y a 3 thèmes qui sont vraiment fournis et très intéressants.
Autre type de débat intéressant qui peut émerger « Mais, est-ce que la confiance est une émotion ? »… Vous avez 2 heures !
Un des buts des auteurs est de comprendre et accepter l’autre dans ses différences, et savoir quels rôles peuvent jouer les émotions, et pour cela, il faut bien passer par la case compréhension des émotions ainsi que la reconnaissance des émotions. Et effectivement, il y a une carte « confiance ». Elle interpelle. Je ne suis pas là pour débattre si telle ou telle carte à sa place dans le jeu, mais en tout cas, le fait est que l’on peut ressentir des choses quand on a confiance qui sont bien différentes du moment où on perd confiance. Nous avons de plus en plus d’ouvrage qui parler d’intelligence émotionnelle, la confiance se travaille, s’apprivoise, mais elle ne nous submerge pas comme peut le faire une émotion. Les jeunes peuvent comprendre que la confiance peut s’appuyer sur des émotions agréables et qu’elle va devenir plus forte.
Empathie/apathie
J’ai également apprécié de venir sur le principe d’empathie, qui est souvent un mot que les jeunes ne connaissent pas, ou assez mal. Là, on peut le tester, s’y frotter, concrètement. Il y a une phase dans le jeu où l’on doit deviner ce que notre co-équipier ressentirait dans une situation. Il y en a vraiment pour qui c’est facile, et d’autres pour qui c’est impossible. Ils ne perçoivent pas que l’on vit des situations de manière différente. Et c’est souvent source de conflits dans la vie quotidienne. Pour aller plus loin, on a pu partir d’une situation concrète qui s’était déroulée (au lieu de prendre les cartes situation du milieu), et les élèves ont pu « jouer » sur la base de cette situation réelle. Dans ce cas-là, je reconnais que ça me gêne un peu de faire un décompte de points.
Ce jeu se joue à 3 joueurs minimum. Il m’est quand même arrivé plusieurs fois de jouer à 2 joueurs. Dans cette configuration, on marque nos points (si on compte les points bien sûr) et on essaie d’augmenter notre score d’une séance à l’autre. J’ai pu avoir les mêmes débats, les mêmes discussions. Dans le cadre d’un accompagnement pédagogique, cela a bien marché.
Bémols et questionnements
Des visuels
Cependant, j’ai un petit « mais »… Même si artistiquement le travail est abouti et recherché, j’ai l’impression que ce style prend difficilement avec les jeunes. J’ai une élève qui souhaiterait qu’on refasse les cartes. On ne peut nier qu’il y a une vraie direction artistique, forte, mais personnellement, j’aurais préféré un matériel plus classique, avec un style qui soit moins clivant. Le plus important c’est que l’on distingue bien les émotions sur les visages des personnages, ce qui est pas toujours évident. Pour moi, c’est un gros frein dans l’utilisation de ce jeu.
En(jeu)
Je me pose également la question sur les décompte des points. Est-ce bien un jeu à compter les points ? Vous allez me répondre, c’est un « jeu », « il faut un gagnant »… Certes. Mais j’avoue avoir des difficultés à dire « Bravo vous avez plus d’empathie, donc vous avez plus de points » surtout à un enfant. Pour certains, c’est un long chemin qu’il y a à parcourir. Personnellement, je n’utilise pas toujours ce biais de compétition. Ensuite, lorsque l’on joue en famille, c’est un peu différent, ça passe mieux bien sûr. Cela étant dit, si on souhaite l’utiliser en tant que professionnel, il suffit d’adapter le matériel en fonction de nos besoins.
État affectif
Un autre petit point que je souhaite travailler en tant que professionnelle d’une part, mais aussi en tant que maman (et donc cela peut intéresser des parents qui souhaitent aborder ce sujet avec leurs enfants), c’est la différence entre émotion et sentiment. En anglais on utilisera le même mot, Feeling, et en ce sens le nom du jeu est bien trouvé, il évite le débat. Mais en réalité, vous l’aurez compris, c’est assez complexe, et aujourd’hui, nous avons plusieurs points de vue. Certains parlent de 4 émotions de base, et d’autres auteurs vont jusqu’à 8. Ce n’est pas la discussion, mais pour pouvoir parler de ce qu’on ressent, il est important de s’entendre sur les mots. Une émotion survient, on ne la maîtrise pas. Elle surgit, elle passe, elle ne définit pas la personne, c’est une expérience. On doit pouvoir parler de ses émotions et nous avons besoin qu’elle soit entendue. Le sentiment lui, se cultive, il peut découler de l’émotion. Dans le cadre du jeu, il serait donc peut-être intéressant de laisser à chaque fois les quatre émotions de base autour du plateau (en tout cas, les quatre émotions sur lesquelles il y a un consensus : joie, colère, peur et tristesse). Cela permettrait peut-être de dire en somme « ok, je ressens tel sentiment mais il s’appuie sur une émotion de base qui a elle-même une utilité, une fonction propre ».
Conclusion
D’un point de vue pure « soirée jeux », vous l’aurez compris, tout dépend du moment et des personnes. Si vous sortez d’un conflit massif et que vous venez de perdre suite à 2 h de Battlestar Galactica où traîtrise et fourberie étaient au rendez-vous, je ne dirais pas que c’est forcément le plus approprié. En bref, c’est un jeu pour parler de soi, sans bluff, sans stratégies, sans construction, sans esbroufe… L’ambiance, les personnes avec qui nous jouons peuvent rendre le jeu tout aussi riche qu’inintéressant, aussi drôle, surprenant que plat, voire un peu désolant.
D’un point de vue ludopédagogique, c’est un jeu vraiment intéressant, qui nous ouvre des horizons qui sont habituellement difficilement accessibles. Malheureusement, les illustrations, bien que très originales, ne sont pas toujours accessibles dans le sens où, si nous observons une carte, nous ne sommes parfois pas en mesure de reconnaître instantanément l’émotion représentée. D’autre part, comme je viens de l’évoquer, à nous professionnels, de séparer l’émotion du sentiment, pour mieux accompagner.
D’un point de vue familial, c’est un jeu qui sortira des sentiers battus. Il faut un climat relativement serein étant donné que le jeu nous emmène quand même dans une démarche d’introspection, bien plus sérieuse qu’Affinity (just played) qui autorise les délires. Ici nous pouvons nous poser différentes questions : » Qu’est-ce que je ressens dans cette situation-là ? », « Que va ressentir mon voisin ? » etc.
Il n’est pas toujours facile d’aborder certains sujets avec nos enfants. Cependant, il me semble intéressant d’avoir ce genre de jeux à proposer, cela peut aider à mieux se comprendre et à sortir d’une situation complexe. D’autre part, cela peut surtout permettre d’ouvrir l’échange, la discussion et cela est parfois salvateur. Le jeu va permettre de communiquer sur des sujets sur lesquels nous n’aurions pas échanger autrement. Comme je le précisais en introduction, il existe aussi le jeu Totem qui permettra de parler des qualités et des forces. Il peut être un bon préambule pour donner confiance aux jeunes, pour peut-être par la suite aller sur un jeu comme Feelings pour parler plus des émotions en fonction de situations données.
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bgarz06 21/09/2018
Un très bon jeu à posséder pour une ludothèque !
fouilloux 23/09/2018
Il a l’air chouette en effet.