Autopsie d’une cover #4 : Le Trône de fer (Jdp)
C’est peut-être parce que la dernière saison de la série HBO vient de se terminer, je ne sais pas, mais j’avais envie de vous parler du Trône de fer pour cette nouvelle autopsie.
Attention, cet article pourrait spoiler (légèrement) ceux qui n’ont pas lu le deuxième livre de la saga ou vu la saison 2 de la série.
Niveau illustrateur, en ce qui concerne le(s) Trône de fer, le monde ludique se divise en deux catégories : Tomasz Jedruszek et les autres. Les « autres » n’étant ici pas des marcheurs blancs, les Anciens Dieux de la Forêt nous en préservent, mais souvent des photos tirées de la série (genre Le Trône de fer HBO ou Intrigues à Westeros). Bref, on parle même pas vraiment d’illustrations, mais ça attire les fans de Peter Dinklage et Emilia Clarke :
Bien sûr, Tom Jedruszek (à ne pas confondre avec Tom Jedusor) n’est pas le seul à illustrer des jeux Game of Thrones, mais il sort du lot. Nous allons voir pourquoi.
Extraits de son oeuvre sur la licence FFG :
Nous voyons tout de suite qu’il a le sens de la perspective adapté aux grandes scène militaires, mais également une faculté pour les corps en mouvement. « J’aime particulièrement peindre et regarder les humains comme des machines parfaites » confie-il. Mais le monsieur est également architecte de formation, aussi peut-être cela l’aide t-il à concevoir des décors urbains impressionnants de détails tel que celui de la cover qui nous intéresse tout particulièrement aujourd’hui :
2003 versus 2011
Il s’agit de la couverture de la seconde édition du jeu de plateau du Trône de fer, un jeu aux parties-fleuves qui retranscrivent très bien les luttes de pouvoir géo-politiques présentes dans la saga de G.R.R. Martin.
La première édition nous montrait un Jon Snow cavalant à l’assaut des terres enneigées, la garde de Nuit sur son talons :
Mais finalement c’était moins représentatif du jeu, me semble t-il, de par le fait que l’on s’identifie pas tant à un personnage en particulier qu’à une Maison dans son ensemble (d’autant que Jon n’était même pas dans le jeu).
Même si différents protagonistes apparaissent dans les decks des Maisons (et sur les bords de la boite), le gameplay est plus orienté à l’échelle territoriale du royaume qu’à celle des individus et de leur destin particulier. C’est cette dimension qui est donc exemplairement celle choisie par Jedruszek dans la deuxième édition de la cover puisqu’on y voit la ville de Port Real attaquée par une armée.
Notons qu’avec notre nouvelle cover (2011), on se rapproche de l’ambiance de la série qui a débuté la même année (certainement plus vendeur pour FFG).
Et là, je sors mon scalpel.
Ours is the fury
Et oui, j’ai pris mon scalpel mais aussi mon microscope, notamment pour reconnaître la bannière Barathéon 😉
Ici Tom Jedruszek prend un peu la posture du peintre militaire, façon XIXe siècle. Les détails se veulent historiques (ils respectent l’histoire scrupuleusement). Les connaisseurs sauront reconnaître la ville de Port Réal, avec le Donjon Rouge (qui prend presque la moitié de l’image) où siège le fameux trône de fer, lieu-symbole de pouvoir et de conspirations s’il est en. Ici la description urbaine de la cité est fidèle aux livres, les principaux monuments des trois collines sont identifiables, les plus experts sauront qu’en tant que spectateur on est situé devant la porte de Fer, non loin de l’embouchure de la Néra.
Avec la présence des navires, leurs voiles jaunes, et la bannière au cerf dans la foule, on peut identifier cette scène comme étant l’attaque de l’an 299 de Port Réal par Stannis, aussi appelée Bataille de la Néra. Comme vous le savez peut-être, cette bataille s’est déroulée sur la rive sud de la Néra, en face de Port-Réal, sur la Néra elle-même, et jusqu’au pied des murailles de la ville. C’est vrai, on ne voit pas beaucoup de bateaux ici, ceci dit, si on observe au loin sur le côté gauche du Donjon Rouge, on peut pourtant bien deviner le fleuve. La preuve :
Oui mais voilà, si on en est réduit à ces petits détails en coin, c’est parce que l’oeuvre photoshopesque de Jedruszek a été massivement tronquée par FFG pour les besoins de la boîte.
La voici en plus complète :
Impressionnant ! On ressent tout de suite la dimension épique du jeu, on sait même qu’on va avoir un gros livret de règles et des parties longues, non ? En fait, deux aspects procurent cette impression : l’ampleur de la scène avec son immense perspective et la minutie des détails. On va se faire la guerre, tenir des sièges, attaquer par voies terrestres et maritimes, déplacer nos armées, maîtriser des points stratégiques (la topographie des lieux est respectée)… Ça va être frontal, mais ça va se gérer méticuleusement. Bref, on sait qu’on aura droit à une lecture à la fois réaliste et homérique du Trône de fer. Belle promesse.
J’en reviens au fleuve : ici on voit bien la Néra à gauche et les fumées vertes des feux grégeois, plus aucun doute n’est donc permis, il s’agit bien de la sanglante bataille de la Néra. Jedruszek aurait pu imaginer n’importe quelle guerre anonyme (comme c’est souvent le cas d’habitude) inspirée par l’oeuvre, mais il préfère citer une scène célèbre. L’avantage c’est que cela parlera aux fans. Quelque part on leur passe le message suivant : « Oui, bon, c’est un jeu à licence, mais regardez, on fait les choses bien, et on respecte la littérature originale ». Faut dire, ça capte un peu plus l’imagination que les photos paresseusement tirées des épisodes HBO.
Si on zoom bien, on verra que l’illustrateur a même respecté le code couleur des armures des protagonistes…
Art militaire
Comme je le suggérais ci-dessus, Jedruszek s’inspire d’oeuvres des peintres dits historiques du XIXe siècle. On voit une grande scène où les hommes sont des minuscules points de couleur noyés dans la masse, une atmosphère forte avec beaucoup de méticulosité dans un rendu très fini, proche de la photo, typique des peintres du XIXe comme Edouard Detaille ou Ivan Aivazovsky. D’ailleurs l’effet « tableau » est amplifié par le cadre qui contourne la boite : bois et or, comme à l’époque.
L’attaque de Port Réal est un moment stratégique fort, dans le livre et dans le jeu aussi : pour gagner il faut devenir maître de plusieurs lieux. Ce qu’on nous montre ici est au fond une condition de victoire illustrée. On ne vous ment pas sur ce qu’il vous faudra faire.
Il aurait été facile de rechercher un style plus vaporeux, plus fantastique (même si le ciel est assez merveilleux, j’y reviendrais), mais Jedruszek prône toujours l’immersion. Vous allez la vivre, votre partie, vous allez sentir l’odeur du feu grégeois.
Ça va péter
On est à un moment dramatique de l’histoire de Westeros, et la bataille vient de débuter. Si on regarde dans les détails on voit que les derniers soldats descendent le long de l’artère principale pour rejoindre les remparts, quelques généraux sortent du Donjon, à part eux, les autres habitants ont déserté (mais les fumées des cheminée nous disent qu’ils sont là, barricadés à l’intérieur). Les premiers navires viennent d’accoster. Les hommes de Stannis se pressent devant les portes, les engins de sièges sont en approche. Il n’y a pas encore de mort ici, mais on voit qu’il y a eu du grabuge du côté des navires, car c’est là où tout a débuté. Même la chronologie est respectée.
Les nuages noirs se chargent de pluie, le vent souffle dans les oriflammes, un orage se prépare aussi là-haut. Le ciel somptueux et chargé donne une épaisseur tragique presque surnaturelle à l’ensemble. Notez qu’en peinture, il est rare que le ciel soit au beau fixe quand les hommes s’étripent (cf ci-dessous). Est-ce que la nature ou plutôt les Dieux s’en mêlent ? Sans aucun doute ! Dans GoT ils sont partout…
L’observation du ciel transcende les frontières, permet une rhétorique élargie, un regard de déité sur les choses humaines, et donne un peu le vertige en même temps qu’une sensation légèrement funeste de puissance. Tiens… Est-ce ici une façon de nous prévenir de ce qui nous attend en partie ?
L’ensemble du tableau présente une palette ombreuse, ténébreuse. Seuls quelques rayons de soleil transpercent ici ou là, tels des traits d’arbalète venant du ciel, intrusion divine s’il en est. La lumière du soleil répond à celle des feux grégeois au premier plan. Ombres et lumières des éléments, ombres et lumières des hommes : Port Réal est très intimidante dans ce chiaroscuro tenebroso.
Un titre pour le moins élémentaire
Si la direction artistique s’adresse directement à une cible de niche, le titre, lui, permettra clairement de toucher un maximum de monde.
Difficile de faire plus identifiable, plus proche du livre (avec le nom de G.R.R. Martin qui chapeaute le tout). C’est pas du Game of Crown ou je ne sais quel ersatz : ici on a la licence (TM) et on le montre ! Mais rassurez-vous, le nom de l’auteur du jeu, Christian T. Petersen, n’est pas complètement évincé : il apparaîtra en bas à droite.
Quant aux fans du jeu de cartes (Trône de fer JCE) on leur tend carrément des pantoufles. C’est la même police, la même présentation.
Voilà qui peut même devenir confondant. C’est peut-être pourquoi une nouvelle édition du JCE est en cours d’édition, plus différenciée.
« À Port Réal, il a deux sortes de gens. Les joueurs et les pièces. » (Littlefinger)
Décor somptueux, détails impressionnants, exécution réaliste, topographie fidèle : nous voilà donc spectateur d’une scène d’une grande puissance narrative, très respectueuse de l’oeuvre originale et annonciatrice d’un gameplay à la fois immersif et dantesque. Heureusement, le jeu lui rend la pareille en nous plongeant dans l’univers de G.R.R. Martin, comme ici, par la grande porte (il reste selon moi le jeu le plus fidèle à l’histoire avec un grand H et à l’esprit de la saga éponyme, malgré ses gros défauts).
Le jeu du clair-obscur, la palette sombre des couleurs, la magnificence expressive du ciel, les volumes urbains perceptibles dans l’espace : Jedruszek sait augmenter la tension dramatique, figer la scène, mettre la ville en volume, et donner l’illusion du relief de façon remarquable.
La distanciation avec le sujet (la condition de victoire illustrée) suggère que le spectateur observe la scène de loin : vous ne serez pas au coeur des combats à jeter des dés. Vous serez loin du sang qui coule car vous incarnerez le stratège qui réfléchit à l’abri sous sa tente, qui prend les décisions à la table, programment ses actions, négocient des alliances, et tirent les conséquences des boucheries héroïques telles que celle que vous vous apprêtez à assister. Bref, cette couverture s’avère un beau prélude au jeu : elle vous dit que vous serez le joueur, non la pièce, comme dirait Littlefinger.
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TheGoodTheBadAndTheMeeple 16/07/2015
Bel article pour une belle cover et un grand jeu selon moi. Je ne sais pas quels » gros défauts » tu parles !?
Umberling 16/07/2015
Le déséquilibre entre les factions, la répétitivité et la mollesse des parties ? 😉
TheGoodTheBadAndTheMeeple 16/07/2015
Niveau désequilibre, je n’ai que deux parties au compteur, difficile a mesurer.
Je n’ai pas trouvé le jeu répétitif, il est très immersif, et ce sont une nouvelle fois les joueurs qui font le jeu…
La mollesse des parties ? Et beh c’est une façon de développer une stratégie de façon posée, comme un civilisation. Chacun ses gouts et j’ai du mal a appeler cela des gros defauts, c’est subjectif. Bref…
Sedenta 16/07/2015
Bel article !
Il me semble qu’au moment de la bataille de la Nera, le blason de Stannis est déjà un Cerf dans un Coeur enflammé, le Cerf simple est le blason du Roi Joefrey (en plus du blason Lannister), en défense de Port Real à ce moment là. Je pense que la scène représente plutot une bataille non historique : la première bataille du jeu de plateau à Port-Real. En effet, dans ce jeu, la première maison à attaquer la ville neutre (sans bannière comme sur la couverture) de Port-Real est la maison Baratehon.
De mon avis, le jeu est volontairement déséquilibré pour obliger des alliances (et donc, a long terme, des trahisons) et empêcher d’avoir un jeu mou (sous peine de voir gagner le Baratheon, le mieux placé si personne ne se montre un tant soit peu belliqueux). Le jeu est long, certes, mais pas mou avec des joueurs adaptés à ce jeu 🙂
TheGoodTheBadAndTheMeeple 17/07/2015
Oui il est fort possible que la bataille soit aussi en lien avec le déclencheur de jeu !
C’est un jeu d’alliance cela va sans dire. Des deux parties que j’ai faites avec des improvisateurs (très fans de négo !) la première a vu ma victoire avec les GreyJoy, et la seconde les lanisters. A chaque fois, on a refait Westeros c’était bien fun ^^
Il est clair pour moi que la cible du jeu est restreinte avec les jeux Kleenex, de stratégie/tactique express qui voient le jour partout !
acariatre 24/07/2015
J’aime toujours autant les articles de cette série. Dingue comme prendre un peu le temps pour regarder les choses leur donne tout de suite un tout autre intérêt (quand ces mêmes choses sont soignées cela va sans dire). En plus si on peut parfaire sa culture picturale au passage (je n’avais jamais entendu parler des deux peintres que tu cites), que demandez de plus ? 🙂
En revanche, cet article fait regretter deux choses : de ne pas disposer de l’image en HD pour zoomer sur tous les petits détails (tu avais toi même une image haute résolution ou ce sont des scans de la boîte du jeu qui te permettent ce niveau de zoom ?). Et surtout, que le format de la boîte est obligé l’éditeur a recadré le visuel qui a pourtant tellement plus de forme et de lyrisme dans son format entier. A ce sujet : l’illustration a été réalisée pour ce jeu ou dans un autre cadre ? Pourquoi le cadre n’était pas fixé préalablement avec l’illsutrateur ?
Shanouillette 24/07/2015
Merci pour vos commentaires !
Oui le jeu a surtout un gros défaut : on le sort jamais ! 🙂 Longueur de partie oblige…
@Sedenta : possible, remarque intéressante bien qu’il y ait des indices faisaient réf à la bataille de la Néra à mon sens (présence de feu grégeois), après ça reste mon interprétation et la tienne est intéressante aussi 🙂 Je suis d’accord sur le déséquilibre des camps qui apporte une grosse dose de discussion et un stress parfois insoutenable !
@Acariatre : marqui m’sieur ! Pour le niveau de zoom c’est mon appareil photo qu’il faut remercier 🙂 Je suis comme toi, je regrette que l’oeuvre originale ait du être tronquée mais j’ignore pourquoi ça s’est passé comme ça. L’oeuvre appartenant à FFG je pense que c’est une commande et qu’ils ont fait ce choix-là…
acariatre 24/07/2015
La question me titillant, j’ai cherché ce qu’en disait l’auteur. Sur son site, il explique : « Art direction here was to inpicture King’s Landing panorama, yet the game box was square and I felt little disapointed about that. Later I get my cover aproved I decided to go wider view for this and here we have it,avaible only here ,even FFG hasn’t seen it yet. » (http://www.morano.pl/gallery.php?view=3100F.jpg puis cliquer sur « description »)
Le format était donc bien prévu pour être carré dès le départ mais ne satisfaisait pas aux ambitions de l’artiste qui l’a agrandi par la suite pour son plaisir personnel. On ne peut même pas en vouloir à l’éditeur (sinon sur le format de boîte) donc… 🙂
Shanouillette 24/07/2015
Ha excellent merci pour ce complément !